Théâtre de Lope de Vega/De quelques erreurs publiées touchant la vie et les ouvrages de Lope de Vega

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DE QUELQUES ERREURS
PUBLIÉES TOUCHANT LA VIE ET LES OUVRAGES DE LOPE DE VEGA.


Beaucoup d’erreurs de tout genre ont été publiées, surtout dans ces derniers temps, soit sur la vie, soit sur les ouvrages de Lope de Vega. Si, dans la notice qui précède, nous ne les avons pas relevées et combattues, c’est que nous avons craint de mêler la discussion au récit. Mais comme sur plusieurs points essentiels nous avons dit précisément le contraire de ce que l’on avait écrit avant nous, et qu’il n’est pas sans intérêt de savoir où est la vérité, nous allons consacrer quelques pages à cet examen.

Il va sans dire que nous nous occuperons seulement des erreurs de fait, des erreurs historiques. Quant à ce que nous regardons comme de faux jugements, des opinions erronées, il est inutile, ce nous semble, de nous y arrêter. Nous nous proposons de traduire un nombre assez considérable des comédies de Lope ; nous espérons que, malgré l’imperfection de notre travail, l’on pourra encore apprécier le grand poëte ; et le public, mieux informé, jugera les jugements.

De plus, nous ne nous occuperons que des erreurs commises par les critiques spéciaux, sans nous inquiéter de ce qu’ont pu dire les autres écrivains, même ceux qui ont le plus de renommée et de gloire. À quoi bon, par exemple, réfuter Voltaire, qui, confondant Lope de Vega avec Lope de Rueda, a écrit du premier qu’il avait été comédien ? Tout le monde ne sait-il pas aujourd’hui que Voltaire parlait avec autant d’assurance que d’esprit des choses qu’il connaissait le moins ? et ne suffit-il pas d’avertir les jeunes gens qui se livrent à l’étude de la littérature espagnole, qu’il ne faut lui accorder sur ce point — même comme historien, — qu’une confiance très-limitée ?

Ainsi voilà qui est bien entendu : seulement les erreurs de fait, et les erreurs avancées par les critiques spéciaux… ou qui passent pour l’être.

Commençons par ce qui concerne la vie de Lope.

Sur sa jeunesse.

Et d’abord, nous trouvons ici au premier rang un écrivain qui jouit à juste titre d’une haute réputation, et de qui nous apprécions plus que personne le savoir étendu et le rare talent, M. Fauriel. M. Fauriel a communiqué récemment à l’un de nos recueils les plus estimés[1] une biographie de Lope, racontée avec ce goût merveilleux et cette exquise élégance qui distinguent tout ce qui sort de la plume de l’habile écrivain, mais dont le fond est bien singulier. Voici le fait.

Parmi les ouvrages de Lope se trouve une espèce de roman dialogué intitulé Dorothée, action dramatique en prose. Ce roman a pour héros un jeune homme dont l’existence est assez délicate à définir : vivant aux dépens de deux femmes dont il est aimé, et recevant d’elles des bijoux, des cadeaux qu’elles-mêmes ont reçus de riches protecteurs, etc., etc., etc. Or, savez-vous ce qu’a fait M. Fauriel ? Sans se laisser arrêter par le caractère évidemment romanesque des épisodes et des incidents de Dorothée, il a mis sur le compte de Lope les aventures de son héros. Et pour donner à ces épisodes, à ces incidents romanesques, un air de vraisemblance, M. Fauriel a changé le nom du héros, Fernando, en celui de Lope. Et puis, acceptant ses propres inventions pour de l’histoire véritable, M. Fauriel se révolte et s’indigne contre la franchise de Lope, qui n’a pas reculé devant de tels aveux : ce qui serait assez plaisant si, au fond, ne se trouvait pas en jeu l’honneur d’un homme, l’honneur d’un poëte, d’un grand poëte.

M. Fauriel a prévu qu’on lui demanderait quels ont été ses motifs pour attribuer au roman de Dorothée un caractère historique. « Cette discussion, a-t-il répondu d’avance, n’aurait guère pu intéresser que les personnes déjà versées dans la littérature espagnole. » Pardon, monsieur ; il ne s’agit point ici d’une question spéciale d’érudition ou de philologie ; il s’agit d’un grand poëte à qui jusqu’à présent tous ses biographes avaient reconnu les sentiments les plus nobles, les plus élevés, les plus délicats, et à qui vous attribuez non pas seulement une jeunesse difficile, mais une jeunesse honteuse, infâme. Il était donc important de nous dire les motifs qui vous avaient déterminé à nous le présenter sous ce nouvel aspect ; et cette discussion aurait intéressé tous ceux qui s’intêressent à la vie de ce poëte, que vous racontez. »

