Théâtre de campagne/Le Petit Dom Quichotte

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Théâtre de campagneRuaulttome I (p. 1-52).

LE PETIT
DOM QUICHOTTE,
COMÉDIE
En un Acte & en Prose.

PERSONNAGES.

LA COMTESSE DE GRISEVILLE. Grand’mère de Mademoiselle de Vïlledour.

Mlle. DE VILLEDOUR, âgée de dix ans.

LE VICOMTE DE GRANDCOUR, Grand-pere du Marquis de Saint-Arnoud.

LE MARQUIS DE SAINT-ARNOUD, âgé de treize ans.

L’ABBÉ RÉDA, Précepteur du Marquis de Saint-Arnoud.

JAQUOT, Fils du Jardinier du Vicomte de Grandcour, âgé de douze ans.

LA MERE GOURDON, vieille Paysanne.

GILLE GOURDON, Fils de la mère Gourdon.

La Scène est dans un Bois.


Scène première.

LE MARQUIS DE SAINT-ARNOUD, JAQUOT.
Le Marquis en Dom Quichotte, Jaquot en Sancho avec un bissac.
Jaquot, mangeant.

Mais Monsieur le Marquis, est-ce que nous irons encore bien loin comme cela ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Oui, Dom Jaquot.

Jaquot.

Je n’aime pas ce Dom là, Dom Jaquot ! j’aime mieux que vous m’appelliez Jaquot, tout court.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

N’es-tu pas mon Écuyer ?

Jaquot.

Vous me l’avez dit ; mais je ne sai pas ce que c’est, Monsieur le Marquis.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Je ne veux pas que tu m’appelles, Monsieur le Marquis ; ne t’en souvient-il pas ?

Jaquot.

Dame, c’est que je n’oublie pas votre nom de Marquis de Saint-Arnoud, que je ne me souviens jamais de celui de Dom, Dom…

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Dom Brillant de l’Aurore.

Jaquot.

C’est bien long, Monsieur le Marquis.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Eh bien, appelle-moi Seigneur.

Jaquot.

Seigneur ? je m’en souviendrai bien. Mais, Monsieur le Marquis, j’ai bien peur que ma mere ne me cherche quand elle ne me verra pas revenir du Château. Dame, c’est qu’elle sera bien en colere contre moi, quand elle ne me trouvera pas.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Elle se consolera quand elle apprendra que tu seras devenu Gouverneur d’une Isle.

Jaquot.

Gouverneur ! j’ai encore oublié ce que c’est. Je suis bien fâché que cette nuit, pendant que nous dormions dans la Forêt, vous ayez perdu votre cheval & moi mon âne ; car nous n’irons pas bien loin à pied.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Nous les retrouverons.

Jaquot.

Oui ; mais si nous ne les trouvons pas, Monsieur le Vicomte de Grandcour, votre Grand-père, fera courir après nous, & M. l’Abbé Réda, votre Précepteur, me donnera le fouet pour m’être en allé avec vous.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Je ne souffrirai pas qu’il fouette mon Écuyer.

Jaquot.

Il vous fouettera peut-être vous-même, Monsieur le Marquis.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Dis donc Seigneur Dom Brillant.

Jaquot.

Seigneur Dom Bruyant… Je n’apprendrai jamais ce nom là. Et, où allons-nous aller à présent ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Chercher des aventures.

Jaquot.

Des aventures ? vous parlez toujours de noms que je ne connois pas. Est-ce que tous ces noms là sont dans ce livre que vous liftez tous les soirs ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Est-ce que tu ne t’en souviens pas ?

Jaquot.

Non, Monsieur le Marquis.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Veux-tu bien dire Seigneur ?

Jaquot.

Oui, oui, Seigneur, pourvu que je ne dise pas Dom Bruyant de…

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Eh bien dis Seigneur Chevalier.

Jaquot.

Ah, je me souviendrai bien de Chevalier.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Tu ne te souviens pas de ce que je te lisois ?

Jaquot.

Non ; parce que je m’endormois toujours. Où dînerons-nous aujourd’hui ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Eh, tu manges actuellement.

Jaquot.

Oui, je déjeune ; mais après, il faut dîner ; moi je mangerois toute la journée si je voulois. Pourquoi ne déjeunez-vous pas ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Parce que Dont Quichotte n’a jamais déjeuné, ni tous les Chevaliers dont ce livre là parle.

Jaquot.

