Théâtre de Lope de Vega/Nouvel Art dramatique

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NOUVEL ART DRAMATIQUE[1].


Le Nouvel art dramatique de Lope, qui devait nécessairement selon nous, trouver place en tête d’un choix de ses comédies, fut composé en 1609, à la prière d’une de ces académies qui, à la mode d’Italie, s’étaient alors formées en Espagne. Ainsi que l’a observé avant nous l’honorable M. Labeaumelle[2] « cet ouvrage porte les caractères d’une légère improvisation, et non ceux d’un poëme didactique. Il est en vers blancs ; seulement les deux derniers vers des paragraphes inégaux qui le composent sont rimés. Ce mètre seul, sermoni propior, indique que ce n’était point un ouvrage sérieux ; car si Lope avait voulu donner solennellement des règles pour son art, il les aurait écrites en tercets. » Toutefois, et en dehors de ce que dit Lope relativement à sa théorie, on trouvera dans ce petit poème des vues pleines de sens, d’esprit, une connaissance profonde de la scène, et, sur le style, les conseils d’un grand écrivain. Mais laissons parler Lope de Vega.

Nobles esprits, l’élite de l’Espagne, qui dans cette illustre académie aurez bientôt dépassé non-seulement ces académies d’Italie que Cicéron, émule de la Grèce, établit dans les contrées où dort l’eau de l’Averne, mais encore celle où Athènes voyait se réunir dans l’école de Platon une si rare assemblée de philosophes ; vous m’ordonnez de vous écrire un art dramatique conforme au goût actuel du public. Cette tâche paraît facile, et elle le serait en effet pour celui d’entre vous qui a le moins travaillé pour le théâtre, et qui, par cela même, n’en connaît que mieux les règles ; mais il s’en faut bien qu’elle le soit pour moi, qui n’ai composé que contre les règles de l’art. Ce n’est pas, grâces à Dieu, que je les ignore : j’étais encore écolier, et le soleil n’avait pas depuis ma naissance passé dix fois du Bélier aux Poissons, que toutes ces théories m’étaient familières ; mais à l’époque où je débutai dans la carrière, je trouvai la scène remplie d’ouvrages bien différents de ceux que laissèrent pour modèles les premiers inventeurs de cet art, et tels enfin que les avaient composés des barbares qui avaient accoutumé le vulgaire à leur grossièreté. Et ils se sont si bien établis sous cette forme, que celui qui maintenant veut écrire pour le théâtre suivant les préceptes de l’art, meurt sans gloire et sans récompense ; car parmi ceux qui ne sont pas éclairés par les lumières d’une raison supérieure, la coutume l’emporte toujours.

Plusieurs fois, il est vrai, j’ai écrit suivant ces principes que peu de personnes connaissent ; mais aussitôt que je vois paraître ces compositions monstrueuses pleines d’apparences magiques où accourent le peuple et les femmes idolâtres de ces sottises, je retourne à mes habitudes barbares ; et lorsque j’ai à écrire une comédie, j’enferme toutes les règles sous de triples verroux ; j’éloigne de mon cabinet Plaute et Térence, de peur d’entendre leurs cris, car la vérité réclame à haute voix dans ces livres muets ; et j’écris alors suivant l’art qu’ont inventé ceux qui ont voulu obtenir les applaudissements de la foule. Après tout, comme c’est le public qui paye ces sottises, il est juste qu’on le serve à son goût. La véritable comédie a un but, comme toute espèce de poëme, et ce but est d’imiter les actions des hommes et de peindre les mœurs du siècle où ils ont vécu. Or toute imitation poétique se compose de trois choses : le discours, le vers, l’harmonie ou la musique*. La comédie et la tragédie con- [3] viennent en ce point[4] ; mais elles diffèrent en ce que la première représente les actions des gens de la basse classe, et que la tragédie ne s’occupe que des rois et des hauts personnages. Jugez par là de tout ce qu’il y aurait à dire contre nos comédies.