Et ce qui n’est pas moins à regretter, c’est que les imaginations de l’illustre écrivain l’ont suivi jusque dans la partie historique de sa biographie. Ainsi, à propos de l’accusation pour laquelle Lope fut emprisonné, M. Fauriel dit que Lope s’est bien gardé de nous en apprendre le sujet précis ; comme si ce pauvre Lope eût commis quelque crime horrible, quelque noir forfait ! D’abord Lope n’a pas eu l’occasion de parler de son emprisonnement. Puis mille convenances pouvaient l’empêcher d’en révéler la cause. Puis il y a des souvenirs qui, sans être honteux, ne sont pas fort agréables, et Lope pouvait avoir eu dans sa jeunesse des aventures qu’homme marié, père de famille, et ensuite prêtre, il n’aimait pas à se rappeler. C’est ainsi que Cervantes, au début de Don Quichotte, fait allusion à ce village de la Manche où il avait été emprisonné, et « dont il ne veut pas, dit-il, se rappeler le nom. » Et personne ne croit que Cervantes ait mêrité sa prison.

Plus loin, M. Fauriel, parlant de l’exil de Lope, dit d’une manière positive, qu’une sentence fut prononcée contre lui. Où donc M. Fauriel a-t-il vu cette sentence ?

Évidemment en écrivant sa notice biographique M. Fauriel était sous l’influence de Dorothée.

Il y a dans un roman espagnol un passage fort curieux que nous croyons devoir recommander aux biographes de Lope. « À ce propos, dit un des personnages, je vous avouerai que je n’ai jamais pu souffrir ces critiques raffinés qui, en voyant dans les comédies un galant livré tout entier à l’amour, sont toujours prêts à se figurer que le poëte s’est peint dans son héros : jugement peu digne d’un homme vraiment sage. La vérité des peintures, soit dans les sentiments, soit dans les actions, ne prouve qu’une seule chose, le talent du poëte. C’est ainsi que Catulle a pu dire que ses écrits sentaient trop la volupté, mais que sa vie était chaste. » Quel est l’auteur espagnol qui a écrit cela ? Lope de Vega lui-même. Et dans quel ouvrage ? dans Dorothée, acte Ier, scène 5. Comment M. Fauriel, dont le regard est si attentif et si fin, n’a-t-il pas vu ce passage ? et s’il l’a vu, comment n’a-t-il pas été empêché par là de nous donner un roman pour de l’histoire ?

À quel âge Lope fit-il la campagne de Portugal ?

L’un des précédents biographes de Lope, et dont je louerai d’autant plus volontiers l’exactitude consciencieuse et l’excellent jugement, qu’il a traduit avec un véritable talent plusieurs comédies de Lope, M. Labeaumelle[2], parlant de l’expédition de Lope en Portugal, la place à la date de 1585, c’est-à-dire à une époque où Lope, né en 1562, avait environ vingt-trois ans. Ce fait est, selon nous, de plusieurs années antérieur.

« Dès ma tendre jeunesse (en tiernos años), dit Lope quelque part, je quittai ma famille et ma patrie, et j’endurai les fatigues de la guerre ; je traversai les mers ; je passai dans les royaumes étrangers, où je servis avec l’épée avant de peindre avec la plume les aventures d’amour[3]. » Il nous semble que si Lope avait eu alors vingt-trois ans, il n’aurait point dit qu’il était dans sa tendre jeunesse, en tiernos años.

Mais voici une preuve décisive. Dans le Huerto deshecho, Lope s’exprime ainsi : « Et ma fortune ne changea pas même alors que, au troisième lustre de ma jeunesse, je vis, l’épée à la main, le brave Portugais dans l’île de Terceire, etc., etc.

Ni mi fortuna muda
Ver en tres lustres de mi edad primera
Con la espada desnuda
Al bravo Portuguès en la Tercera
, etc., etc.

Après ce passage il n’y a plus de doute possible : lors de l’expédition de Portugal, Lope était âgé de quinze ans.

Sur le premier mariage de Lope.

Tous les biographes de Lope le font marier étant chez le duc d’Albe. Nous, nous avons supposé qu’à cette époque il était depuis quelque temps retourné chez l’évêque d’Avila. Nous nous sommes fondé sur un passage de son épître au docteur Gregorio de Angulo, où Lope s’exprime ainsi :

Crióme don Geronimo Manrique,
Estudié en Alcala, bachilléreme,
y aun estuve de ser clerigo á pique :
Cegóme una muger, afinionéme,
Perdone se lo Dios, ya soi casado.

« Élevé par don Géronime Manrique, j’étudiai à Alcala, je pris le grade de bachelier, et j’étais sur le point de devenir prêtre : je m’amourachai d’une femme, je m’attachai à elle ; et, Dieu le lui pardonne, me voilà marié. »

Il semble résulter de là que Lope serait sorti de chez don Géronime pour se marier ; et en effet, à la veille de devenir prêtre, il était naturel qu’il se trouvât chez un évêque plutôt que chez un grand seigneur.