Je crois que c’est un mauvais métier que celui que nous allons faire ; j’aimerois mieux être au Château de Grandcour, à travailler au Jardin, avec mon pere, ou à tourner la broche dans votre cuisine.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Et la gloire ?

Jaquot.

La gloire ? je ne sai pas ce que c’est non plus.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Tu ne sais donc pas lire ?

Jaquot.

Si fait, un peu dans le latin. Mais si nous cherchions nos bêtes au lieu de parler de tout cela.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Et qu’est-ce que nous faisons donc ?

Jaquot.

Nous les cherchons ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Sans doute.

Jaquot.

Je n’en savois rien.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Tu ne penses qu’à manger, tiens, reste ici, si tu les vois passer, tu les arrêteras.

Jaquot.

Allez, allez toujours, je m’en vais m’asseoir là.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Je viendrai t’y retrouver. Il s’en va.

Jaquot.

C’est bon ; c’est bon. Je m’en vais boire un bon coup de vin & puis, si j’ai envie de dormir, je dormirai. Il boit.


Scène II.

LA MERE GOURDON, JAQUOT.
Jaquot.

Vela je crois une femme qui porte une bourée. Il faut que je lui demande si elle a vu nos bêtes.

La Mere Gourdon.

Je suis bien lasse toujours, j’ai envie de me reposer ici. Elle jette sa bourée à terre, & elle s’assied dessus.

Jaquot.

Ah, dites-donc la mere ?

La Mere Gourdon.

Eh bien, quoi que veut ce petit garçon-là ?

Jaquot.

Je voulions vous demander si vous n’avez pas vû un cheval & un âne, la mere.

La Mere Gourdon.

Âne toi même. Qu’est-ce que c’est que ce petit coquin là, les enfans n’ont plus de respect pour la vieillesse.

Jaquot.

Dites toujours si vous les avez vus.

La Mere Gourdon.

Je te dis que non, petit garnement. Allons laisse-moi en repos.

Jaquot.

Laissez-moi en repos vous-même ; car je vais me coucher, & je veux dormir. Il se couche. Bon soir la mere.

La Mere Gourdon.

Oui bon soir, bon soir, va te coucher, tu souperas demain. Voyez ce petit vilain qui va dormir pendant que sa mere le cherche peut-être partout. Mon dieu ! on est bien bon d’aimer ces morveux là. Mais qu’est-ce que je vois venir par ici. Je crois que… oui, c’est une petite Demoiselle, elle paroît bien gentille.


Scène III.

Mlle. DE VILLEDOUR, LA MERE GOURDON, JAQUOT, dormant.
Mlle. de Villedour.

Bonjour, ma bonne Dame.

La Mere Gourdon.

Bonjour, ma belle Demoiselle.

Mlle. de Villedour.

J’ai bien envie de vous demander une chose ; mais il faut que vous me promettiez de me dire la vérité.

La Mere Gourdon.

Je ne mentons jamais dans notre Village, ma belle Demoiselle.

Mlle. de Villedour.

C’est que je voudrois bien savoir si vous n’êtes pas une Fée.

La Mere Gourdon.

Une Fée ?

Mlle. de Villedour.

Oui, & si vous en êtes une, il faut me dire si vous êtes bienfaisante, ou malfaisante.

La Mere Gourdon.

Eh ? bon dieu, Mademoiselle, je ne sai pas ce que vous voulez dire tant seulement.

Mlle. de Villedour.

Quoi, vous ne savez pas ce que c’est qu’une Fée ?

La Mere Gourdon.

Je n’ons jamais entendu parler de ce bétail là.

Mlle. de Villedour.

Vous n’avez donc jamais lu de Contes ?

La Mere Gourdon.

Oh, des Contes, des Contes ! je ne savons que le compte de notre troupeau, voyez-vous ?

Mlle. de Villedour.

Vous avez un troupeau ?

La Mere Gourdon.

Ah, dame, oui, & qui est bian gentil.

Mlle. de Villedour.

Des moutons ?

La Mere Gourdon.

Oui, des moutons, des brebis, des agneaux.

Mlle. de Villedour.

Et auriez-vous besoin d’une Bergere ?

La Mere Gourdon.

Oh, que non ; j’ons mon fils qui les garde.

Mlle. de Villedour.

Votre fils ; il est donc Berger ?

La Mere Gourdon.

Eh, vraiment oui.

Mlle. de Villedour.

Ah, je voudrois bien le voir, j’aime beaucoup les Bergers.

La Mere Gourdon.

Eh, pardi vous le varrez ; je m’en vais l’appeller. Eh, Gille Gourdon ?