Nos pièces furent d’abord appelées autos, parce qu’elles s’en tenaient à l’imitation des actions et des intérêts vulgaires. Lope de Rueda fut chez nous le modèle en ce genre : ses comédies, que l’on a imprimées, sont en prose, et d’un genre si bas, qu’il y a introduit des artisans et retracé les amours de la fille d’un forgeron. Aujourd’hui nous nommons intermèdes ces ouvrages antiques où l’art est soigneusement observé, où l’action est simple et se passe entre petites gens ; car on n’a jamais vu d’intermède où figurassent des rois. Et ceci explique comment les pièces dramatiques tombèrent peu à peu dans un profond discrédit, à cause de la bassesse du style, et comment, à la grande satisfaction des ignorants, on mit des rois et des princes dans la comédie.

Aristote raconte, d’une manière assez obscure à la vérité, au commencement de sa Poétique, le débat qu’il y eut entre Athènes et Mégare touchant le premier inventeur du théâtre : les Mégariens en attribuant la gloire à Epicharme, tandis que les Athéniens la revendiquaient pour Magnètes. Donat en fait remonter les premiers essais aux anciens sacrifices, et, suivant en cela Horace, il attribue l’origine de la tragédie à Thespis, comme celle de la comédie à Aristophane. L’Odyssée d’Homère est le résultat d’une inspiration comique ; mais l’Iliade fut le noble modèle de la tragédie. C’est à l’imitation de ce poëme qu’a été composée ma Jérusalem, que j’ai intitulée Épopée tragique. On appelle communément du nom de comédie l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis du célèbre poëte Dante Alighieri, et Maneti en donne les raisons dans la préface de ce poëme.

Tout le monde sait que la comédie, devenue suspecte, fut pour un temps condamnée au silence ; que de là vinrent les satyres, qui, étant plus cruelles encore, passèrent plus promptement, et qu’alors naquit la comédie nouvelle.

Dans le principe les ouvrages dramatiques ne se composaient que de chœurs. Bientôt on y ajouta un certain nombre de personnages. Mais Ménandre, suivi en cela par Térence, rejeta les chœurs comme ennuyeux. Ce dernier fut le plus scrupuleux observateur des préceptes ; jamais il n’éleva le style de la comédie à la hauteur tragique ; plus sage en cela que Plaute, à qui l’on a tant reproché ce défaut[5].

La tragédie est fondée sur l’histoire, la comédie sur des fictions ; et celle-ci fut appelée de plain-pied, parce qu’on la jouait sans cothurne ni décorations, et qu’elle prenait ses arguments dans les classes les plus humbles. Cependant, alors comme à présent, il y avait plusieurs sortes de comédies ; il y avait des comédies à pallium, à toge, des mimes, des atellanes, des tabernaires.

Les Athéniens, qui donnaient des prix à leurs poëtes dramatiques et à leurs acteurs, réprimandaient dans leurs comédies, avec une élégance attique, les vices et les mauvaises mœurs. Voilà pourquoi Cicéron appelait la comédie le miroir des mœurs, l’image de la vérité : sublime attribut qui élève Thalie au rang de l’histoire, et qui nous montre combien elle mérite d’estime et d’honneur.

Mais déjà vous vous récriez, ce me semble, en disant : « À quoi bon traduire des livres et nous fatiguer de cet étalage d’érudition ? » Croyez-le, ce n’a pas été sans motif que j’ai rappelé toutes ces choses à votre mémoire : je voulais vous faire voir que vous m’avez demandé un art dramatique en Espagne, où tous les ouvrages dramatiques s’écrivent contre l’art, et je devais déclarer que nos pièces sont contraires à l’usage antique et à la raison. Mais laissons cela : c’est à mon expérience que vous vous adressez, et non à ce que j’ai pu apprendre des principes d’un art qui nous dit la vérité, mais auquel le vulgaire préfère l’erreur.