Des enfants légitimes de Lope.

Voici un autre point, assez délicat. Nous avons dit que Lope avait eu trois enfants : — Carlos, né en 1599 ; Lope, né en 1605, et Feliciana, venue au monde en 1608. Or, comme Montalvan garde un silence absolu touchant le jeune Lope, l’un des précédents biographes, M. Labeaumelle en a conclu que cet enfant n’était pas légitime. Voici quelques vers de Lope qui doivent dissiper tous les doutes à cet égard.

Dans l’Églogue à Claudio, après avoir raconté l’époque heureuse de sa vie, et au moment d’arriver à ses malheurs, il dit :

Yo vi mi pobre mesa en testimonio
Cercada y rica de fragmentos mios,
Dulces y amargos rios
Del mar del matrimonio
, etc., etc.

« J’ai vu ma table modeste richement entourée de mes rejetons, doux et amers ruisseaux de la mer du mariage, etc. etc. »

Or, comme le jeune Carlos mourut à l’âge de huit ans, en 1607, un an avant la naissance de Feliciana, il suit de là qu’il fallait nécessairement que le petit Lope fût légitime pour que Lope de Vega eût pu voir à la fois deux de ses rejetons nés du mariage assis à sa table.

À quelle époque Lope a-t-il commencé à travailler pour le théâtre ?

Selon M. Fauriel, Lope aurait commencé à travailler sérieusement pour le théâtre après son second mariage, que l’honorable écrivain fixe à 1597. Nous croyons qu’il y a ici une erreur. Mais comme aucune date précise n’a été donnée sur ce point par les premiers biographes, pour démontrer cette erreur, il nous faut procéder par induction.

D’abord, ce que nous savons par le témoignage de Cervantes, c’est que Lope débuta dans la carrière dramatique au moment même où Cervantes s’en retirait. Dans la préface de ses comédies, Cervantes parle des occupations qui le forcèrent de renoncer au théâtre, et il ajoute : « Immédiatement parut le prodige de la nature, le grand Lope de Vega, etc. etc. » D’où il résulte que Lope débuta, comme nous l’avons dit, immédiatement après la retraite de Cervantes. Il s’agit donc de fixer l’époque précise à laquelle Cervantes renonça au théâtre.

D’après l’Académie espagnole, Cervantes, qui avait commencé d’écrire pour le théâtre vers 1584, y aurait renoncé vers 1594. Mais nous croyons que l’Académie espagnole se trompe. Comment Cervantes, qui avait fait représenter, à ce que lui-même nous apprend, vingt ou trente pièces, aurait-il eu besoin de dix années pour les composer ? Comment supposer que Cervantes ait été moins expéditif que tous les autres dramatistes espagnols ?

Un écrivain qui est fort instruit des choses littéraires de l’Espagne, et en particulier de tout ce qui regarde Cervantes, M. Louis Viardot, dans la belle notice qui précède son Don Quichotte, a fixé la retraite dramatique de Cervantes à l’année 1588. Malheureusement M. Viardot n’indique point les motifs qui l’ont amené à adopter cette date. Puis il me semble que si c’est beaucoup de dix années pour vingt ou trente pièces, quatre ans ce n’est peut-être pas assez. Puis enfin, il n’est pas possible de concilier l’expression de Cervantes il parut immédiatement (entró luego), avec ce fait connu, qu’en 1588 Lope servait sur l’Armada, et qu’il ne put rentrer en Espagne qu’après avoir passé quelque temps en Italie, postérieurement à l’expédition.

Par tous ces motifs nous avons été déterminé à adopter un moyen terme entre la date de l’Académie espagnole et celle de M. Viardot ; et nous disons que Cervantes dut renoncer au théâtre de 1590 à 1592, époque à laquelle Lope lui-même débuta.

De quelle époque datent les commencements de la renommée de Lope.

Arrivé dans son récit à l’année 1600, M. Fauriel s’exprime ainsi : « Cette date peut être donnée pour marquer les commencements de la renommée de Lope comme poëte dramatique. On a sur ce point des indices précis. »

Malgré les indices précis dont parle M. Fauriel, nous ne sommes pas d’accord avec lui sur ce point, et, selon nous, la renommée de Lope aurait commencé beaucoup plus tôt. On sera de notre opinion quand on aura lu en son entier la phrase de Cervantes dont nous n’avons donné plus haut que le début. « Immédiatement parut le prodige de la nature, le grand Lope de Vega, et il s’empara du sceptre de la monarchie comique, etc., etc. » De cette phrase il résulte que dès son début dans la carrière Lope fut reconnu par tous comme le chef et le roi du théâtre, et que dès lors sa réputation fut faite.