Scène IV

Mlle. DE VILLEDOUR, LA MERE GOURDON, JAQUOT, dormant, GILLE GOURDON, sans paroître.
Gille Gourdon.

Quoique vous voulez, ma mere ?

La Mere Gourdon.

Eh, viens ici, fieux, vela une belle Demoiselle qui veut te voir.

Gille Gourdon.

Une Demoiselle ?

La Mere Gourdon.

Oui, oui.

Gille Gourdon, paroissant.

Eh bien, me vela.

Mlle. de Villedour.

Mais ce n’est pas là un Berger.

Gille Gourdon.

Je ne suis pas un Berger ?

Mlle. de Villedour.

Eh non, vraiment, vous n’êtes qu’un Paysan.

Gille Gourdon.

Et vous verrez qu’un Berger n’est pas un Paysan.

Mlle. de Villedour.

Je sai bien ce que je veux dire, j’en ai vu dans des tableaux, chez ma grand’mere.

Gille Gourdon.

Oh, des tableaux, c’est de la peinture cela, à ce qu’on dit.

Mlle. de Villedour.

Cela est vrai. Vous êtes bien habile pour un Paysan.

Gille Gourdon.

Ah dame, oui, je sis habile, & si j’avois tant seulement pû apprendre à lire, on disoit comme cela que je serois peut-être Procureux Fiscal à présent.

Mlle. de Villedour.

Cela peut bien être.

La Mere Gourdon.

Ah ç’a, dites-moi donc, Mademoiselle, pourquoi allez-vous comme-ça toute seule ?

Mlle. de Villedour.

C’est que je veux me faire Bergere.

Gille Gourdon.

Vous ?

Mlle. de Villedour.

Sans doute.

Gille Gourdon.

Ah, ah, vela un bon tour ! Est-ce que vous êtes venue comme cela à pied du Village de Griseville ?

Mlle. de Villedour.

Oui, & qui vous a dit que je viens de ce Village là ?

Gille Gourdon.

Ah, je m’en doute ; parce qu’en voilà le chemin. Vous voulez donc être Bergere ?

Mlle. de Villedour.

Je voudrois bien avoir un troupeau à moi ; mais, comme je n’ai pas d’argent pour en acheter, si vous vouliez, je garderois le vôtre

La Mere Gourdon.

Ah, bien, comme vous voudrez.

Gille Gourdon.

Pour aujourd’hui seulement ?

Mlle. de Villedour.

Non, pour toujours. Est-ce qu’il n’y a pas des Bergeres comme moi dans la campagne.

Gille Gourdon.

Ah que oui, oui. À sa mere. La drôle de petite fille.

La Mere Gourdon, à son fils.

Est-ce que tu la connois, fieux ?

Gille Gourdon.

Laissez, laissez-moi faire.

La Mere Gourdon.

Et comment vous appellez-vous ma belle Demoiselle ?

Mlle. de Villedour.

Astrée, ma bonne Dame. Mais dites-donc si vous voulez me donner votre troupeau à garder, parce que, sans cela, j’irai chercher à en garder un autre.

Gille Gourdon.

Ah, que non, Mademoiselle, baillez-nous la préférence.

Mlle. de Villedour.

Je sais bien ce qu’il faut faire. Où est-il votre troupeau ?

Gille Gourdon.

Il est là, tout contre ; vous le voyez d’ici.

Mlle. de Villedour.

Ah, oui, je m’en y vais. Vous avez un chien ?

Gille Gourdon.

Oui, vous le trouverez aussi, asseyez-vous là. Voulez-vous que j’aille avec vous ?

Mlle. de Villedour.

Ce n’est pas la peine, ce n’est pas la peine. Adieu, ma bonne Dame.

La Mere Gourdon.

Adieu, ma belle Demoiselle.


Scène V.

LA MERE GOURDON, GILLE GOURDON, JAQUOT, dormant.
La Mere Gourdon.

Eh, dis donc, fieux, est-ce que tu la connois c’te petite Demoiselle ?

Gille Gourdon.

Pardi oui, je n’en ons pas fait semblant comme vous voyez.

La Mere Gourdon.

Alle a dit un nom que je n’ai jamais entendu dire.

Gille Gourdon.

Bon, sûrement, alle en a un autre ; c’est la petite fille de Madame la Comtesse de Griseville, qui est si folle, à ce qu’on dit.

La Mere Gourdon.

Est-ce que tu l’as vûe cette Comtesse-là ?

Gille Gourdon.

