Théâtre antérieur à la Renaissance/Note sur Callimaque

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Traduction par Charles Magnin.
Ed. Guerin et Cie (p. 13-14).

CALLIMAQUE
(Callimacus)
COMÉDIE
PAR HROSWITHA.

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NOTICE SUR CALLIMAQUE


Après Abraham la moins imparfaite et la plus pathétique des comédies de Hroswitha, il faut placer Callimaque, autre petit chef-d’œuvre du théâtre monastique au dixième siècle. Le sujet de cette seconde pièce n’est ni moins singulier ni moins hardi que celui du drame précédent ; mais il est d’une nature fort différente et se rapproche davantage des conceptions modernes. En effet, dans Callimaque, les sentiments sont plus exaltés, la légende est plus merveilleuse, la couleur générale plus empreinte des idées occidentales et germaniques. Poésie, mouvement, passion, telles sont les qualités qui recommandent à notre examen cette originale et curieuse production.

On a dit mille fois que l’amour est un sentiment moderne, né en occident du mélange de la mysticité chrétienne et de l’exaltation naturelle aux races dites barbares. Toujours est-il bien remarquable que ce soit Hroswitha une religieuse allemande contemporaine d’Othon II, qui nous ait légué la première et la plus ancienne peinture de cette passion, peinture sur laquelle près de neuf cents ans ont passé et qu’on dirait d’hier, tant nous y trouvons déjà les subtilités, la mélancolie, le délire de l’âme et des sens et jusqu’à cette fatale inclination au suicide et à l’adultère, attributs presque inséparables de l’amour au dix-neuvième siècle. Aussi ne voit-on dans Callimaque aucun de ces jeunes ou vieux débauchés des comédies de Piaule et de Térence, qui se disputent une esclave et marchandent une courtisane. Ce que peint Hroswitha dans Callimaque, c’est la passion effrénée, aveugle, furieuse, d’un jeune homme encore païen pour une jeune femme chrétienne et mariée ; femme chaste et timorée au point de demander en grace à Dieu de la faire mourir pour la soustraire aux dangers d’une tentation trop vive. Et, en même temps que la pudeur éveille de si délicats scrupules dans la conscience de Drusiana, l’amour bouillonne si violemment dans les veines de Callimaque qu’après la mort de celle qu’il aime, nous le verrons, comme Roméo, violer sa tombe à peine fermée et chercher les embrassements qu’elle lui a refusés vivante, dans la couche de marbre où gissent ses restes inanimés. Certes, quand cet ouvrage n’aurait d’autre mérite que de nous montrer un échantillon des sentiments et des paroles qu’échangeaient dans leurs tête-à-tête les amants du dixième siècle, et de soulever ainsi un pan du voile qui nous a caché jusqu’ici la vie intime et passionnée de ces temps de barbarie, ce monument, par cela seul, nous paraîtrait d’une valeur inappréciable.

Toutefois, dans Callimaque l’expression des passions et des mœurs du dixième siècle est plutôt fortuite et occasionnelle que volontaire et directe. L’action de ce drame n’est pas supposée se passer sous les yeux de l’écrivain. Drusiana est une habitante d’Ephèse, disciple de l’apôtre saint Jean, et, par conséquent, elle est censée vivre à la fin du premier siècle. C’est par un procédé constamment suivi par les dramatistes de toutes les époques, que Hroswitha prête à ses personnages les idées et le langage qui avaient cours de son temps dans les relations intimes des classes les plus polies, langage qu’elle-même avait dû entendre et parler bien souvent, avant d’avoir trouvé la paix du cœur sous les saintes voûtes de Gandersheim. J’ai déjà rapproché involontairement Roméo et Callimaque. C’est qu’en effet il est impossible de n’être pas vivement frappé des points nombreux de ressemblance qui existent entre cette première esquisse du drame passionné et le véritable chef-d’œuvre du genre, Roméo et Juliette.