Il y a encore une autre preuve décisive contre l’opinion de M. Fauriel : c’est un passage de la préface du Peregrino, publié en 1603, où Lope lui-même dit qu’il a des amis, des admirateurs, jusqu’en Amérique. Or, si la renommée de Lope n’avait commencé qu’en 1600, aurait-il pu savoir en 1603 qu’il avait des admirateurs en Amérique ? et aurait-il pu l’écrire comme une chose sue de tout le monde ?

Lope était-il moine ?

Par opposition à Voltaire, qui a fait de notre Lope un comédien, le traducteur anonyme de la Bibliothèque des romans fait de lui un moine régulier[4]. Voici, sans doute, ce qui aura induit en erreur le spirituel et habile écrivain. Il aura vu devant le nom de Lope le titre de Frey ou Freyle (chevalier d’un ordre militaire), et il aura confondu avec Fray ou Frayle (moine appartenant à quelque ordre religieux).

Sur un trait de la vie de Lope.

Après avoir fort maltraité la jeunesse de Lope, M. Fauriel a fait de notre poëte une espèce de saint. « On le vit souvent, dit-il, courbé sous le poids du cadavre de quelque pauvre prêtre, le porter péniblement en terre, l’y déposer, et adresser pour lui une dernière prière à Dieu, confondant ainsi, par un excès touchant de charité, l’office de prêtre et celui de fossoyeur. » Il y a dans la vie de Lope un trait de ce genre, qui est fort beau assurément, mais unique : du moins c’est ce que laisse entendre, dans l’oraison funèbre de Lope, le docteur Fernando Cardoso, le seul auteur, je crois, qui en parle. Et en effet, si notre poëte eût rempli souvent l’office de fossoyeur (après avoir rempli celui de croque-mort, ce qui n’est pas dans l’histoire et appartient à l’imagination de M. Fauriel), il est probable qu’il n’eût pas fait un aussi grand nombre de comédies.

Sur le caractère moral de Lope.

M. Fauriel n’est pas le seul écrivain qui, injuste envers Lope, ait présenté sous un aspect fâcheux le caractère moral de notre poëte. Lord Holland et M. de Sismondi méritent le même reproche.

À l’occasion des conseils très-sages que Lope donne à son fils dans la dédicace du Véritable amant (el Verdadero amante), pour le détourner de la culture des lettres, lord Holland a écrit « qu’il avait lu cette dédicace avec un étonnement mêlé d’indignation » ; car selon lui elle annonce une effroyable cupidité[5].

D’autre part, voilà M. de Sismondi qui s’exprime ainsi : « Ces prodigieux travaux littéraires procurèrent à Lope presque autant d’argent que de gloire. Il se trouva une fois possesseur de cent mille ducats. Mais l’argent ne demeurait pas longtemps entre ses mains : les pauvres trouvaient toujours chez lui une caisse ouverte ; et le goût du faste, l’orgueil castillan qu’il attachait au désordre de fortune, dissipaient bien vite ce qu’il avait gagné. Après avoir vécu splendidement, il laissa fort peu de bien à sa mort[6]. »

Ainsi, des deux historiens, tandis que l’un fait de Lope un rapace harpagon, l’autre le représente comme un écervelé dissipateur. D’où viennent ces deux peintures si différentes ? Le voici, j’imagine.

Montalvan a donné, avec son exagération habituelle, le chiffre de l’argent que Lope aurait touché dans sa vie, et il évalue ce que son maître aurait gagné seulement avec ses comédies, à la somme de quatre-vingt mille ducats. — Bouterweck n’ayant pas bien saisi le vrai sens de la phrase de Montalvan, et exagérant par dessus ses exagérations, a dit, sans mauvaise intention d’ailleurs, que « Lope se vit une fois possesseur de plus de cent mille ducats. » Or, pour composer leurs livres, lord Holland et M. de Sismondi ont lu Bouterweck ; et lord Holland s’imaginant que Lope se faisait pauvre tout en ayant cent mille ducats dans son coffre-fort, l’a soupçonné d’une avarice sordide ; tandis que M. de Sismondi, voyant qu’à la fin de sa vie il ne lui restait à peu près rien de cette somme énorme, a pensé qu’il y avait là une folle prodigalité. Et voilà toujours comme on écrit l’histoire !

Maintenant, laissant de côté les calculs évidemment erronés de Montalvan, essayons d’établir d’une manière positive le bilan de la fortune de Lope, sa recette et sa dépense.