Si donc vous me demandiez les règles de l’art, je vous adresserais au savant et docte Rebortelo, et vous verriez exposé dans son livre, soit sur Aristote, soit sur la comédie, ce qui autrement ne se trouve qu’épars dans une foule d’ouvrages, sans ordre et sans lumière. Mais puisque vous demandez l’opinion de ceux qui sont aujourd’hui en possession de la scène, en reconnaissant que le public a le droit d’établir les lois disparates de notre monstre dramatique, je vous dirai mon sentiment, et votre ordre servira d’excuse à ma témérité. — Je voudrais, puisque le public est dans l’erreur, parer cette erreur de couleurs agréables ; je voudrais, puisqu’il n’est plus possible de suivre les règles anciennes, trouver un terme moyen entre les deux extrêmes.

Choisissez d’abord le sujet de votre comédie, et, malgré les vieux préceptes, ne vous inquiétez pas s’il y a ou non des rois parmi vos personnages. Je ne dois pas dissimuler, cependant, que notre roi et seigneur Philippe le prudent se fâchait toutes les fois qu’il voyait un roi sur le théâtre ; soit qu’il vît là une violation des règles de l’art, soit qu’il pensât que, même dans des fictions, l’autorité royale ne doit pas être présentée de trop près aux regards du peuple.

Au reste, nous nous rapprochons en ceci de la comédie antique, où Plaute ne craignit pas de placer même des dieux, comme le prouve le rôle qu’il donne à Jupiter dans son Amphitryon. Il m’en coûte, Dieu le sait, de l’approuver, d’autant que Plutarque, en parlant de Ménandre, blâme formellement la comédie antique ; mais enfin, puisqu’en Espagne nous avons renoncé aux règles de l’art et que nous le traitons sans façon, pour cette fois les érudits auront la bouche close.

En mêlant le tragique et le comique, et Térence à Sénèque (d’où il résulte une espèce de monstre à la façon du Minotaure), vous aurez une partie de la pièce qui sera sérieuse et l’autre qui sera bouffonne. Mais cette variété plaît beaucoup. La nature même nous en donne l’exemple, et c’est de tels contrastes qu’elle tire sa beauté.

Ayez soin seulement que votre sujet ne présente qu’une action ; ayez soin que votre fable ne soit point chargée d’épisodes, c’est-à-dire de choses qui s’écartent du sujet principal, et qu’on n’en puisse détacher aucune partie sans renverser tout l’édifice. Quant à renfermer toute l’action dans l’espace d’un jour, ne vous en inquiétez pas, bien que ce soit l’avis d’Aristote : nous avons déjà décliné son autorité en mêlant ensemble tragédie et comédie. Contentons-nous de la renfermer dans le temps le plus court qu’il nous sera possible, à moins toutefois que le poëte ne compose une histoire durant laquelle s’écoulent plusieurs années ; et dans ce cas il pourra placer les intervalles de temps dans les entr’actes ; comme, aussi bien, si quelqu’un de ses personnages a un voyage à faire. Ces libertés, je le sais, révoltent les connaisseurs ; eh bien, que les connaisseurs n’aillent pas voir nos pièces !

Combien de ces gens-là se signent d’effroi en voyant qu’on donne plusieurs années à une action qui devrait s’accomplir dans le terme d’un jour artificiel, car on ne voulait pas même nous accorder les vingt-quatre heures ! Pour moi, considérant que l’avide curiosité d’un Espagnol assis au spectacle ne peut être satisfaite qu’on ne lui représente en deux heures tous les événements depuis la Genèse jusqu’au jour du jugement dernier, je trouve que si notre devoir est de plaire aux spectateurs, il est juste que nous fassions tout ce qu’il faut pour atteindre ce but.