Un simple coup d’œil suffit pour faire apercevoir dans ces deux ouvrages des rapports qui, pour être extérieurs et en quelque sorte matériels, n’en sont ni moins singuliers ni moins notables. Ainsi, le dénouement des deux pièces présente aux yeux un tableau presque pareil. Dans l’une et l’autre on voit un caveau sépulcral, une tombe de femme ouverte, une jeune morte, fraîche encore, dont le suaire a été écarté par la main égarée de son amant, un jeune homme étendu mort au pied d’un cercueil. Sur le lieu de cette scène douloureuse et tragique surviennent, dans l’un et l’autre drame, deux hommes navrés de douleur, mais qui sont maîtres de leurs passions : dans Shakspeare, le père de la jeune fille et le moine Laurence ; dans Callimaque, le mari de la jeune défunte et l’apôtre saint Jean qui, plus heureux que le franciscain, aura le double pouvoir de ressusciter Drusiana et Callimaque, et de rendre celui-ci à la sagesse aussi bien qu’à la vie. Voilà, certes, il faut l’avouer, des ressemblances de personnages et de situations incontestables, mais qui ne sont, après tout, peut-être que secondaires et accidentelles. Ce qui mérite d’être vraiment et sérieusement remarqué, c’est le ton de mysticité sophistique qui donne aux plaintes de Callimaque un air de si proche parenté avec celles de Roméo. Chose étrange la langue de l’amour est au dixième siècle aussi raffinée, aussi quintessenciée, aussi précieuse qu’au seizième ou au dix-septième siècle ! Ouvrez les deux pièces ; l’une et l’autre commencent par un entretien de l’amant mélancolique avec ses amis. Eh bien ! dans ces deux scènes, dont le dessin est presque identique, l’affectation des idées et la recherche des expressions sont égales des deux parts. Seulement, dans le poète de la cour d’Élisabeth le jeune amoureux se perd en concetti à la manière italienne ; dans Hroswitha, ce sont des arguties scolastiques et des distinctions tirées de la doctrine des universaux d’Aristote. On serait vraiment tenté de conclure de cette ressemblance que la bizarrerie de la pensée et l’extravagance de l’expression sont dans la nature même et dans la vérité de ce sentiment si tumultueux, si complexe, si indéfinissable ; de ce sentiment qui ne serait pins l’amour s’il cessait d’être une énigme de vie ou de mort pour le cœur sanglant et agité qui l’éprouve.

Il est très certain que Hroswitha dans cette pièce comme dans Abraham, comme dans Dulcitius, comme dans Paphnuce, n’a guère fait que dialoguer le récit d’un agiographe ; mais, malgré d’assez nombreuses recherches, nous n’avons pu découvrir encore l’écrit original d’où cette pièce a été tirée. L’histoire de Callimaque et de Drusiana, accompagnée des circonstances touchantes et merveilleuses qu’on lit dans le drame, ne se rencontre dans aucune des vies de saint Jean l’Évangéliste que nous avons été à même de consulter. Cette aventure ne se trouve ni dans Métaphraste, ni dans le Pseudo-Prochorus. On lit seulement la simple mention de la résurrection de Drusiana, opérée par saint Jean à Éphèse, dans la Légende dorée rédigée, comme on sait, par Jacques de Veragine à la fin du treizième siècle, et dans une autre vie de saint Jean attribuée à Mélithon, évêque de Laodicée[1] ; mais cette mention est dépourvue dans ces deux écrivains des accessoires romanesques qui rendent si poétique la légende mise en action par notre auteur.

Si malgré cette absence momentanée d’une preuve positive et directe, il ne nous était pas æsthétiquement démontré que Hroswitha dans Callimaque, comme dans ses autres pièces, a suivi simplement et pas à pas les traces d’un légendaire, il ne tiendrait qu’à nous de voir dans l’arrivée du serpent mystérieux qui protège si à propos la tombe de Drusiana, une imitation du serpent qui, dans le cinquième chant de l’Énéide, vient faire la ronde autour du tombeau d’Anchise. Au reste, cette conjecture classique peut ne pas sembler dénuée de toute vraisemblance, si l’on songe aux emprunts de détails que Hroswitha aime à faire à Virgile, et qui ne sont guère moins notables dans ce drame que dans celui d’Abraham. En résumé, Callimaque nous offre au plus haut degré ce qui constitue le grand caractère et le charme principal des comédies de cette femme illustre, le mélange piquant d’une diction semi-érudite et d’une imagination barbare.

Charles Magnin.
  1. voyez mss. lat. de la Bibl. roy. n°2843, E.3795, 3793 et 5304.