Quinze cents comédies (et non pas dix-huit cents, comme dit Montalvan : je le prouverai tout à l’heure), quinze cents comédies à raison de 500 réaux chacune, ou 130 francs, cela donne 195,000 francs. — De divers seigneurs, en cadeaux, environ 60,000 francs. Plus environ 2,000 francs de revenus en bénéfices. Tout cela réuni fait à peu près 15,000 livres de rente, et équivaut à 25,000 livres de revenu de notre monnaie.

Quant à la dépense, il faut se rappeler 1o que Lope fut obligé d’élever une famille nombreuse ; 2o que si alors les objets de première nécessité coûtaient beaucoup moins qu’aujourd’hui, le prix des livres, des tableaux, de tous les objets d’art, était à peu près le même ; 3o enfin que sa caisse était celle de tous les pauvres de Madrid.

Il laissa à sa mort deux années de son revenu en capital.

Pourquoi donc lord Holland s’est-il si fort indigné contre le pauvre Lope ? Il est facile à un pair d’Angleterre qui a deux ou trois cent mille livres sterling de revenu de n’en pas demander davantage et de cultiver les lettres pour la seule gloire ; mais un poëte qui, à force de travail, ne gagne que de quoi subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, peut bien, sans être avare ni avide, détourner son fils d’une carrière qui, malgré son génie, sa gloire, ses succès, ne lui fournissait pas de quoi satisfaire sa libéralité naturelle.

Et où donc M. de Sismondi a-t-il vu ce goût du faste qu’il attribue à Lope ? Qui donc lui a dit que le grand poëte et ses compatriotes aient jamais fait consister l’orgueil castillan dans la dissipation et le désordre de fortune ? — Un écrivain de qui tous les ouvrages révèlent des sentiments pleins d’élévation et d’honneur devrait savoir en quoi consiste l’orgueil castillan.

Combien Lope a-t-il composé de comédies ?

Montalvan, dans sa Fama postuma, publiée peu de temps après la mort de Lope, porte à dix-huit cents le nombre des comédies composées par son illustre maître ; et à l’exception du seul M. Labeaumelle, qui a indiqué un autre chiffre dont j’examinerai plus tard l’exactitude, tous les critiques espagnols, français, anglais, italiens, allemands, qui ont parlé de Lope, ont adopté le chiffre de Montalvan.

En donnant le chiffre de quinze cents nous avons pour nous deux autorités : d’abord le docteur Fernando Cardoso, ami intime de Lope, qui dans l’oraison funèbre du poëte a précisé ce chiffre ; ensuite Lope lui-même, qui, probablement, savait mieux que personne combien il avait composé de comédies. Voyons ce qu’il dit à cet égard.

En 1603, dans le catalogue qui précède le Peregrino en su patria, il cite trois cent trente-sept pièces(qu’il faut réduire à trois cent trente-et-une, à cause de quelques doubles emplois).

En 1609, dans le Nouvel art dramatique (Arte nuevo de hacer comedias), Lope déclare quatre cent quatre-vingt-trois comédies.

En 1618, dans la préface de la onzième partie de ses comédies, huit cents.

En 1620, dans la dédicace du Véritable amant, neuf cents.

En 1625, dans la préface de la vingtième partie, mille soixante-dix.

Enfin, dans l’Églogue à Claudio, composée vers 1630, il déclare quinze cents comédies.

Pero si ahora el numero infinito
De las fabulas comicas intento…
Mil y quinientas fabulas admira
, etc., etc.

« Mais si je viens au nombre infini des fables comiques, tu t’étonneras d’apprendre que j’en aie composé quinze cents. »

Or, l’Églogue à Claudio, qui est en quelque sorte le testament poétique de Lope, fut composée, comme nous l’avons dit, vers l’année 1630 ; et Montalvan lui-même nous apprend que Lope renonça au théâtre plusieurs années (muchos años) avant sa mort, arrivée en 1635. Il n’est donc pas possible d’admettre un chiffre supérieur à quinze cents. Et même pour admettre ce chiffre-là, il faut avoir notre confiance absolue dans la véracité de Lope : car mille soixante-dix pièces de 1592 à 1625, cela fait trente-trois pièces au plus par année ; et quatre cent trente de 1625 à 1630, cela donne environ quatre-vingts pièces par an, c’est-à-dire plus du double, et suppose un travail excessif pour un homme déjà vieillissant.

D’où sera venue l’erreur de Montalvan ? De ce que, j’imagine, il aura étourdiment ajouté aux quinze cents comédies trois cents autres pièces, soit autos, soit intermèdes, ce qui fait dix-huit cents ; et il aura accepté ce chiffre d’autant plus volontiers, qu’en parlant des ouvrages de son maître il semble toujours attacher plus d’importance à la quantité qu’à la qualité.