Une fois le sujet choisi, écrivez votre pièce en prose et divisez-la en trois actes, en faisant vos efforts pour que chaque acte n’embrasse, s’il est possible, que l’espace d’un jour. Le capitaine Viruès, illustre écrivain, mit en trois actes la comédie, qui auparavant allait à quatre pieds comme un enfant, d’autant qu’elle était encore dans l’enfance[6]. Moi-même, vers l’âge de onze à douze ans, j’en écrivis en quatre actes et en quatre feuilles, car chaque acte était contenu dans une feuille de papier. Alors on jouait dans les intervalles des actes trois petits intermèdes ; et à présent tout au plus si l’on en joue un, lequel est immédiatement suivi d’une danse. La danse, d’ailleurs, va si bien dans la comédie qu’Aristote l’approuve, et qu’Athénée, Platon, Xénophon, ne la blâment que lorsqu’elle n’est pas décente, comme celle de Callipides. La danse me paraît remplacer chez nous le chœur des anciens.

Le sujet étant divisé en deux parties[7], qu’elles soient dès le début unies et bien liées jusque vers la fin de la pièce, et qu’on ne prévoie le dénoûment qu’à la dernière scène ; car lorsque les spectateurs le connaissent, ils tournent le visage vers la porte et le dos aux acteurs, qu’ils ont écoutés avec intérêt durant trois heures, et dont ils ne se soucient plus lorsqu’ils n’ont plus besoin d’eux pour savoir quel sera l’événement.

Que le théâtre reste rarement vide de personnages. Ces délais impatientent le spectateur et prolongent inutilement le spectacle ; et outre que cela est un grand vice, l’éviter c’est ajouter à une composition de l’art et de la grâce.

Commencez alors à versifier, et, dans votre langage toujours chaste, n’employez ni pensées brillantes ni traits d’esprit lorsque vous traitez de choses domestiques ; il suffit, dans ce cas-là, d’imiter la conversation de deux ou trois personnes. Mais lorsque vous introduisez sur la scène un personnage qui exhorte, conseille ou dissuade, vous pouvez vous permettre de belles sentences et des traits frappants, et en cela vous imiterez la nature ; car lorsqu’on donne des conseils, lorsqu’on veut engager à une chose ou en détourner, on parle d’un tout autre style que dans la causerie familière. Nous suivons en ce point l’opinion du rhéteur Aristide, qui veut que le style de la comédie soit clair, pur et facile, semblable à celui des conversations ordinaires, en ajoutant qu’il doit différer essentiellement du style tragique, où l’on peut employer des expressions pompeuses, sonores et brillantes.

Ne citez point l’Écriture, et gardez-vous d’offenser le goût par une recherche affectée ; car pour imiter le langage de la conversation vous n’avez point à nommer ni les hippogriffes, ni les centaures, ni les autres entités mythologiques.

Si vous faites parler un roi, que ce soit avec la dignité qui convient à la majesté royale ; que le vieillard s’exprime avec une gravité sentencieuse ; que les discours des amants soient remplis de sentiments si vifs que ceux qui les écoutent s’en trouvent émus. Que dans les monologues le personnage soit tout entier transformé, et que par ce changement il force le spectateur à s’identifier avec lui ; qu’il se parle et se réponde à lui-même d’une façon naturelle ; et s’il forme des plaintes amoureuses, qu’il n’oublie point le respect dû au beau sexe. Que les dames conservent en toute circonstance la décence qu’elles doivent avoir ; et si elles se travestissent, — ce qui est toujours très-agréable au public, — que ce changement de costume soit bien motivé. Enfin ne peignez jamais des choses impossibles, car la première maxime, c’est que l’art ne peut imiter que ce qui est vraisemblable.

Que le valet ne traite point de sujets trop relevés ; et gardez-vous de mettre dans sa bouche de ces traits d’esprit que nous avons vus dans quelques comédies étrangères.

Que jamais vos personnages ne contredisent leur caractère ; qu’ils se souviennent jusqu’au bout de ce qu’ils ont dit d’abord ; en un mot, qu’on ne puisse pas leur adresser le reproche que l’on fait à l’Œdipe de Sophocle, qu’il a oublié son combat contre Laïus.