Alle vient se promener comme-ça dans le bois souvent en lisant, alle s’est laissé tomber l’autre fois par terre, c’est moi qui l’a ramassée, & elle m’a baillé un écu.

La Mere Gourdon.

Et c’te petite Demoiselle là, étoit avec elle ?

Gille Gourdon.

Oui, voirement, & j’ons bian vu qu’alle ne m’a pas reconnu.

La Mere Gourdon.

Eh bian, fieux, qu’est-ce que j’allons en faire ?

Gille Gourdon.

Écoutez bian, ma mere.

La Mere Gourdon.

J’écoute, fieux ; j’écoute.

Gille Gourdon.

Je disons puisqu’alle m’a baillé un écu pour l’avoir relevée de terre, cette Comtesse…

La Mere Gourdon.

Oui, alle t’a baillé un écu, c’est vrai ça ?

Gille Gourdon.

Laissez-moi donc dire. Alle croit peut-être sa petite fille pardue…

La Mere Gourdon.

Pardue ?

Gille Gourdon.

Oui ; puisqu’alle est venue toute seule.

La Mere Gourdon.

Ah, oui, alle est venue toute seule.

Gille Gourdon.

Si j’allons donc l’y porter la nouvelle qu’alle est ici, vela qu’alle me baillera encore bian plus d’argent.

La Mere Gourdon.

T’as raison, fieux.

Gille Gourdon.

Et par ainsi, c’est pourquoi je m’en vas aller à Griseville, pour le dire à Madame la Comtesse.

La Mere Gourdon.

J’allons être tout d’un coup bian riches !

Gille Gourdon.

Acoutez, il faut en avoir bian soin de cet enfant là.

La Mere Gourdon.

Oh, alle ne s’en ira pas. Et puis je m’en vas l’y chercher du pain & du beurre, pour qu’alle ne meure pas de faim.

Gille Gourdon.

Vous avez raison. Adieu, ma mere.

La Mere Gourdon.

Adieu, fieux. Je m’en vas porter ma bourée. Et je songe que j’ai des poires, je l’y en porterons. Elle emporte sa bourée.


Scène VI.

LE MARQUIS DE SAINT-ARNOUD, JAQUOT dormant.
Le Marquis de Saint-Arnoud, regardant aller la Mere Gourdon.

Cette bonne femme ne reviendra peut-être plus. Il éveille Jaquot. Allons Jaquot, Jaquot.

Jaquot se frottant les yeux.

Eh bien, mon pere, me voilà.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Jaquot, c’est moi.

Jaquot le regardant.

Ah ! c’est vous, Monsieur le Marquis, non, Seigneur Dom… Seigneur Chevalier. N’est-ce pas comme cela ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Oui, oui, lève-toi.

Jaquot se levant.

Avez-vous retrouvé nos bêtes ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Non, non, j’ai trouvé bien autre chose.

Jaquot.

Ah bien ! j’en retiens part.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Et ce n’est pas ce que tu crois.

Jaquot.

Qu’est-ce que c’est donc ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

C’est une aventure.

Jaquot.

Une aventure ? Je vous dis que je ne sais pas ce que c’est.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

C’est une Princesse enchantée, qui est métamorphosée en petite Bergere.

Jaquot.

Une Princesse à chanter, elle chante donc ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Je te dis enchantée.

Jaquot.

Dame, je ne comprends pas cela.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Cela ne fait rien. Il faut que tu lui fasse un compliment de ma part.

Jaquot.

Ah bien, où est-elle ? Je m’en vais lui dire que vous lui faites bien vos complimens.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Ce n’est pas cela, il faut que tu lui dise que le Chevalier Dom Brillant de l’Aurore…

Jaquot.

Oh ? je ne retiendrai jamais cela.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Je me mettrai derrière toi & je te soufflerai.

Jaquot.

Ah, comme à l’école quand on ne sait pas sa leçon ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Oui. Mais comme tu es barbouillé ! tes moustaches sont effacées.

Jaquot.

Vous m’avez fait doubler mon Bonnet de peau de lapin aussi.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

C’est pour être comme Sancho.

Jaquot.

Oui, mais le poil s’en va, & puis cela me démange, & je me frotte le visage. Mais vous n’avez qu’une moustache vous.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

C’est en me mouchant apparemment que j’ai effacé l’autre, cela est bien désespérant pour un Chevalier de n’avoir pas encore de barbe ! Ah ! voici la Princesse.


Scène VII.