D’autre part, l’honorable M. Labeaumelle, dépité sans doute des exagérations de Montalvan, a écrit que Lope aurait composé seulement douze cents comédies. Et comme M. Labeaumelle connaissait le passage de l’Églogue à Claudio cité plus haut, et prévoyait l’objection, il a essayé d’y répondre en disant que c’étaient les autos et les intermèdes au nombre de trois cents qui, ajoutés aux comédies, avaient complété le chiffre de quinze cents.

Cette explication, les expressions dont Lope s’est servi la repoussent. Lorsque Lope dit qu’il a composé quinze cents fables (fabulas), des fables comiques (fabulas comicas), il veut parler évidemment et uniquement de ses comédies. Comment admettre qu’un Espagnol, un prêtre, un membre de l’inquisition, eût appelé les autos des fables, des fables comiques ?

Et si cela ne suffit pas pour convaincre M. Labeaumelle, je lui rappellerai ce passage de la préface du Peregrino où Lope, au moment de donner la liste de ses pièces, dit qu’il ne compte point les autos, les pièces divines (no poniendo las representaciones de autos divinos), ce qui montre bien que Lope ne confondait point les comédies et les autos.

Voilà donc un fait acquis désormais à l’histoire littéraire. Lope a composé, non pas dix-huit cents, mais quinze cents comédies. Et ne trouvez-vous pas cela déjà fort raisonnable ?

Combien nous reste-t-il de comédies de Lope ?

Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, un écrivain espagnol fort distingué, la Huerta, a donné une liste des comédies de Lope qui s’étaient jusqu’alors conservées, et le nombre s’en élève à quatre cent quatre-vingt-dix-sept. Mais dans la liste de la Huerta il y a vingt ou trente pièces qui, comme nous le prouvons ailleurs, ont été à tort attribuées à Lope. Puis, si ces pièces existent aujourd’hui (moins les vingt ou trente dont nous parlons), nous ne croyons pas qu’il fût facile de les réunir, et ce serait beaucoup, à notre avis, si l’on pouvait en réunir quatre cents, qui seraient, d’abord les trois cents de la collection des vingt-cinq volumes publiés au dix-septième siècle, et le reste se trouverait soit dans l’édition de Sancha, soit en livrets[7].

Des autos et des intermèdes de Lope.

On manque de données certaines pour fixer le chiffre des autos et des intermèdes composés par Lope. Montalvan dit quatre cents autos. Mais nous sommes convaincu que Montalvan a exagéré sur ce point comme sur les comédies.

Mais si l’on ne peut dire au juste combien Lope a composé d’autos et d’intermèdes, on peut préciser le nombre qu’il nous en reste.

Des autos, nous en avons en tout dix-neuf. Ils se trouvent dans l’édition de Sancha.

Des intermèdes, il nous en reste de trente à quarante. On en trouve douze dans le tome XVIII de l’édition de Sancha, et vingt ou trente dispersés dans quelques volumes des comédies. — On voit par là combien lord Holland exagère lorsqu’il dit qu’il nous reste encore de Lope une quantité innombrable d’intermèdes[8]. Trente ou quarante intermèdes ne font pas une quantité innombrable, surtout quand il s’agit d’un poëte qui a composé quinze cents comédies.

D’où vient que nous ne possédons guère que le quart des comédies de Lope ?

On a souvent accusé les Espagnols d’avoir laissé se perdre la majeure partie des pièces de leur grand poëte. Ce reproche est injuste : la plupart des pièces de Lope n’ont jamais été imprimées. En voici la preuve.

Dans l’Églogue à Claudio, Lope, après avoir énuméré ses ouvrages, s’exprime ainsi : « Excuse-moi, cher et bon Claudio, de te donner ainsi la liste de mes barbares écrits. Mais je puis te dire sans vanité que ce qui est imprimé, quoique beaucoup trop considérable, n’est que la moindre partie de ce que j’ai écrit. »

« Cortés perdona, o Claudio, el referirte
De mis escritos barbaros la copia ;
Pero puedo sin propria
Alabanza decirte,
Que no es minima parte, aunque es excesso,
De lo que está por imprimir lo impresso. »

Ainsi du vivant de Lope, et peu d’années avant sa mort, on n’avait imprimé que la moindre partie de ce qu’il avait composé. Et comme ensuite l’enthousiasme se refroidit, et que Calderon à son tour s’empara de la scène, il est à supposer qu’on n’aura imprimé que le complément des vingt-cinq volumes que nous possédons, sauf la réimpression de quelques livrets malheureusement revus et corrigés par la main audacieuse et inhabile de Trigueros.

Toutefois nous pensons qu’un certain nombre de pièces se seraient perdues. Car, selon toutes les probabilités, la plupart de celles qui sont citées dans la liste du Peregrino ont dû être imprimées, et nous n’en avons guère que la moitié.