Embellissez de quelque sentence, de quelque plaisanterie, de vers plus soignés, la fin de vos scènes, pour que l’acteur, à sa sortie, ne laisse pas l’auditoire dans de mauvaises dispositions. Dans le premier acte, mettez l’exposition ; dans le second, que l’intrigue se noue, et faites en sorte que jusqu’à la moitié du troisième personne ne puisse prévoir le dénoûment. Trompez toujours la curiosité du spectateur en lui indiquant comme possible un résultat tout différent de celui que les événements semblent annoncer.

Appropriez avec goût la versification au sujet que vous traitez. Les dixains conviennent pour les plaintes ; le sonnet est bien placé dans un monologue ; les récits demandent le vers des romances[8], quoiqu’ils brillent on ne peut plus dans les octaves. Les tercets sont destinés aux choses graves, et les redondilles aux conversations amoureuses[9].

Employez aussi habilement les figures de rhétorique : d’abord, au commencement d’un discours, la répétition et la métaphore ; puis, l’ironie, l’apostrophe, la dubitation, l’exclamation.

Tromper en disant vrai est un artifice d’un succès infaillible, et nous le retrouvons dans toutes les comédies de Miguel Sanchez, digne de mémoire pour cette ingénieuse invention. Le public ne cesse d’applaudir ces conversations à double entente, chacun croyant être seul à comprendre ce que dit l’un des acteurs, et jouissant de l’erreur de l’autre.

Les événements où l’honneur est intéressé sont les sujets qu’il faut préférer, parce qu’ils émeuvent puissamment les âmes. Peignez aussi de préférence les actions vertueuses, car la vertu est partout aimée. En effet, ne voyons-nous pas chaque jour que l’acteur qui joue les rôles de traître devient odieux à tous, qu’on évite sa rencontre, et que même les marchands refusent de lui vendre ; tandis que l’acteur qui représente un honnête homme, on l’aime, on l’honore, on l’accueille, on le recherche, on le fête jusque dans les meilleures maisons.

Bornez à quatre feuilles l’étendue de chaque acte ; douze feuilles remplissent la durée qu’il convient de donner au spectacle, et plus de longueur lasserait la patience de l’auditoire[10]. Si vous vous permettez des critiques, qu’elles ne dégénèrent point en satires claires et manifestes ; rappelez-vous que c’est pour un abus semblable que les comédies furent jadis défendues dans la Grèce et dans Rome. Piquez, mais ne blessez pas ; car celui qui outrage ne doit attendre ni faveur dans le présent, ni renommée dans l’avenir.

Voilà ce que vous pouvez regarder comme des aphorismes, vous qui ne vous préoccupez point des préceptes de l’art ancien. Pour aujourd’hui je n’ai pas le loisir d’en dire davantage.

Quant à ce qui concerne les trois parties de l’appareil et de la décoration scénique, c’est l’affaire des directeurs de théâtre : qu’ils étudient Vitruve, qu’ils consultent Valère Maxime, Petrus Crinitus, et Horace en ses Épîtres, ils y trouveront l’art de disposer les temples, les arbres, les maisons, les cabanes, en peinture. Pour le costume, ils s’adresseront, au besoin, à Julius Pollux. Et vraiment c’est une des barbaries qui nous choquent le plus dans la comédie espagnole, que de voir paraître un Turc avec une collerette à l’européenne, et un Romain en haut-de-chausses.

Mais de tous les barbares, nul ne mérite ce titre plus que moi, puisque j’ai l’insolence de donner des préceptes contre l’art, et que je me laisse entraîner au courant, au risque d’être traité d’ignorant par l’Italie et la France. Mais qu’y pourrais-je faire ? En comptant celle que j’ai terminée cette semaine, j’ai composé quatre cent quatre-vingt-trois comédies, et, six exceptées, tout le reste pèche grièvement contre les règles de l’art. Après tout, je défends ce que j’ai écrit, d’autant que mes pièces, j’en suis persuadé, autrement composées et meilleures, n’auraient pas été ainsi goûtées du public ; car bien souvent ce qui est contre la justice et la loi est par cela même ce qui plaît le plus.

  1. Arte nuevo de hacer comedias. Ainsi que nous l’avons déjà dit (voyez Calderon, notice), en général, le mot espagnol comedia sert à désigner indistinctement une pièce de théâtre, soit comédie, soit tragédie. C’est pourquoi ces mots el Arte nuevo de hacer comedias, signifient le nouvel art de composer des pièces de théâtre, ou, plus brièvement, le nouvel Art dramatique.
  2. Chefs-d’œuvre des théâtres étrangers. Tom. Ier de Lope de Vega.
  3. Tambien qualquiera imitacion poetica
    Se hace de tres cosas, que son platica,
    Verso dulce, harmonia o sea la musica.

    L’honorable M. Labeaumelle, qui a traduit avant nous el Arte nuevo, a rendu ainsi ce passage : « Toute imitation poétique se compose de trois choses, la déclamation ou le chant, les vers ou l’harmonie. » Dans l’énumération de M. Labeaumelle, il n’y pas trois choses (tres cosas) ; il y en a deux, ou il y en a quatre. Ensuite il ne s’agit pas de chant ; il s’agit seulement de l’harmonie des vers. Ce qui excuse M. Labeaumelle, et ce qui nous excusera nous-même si nous n’avons pas bien rendu ce passage, c’est le vague des expressions de Lope.

  4. Immédiatement après les vers que nous venons citer, Lope ajoute :
    Que en esto fue comun con la tragedia.
    M. Labeaumelle a traduit : « La tragédie et la comédie conviennent en ces deux points. » Il ne s’agit pas de deux points : Lope dit en esto, en cela. Il veut dire qu’en parlant de ce qui constitue l’imitation poétique, il entend parler pour la tragédie comme pour la comédie.
  5. C’est tout le contraire ; ce n’est pas Térence, c’est Plaute qui n’éleva jamais le style de la comédie à la hauteur tragique. Comme Lope connaissait parfaitement l’un et l’autre poëte, on ne peut attribuer cette erreur qu’à une distraction, et à la rapidité avec laquelle il composa son Nouvel art dramatique.
  6. Montalvan, dans la Fama postuma, attribue à Lope cette innovation ; d’un autre côté, Cervantes, dans la préface de ses comédies, s’en fait honneur à lui-même. Lorsque nous écrirons la notice qui précédera les chefs-d’œuvre dramatiques de Cervantes, et que nous tracerons l’histoire du théâtre espagnol, nous expliquerons comment l’auteur de Don Quichotte et Montalvan ont pu l’un et l’autre se tromper de bonne foi.
  7. Dividido en dos partes el asunto.
    M. Labeaumelle a traduit : « Le sujet étant divisé en trois parties, » corrigeant le texte de Lope, qui a écrit dos partes (deux parties) et non pas tres, (trois). M. Labeaumelle, préoccupé sans doute de ce qui précède, aura cru que le poëte voulait parler de la division en trois actes. Lope y reviendra plus tard avec détail. Ici il s’agit, selon nous, du mélange du comique et du tragique ; et Lope conseille au poëte de disposer son plan de telle sorte, qu’on ne puisse pas prévoir si le dénoûment sera heureux ou malheureux.
  8. Le vers octosyllabique, usité dans les romances nationales.
  9. Note wikisource : dans les différents fac-simile de cette édition que nous avons pu consulter, les deux pages comportant la fin de ce texte sont manquantes ; les derniers paragraphes proviennent donc d’une édition plus ancienne (1862) de la même traduction.
  10. La feuille contenait de deux cent cinquante à trois cents vers. Cela fait donc de mille à douze cents vers par acte, et de trois mille à trois mille six cents pour la comédie.