Des pièces qui se trouvent dans cette liste et qui sont venues jusqu’à nous, il en est une vingtaine que nous comptons parmi les meilleures de Lope ou les plus intéressantes, comme le Chien du jardinier, — la Veuve de Valence, — la Nécessité déplorable, — Fuente ovejuna, — le Roi Wamba, — l’Acier de Madrid, — l’Enfant innocent, — les Délicatesses de Belisa, — la Découverte du nouveau monde, — la Constance dans le malheur, etc., etc., etc. Mais il en est plusieurs qui doivent avoir été imprimées, qui se seront perdues, et qui sont, à notre avis, fort regrettables. Telles seraient : la Conquête de Fernand Cortez (la Conquista de Fernando Cortez), le Procès d’Angleterre (el Pleyto de Ingalaterra), où le poëte avait, dit-on, peint la lutte de Marie Stuart et d’Élisabeth, — le Vaillant Jacobin (el Gallardo Jacobin), qui pourrait bien être l’histoire de Jacques Clément, etc., etc., etc.

En combien de temps Lope composait-il ses comédies ?

La facilité extraordinaire de Lope a été encore exagérée, et l’on a dit là-dessus des choses non moins extraordinaires.

« Il donnait, dit le traducteur anonyme de la Bibliothèque des Romans, il donnait chaque jour, ou tous les trois jours au plus tard, une nouvelle œuvre. » Tous les trois jours au plus tard ! Lope était un poëte fort exact.

Voici mieux encore. Le critique italien Signorelli, qui d’ailleurs connaissait parfaitement la littérature espagnole, s’exprime ainsi : « Il improvisait tous ses ouvrages, et particulièrement les comédies, ayant l’habitude de composer une pièce en deux jours. » Une pièce en deux jours ! N’est-il pas singulier, dès lors, que Lope n’ait laissé que quinze cents comédies ?

Bouterweck est allé plus loin. Dans son Histoire de la littérature espagnole, ouvrage intéressant quoique fort incomplet et non exempt d’erreurs graves, Bouterweck dit de Lope : « Une pièce en cinq actes, versifiée en redondilles, entremêlées de tercets, de sonnets et d’octaves, ne lui coûtait ordinairement que vingt-quatre heures de travail. » Si une pièce en cinq actes, ou pour mieux parler, en trois journées, suivant la coupe espagnole, n’eût ordinairement coûté à Lope que vingt-quatre heures de travail, ce n’est pas quinze cents comédies qu’il aurait laissées, mais quinze mille.

Non content de cette exagération, Bouterweck ajoute : « Quelquefois il fut obligé d’en composer en trois ou quatre heures de temps. » On ne saurait être plus expéditif !

Enfin, j’ouvre la Biographie universelle à l’article Lope de Vega, et je lis : « Ses pièces ne lui coûtaient d’autre peine que celle de les écrire. » Ceci m’a l’air de la traduction libre des trois ou quatre heures de Bouterweck[9].

En laissant de côté toutes ces exagérations, ce qui est positif c’est que, sur les quinze cents comédies de Lope, il y en a, comme il le dit lui-même, plus de cent qui furent composées en vingt-quatre heures :

Pues mas de ciento en horas veinticuatro
Pasaron de las musas al teatro.

Pour les autres, on ne sait pas au juste le temps qu’il lui fallait ; cela dépendait sans doute de l’inspiration, de la veine, plus ou moins heureuse. Mais il est à croire que l’expérience se joignant à sa facilité naturelle, il avait dû acquérir une grande rapidité d’exécution.

Des comédies que l’on a faussement attribuées à Lope et de celles qui lui sont à tort contestées.

Lope s’est plaint souvent de ce que l’on publiait sous son nom des ouvrages qui n’étaient pas de lui, et de ce que, en compensation, quelques poëtes peu délicats s’en attribuaient d’autres qui lui appartenaient légitimement. Ce double inconvénient s’est reproduit depuis plus d’une fois.

La Huerta, dans son catalogue[10], a attribué à Lope plusieurs comédies qui ne lui appartiennent point, comme el Alcalde de Zalamea, — el Medico de su honra, et plusieurs autres qui sont incontestablement de Calderon ; la Verdad sospechosa, qui est d’Alarcon ; el Pastelero de Madrigal, qui est d’un anonyme, etc., etc.

En revanche, les critiques les plus instruits n’ont pas toujours eu présent à leurs souvenirs le répertoire de Lope. Je citerai notamment M. Louis de Viel-Castel, un des hommes qui savent le mieux les choses de l’Espagne, et qui à des connaissances étendues joint un rare talent d’exposition. Dans un morceau, d’ailleurs fort remarquable, qu’il a écrit sur le drame historique espagnol[11], M. Louis de Viel-Castel n’a mentionné que trois ou quatre comédies historiques de Lope, qui en a composé un fort grand nombre. Il nous en reste encore aujourd’hui plus de soixante. Toutes contiennent des beautés du premier ordre, et il en est au moins quinze ou vingt qui sont des ouvrages aussi remarquables que Le meilleur alcade et la Découverte du nouveau monde.

Puisque je m’occupe ici des péchés d’omission, je relèverai deux légères erreurs.

M. Louis de Viel-Castel dit à propos des amours d’Alphonse VIII et de Rachel, « qu’il est à regretter qu’aucun des grands maîtres de la scène ne se soit emparé de ce sujet. » Lope de Vega l’a traité sous ce titre, la Judia de Toledo.

De même, parlant d’une comédie de Cañizares dont Gonzalve de Cordoue est le héros, et qui a pour titre les Comptes du grand capitaine (las Cuentas del gran capitan), M. de Viel-Castel la regarde comme la première que l’on ait faite sur ce sujet. Lope l’avait déjà traité un siècle avant Cañizares, et la pièce de ce dernier n’est qu’une imitation de la sienne, ou, si l’on veut, un audacieux plagiat, une nouvelle édition revue et corrigée à la manière de Trigueros.

Ces deux pièces, sans être des meilleures de Lope, valent la peine qu’on les lui restitue.

À quelle époque Lope de Vega a-t-il composé son Nouvel art dramatique ?

M. Martinez de la Rosa[12], et après lui M. Fauriel[13], placent cette composition à la date de l’année 1602. C’est une erreur. Dans le catalogue du Peregrino, publié en 1603, Lope annonce trois cent trente-et-une comédies ; or à la fin du Nouvel art dramatique, il en déclare quatre cent quatre-vingt-trois : donc, nécessairement, le Nouvel art dramatique est postérieur de plusieurs années à la publication du Peregrino. Selon nous, et par suite d’une foule d’inductions qu’il serait trop long de détailler, le Nouvel art dramatique a dû être composé vers l’année 1609.

Cette rectification n’est pas tout à fait sans importance. Si le Nouvel art dramatique a été composé en 1602, et que Lope n’ait commencé à se faire connaître qu’en 1600, comme l’assure M. Fauriel, ce poëme serait l’ouvrage d’un auteur novice encore ; tandis que s’il a été composé en 1609, et que Lope ait débuté de 1590 à 1592, comme nous le prétendons, le poëte avait alors vingt ans d’expérience et de succès, et il ne faudrait pas juger trop légèrement une œuvre où un grand maître a posé la théorie de son art.

Nous demandons pardon au lecteur de l’avoir arrêté aussi longtemps à la réfutation de quelques erreurs. Mais il nous a paru qu’il n’était pas sans importance d’établir sur la vie et les ouvrages d’un grand poëte ce que l’on doit chercher soigneusement sur tous les hommes et en toute chose : — la vérité.

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes, numéro du 1er  septembre 1839.
  2. Chefs-d’œuvre des Théâtre étrangers, 1er  vol. de Lope. Paris, 1822.
  3. Épître à don Antonio de Mendoza.
  4. Bibliothèque des Romans, 1er  vol. de janvier 1782.
  5. « Who can read without surprise mixed with indignation his letter to his son, dissuading him from the study of poetry as improfitable. » Some account of the lives and writings of Lope Felix de Vega and G. de Castro. Londres, 1817.
  6. Voyez Littérature du midi de l’Europe.
  7. La collection des vingt-cinq volumes se trouve à la Bibliothèque royale, à l’exception des tomes Ier, V et VI ; et comme le tome Ier se trouve dans la Bibliothèque de l’Arsenal, et le tome V dans celle de Sainte-Geneviève, il ne nous manque pour posséder à Paris toute la collection, que le tome VI. Il serait digne d’un ministre éclairé et véritablement ami des lettres, si ce ministre existe aujourd’hui, de compléter cette collection.
  8. There are still extant innumerable entremeses.
  9. L’article Lope de Vega, de la Biographie universelle, est d’un écrivain qui a étudié jusqu’à un certain point le sujet qu’il traite. Mais, en général, tout ce qui a rapport aux dramatistes espagnols dans la Biographie universelle, me paraît avoir été fait par des hommes complétement étrangers à la langue et à la littérature de l’Espagne. L’article de Calderon et celui de Guillen de Castro, le premier auteur du Cid, sont pleins d’erreurs. Quant à Tirso de Molina, Rojas, Montalvan, Alarcon, etc., etc., on n’en a pas parlé ; et, à notre avis, cela vaut beaucoup mieux.
  10. Voyez Theatro Hespañol. Madrid, 1785, tom. Ier.
  11. Voyez la Revue des Deux Mondes, numéro de novembre 1840.
  12. Obras literarias, t. II, apendice sobre la tragedia.
  13. Article déjà cité.