Mlle. DE VILLEDOUR, LE MARQUIS DE SAINT-ARNOUD, JAQUOT.
Jaquot.

La Princesse ? Ce n’est pas-là une Bergere non plus.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Je te dis que si.

Jaquot.

Elle ne ressemble point à ma Sœur, qui garde nos Vaches.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Je le crois bien, bélître.

Mlle. de Villedour à ses Moutons qui paroissent.

Restez, restez ici, petits Moutons, vous y serez à l’ombre, & vous n’y aurez pas si chaud.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Allons, Jaquot.

Jaquot.

Qu’est-ce qu’il faut que je dise ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Mets un genou en terre & ôte ton Bonnet.

Jaquot, un genou à terre, son Bonnet à la main.

Après.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Adorable Princesse…

Jaquot.

Ado… n’est-ce pas ado… ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Oui.

Jaquot.

Ado… J’ai oublié le reste.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Adorable Princesse.

Jaquot.

Rable Princesse.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Vous voyez devant vous.

Jaquot.

Vous voyez… c’est derriere moi qu’il faut dire.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Non, vous voyez devant vous…

Jaquot.

Non, vous voyez devant vous.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Le Chevalier Dom Brillant de l’Aurore.

Jaquot.

Le Chevalier… je ne dirai jamais le reste.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Ôte-toi delà, Bélître.

Jaquot se relevant en mettant son Bonnet.

Ah bien ! tant mieux.

Le Marquis de Saint-Arnoud un genou en terre.

Adorable Princesse, vous voyez dans le Chevalier Dom Brillant de l’Aurore, le plus humble de vos serviteurs & le plus amoureux. À travers cet enchantement, mon cœur vous a reconnu, souffrez que je vous consacre à jamais & ma vie & mes armes.

Mlle. de Villedour.

Arrêtez, Monsieur le Chevalier.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Quoi, Madame, mon amour pourroit-il vous déplaire ?

Mlle. de Villedour.

Vous me parlez d’amour ! oubliez-vous qui je suis & ce que vous êtes ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Ô ciel ! aurois-je pu vous offenser ?

Mlle. de Villedour.

Reconnoissez en moi la Bergere Astrée.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Non, Madame, vous n’êtes point une Bergere.

Mlle. de Villedour.

C’est vous qui n’êtes pas un Berger, & ce n’est qu’un Berger qui pourra m’aimer.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Je deviendrai Berger, si vous le voulez, Renaud n’avoit-il pas tout quitté pour Armide ?

Mlle. de Villedour.

Quand vous seriez Berger, vous n’auriez pas dû me parler de votre amour. Allez vous noyer à présent, & ne me voyez jamais. Adieu. Elle sort, & les Moutons disparoissent.


Scène VIII.

LE MARQUIS DE SAINT-ARNOUD, JAQUOT.
Le Marquis de Saint-Arnoud.

Est-il malheur pareil au mien ! ce cruel enchantement l’a empêché de me reconnoître, je veux la suivre & mourir à ses pieds.

Jaquot.

Ah, mon Dieu, voilà un malheur bien plus grand ! je vois Monsieur l’Abbé Réda, votre Précepteur.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Non, ce n’est pas lui.

Jaquot.

Regardez, il vient à nous.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

C’est un Géant enchanteur, qui a pris sa figure pour m’épouvanter, mais je vais chercher mes armes que j’ai pendues à un arbre, & avec le consentement de la Princesse, je reviens ici pour le combattre.

Jaquot.

Pour moi, je vais m’enfuir à quatre pattes dans les broussailles, de peur d’avoir le fouet. Il s’enfuit à quatre pattes.


Scène IX.

LE VICOMTE DE GRANDCOUR, L’ABBÉ RÉDA.
L’Abbé Réda.

Ah, Monsieur le Vicomte, n’avancez pas, je crois qu’il faut nous en aller, j’ai vu marcher quelque chose.

Le Vicomte de Grandcour.

Qu’est-ce que c’est, l’Abbé ?

L’Abbé Réda.

Je n’en sais rien, je n’avois pas ma lorgnette, mais c’est peut-être un Sanglier ou un Loup.

Le Vicomte de Grandcour.

Nous leur aurons fait peur. Je parierois tout au monde que mon fils a passé la nuit dans ce bois, sur ce que l’on nous a dit qu’on l’avoit vu de ce côté-ci, & sur ce que son cheval & l’âne du Jardinier qui sont revenus, paroissoient avoir mangé des feuilles.

L’Abbé Réda.

Cela pourrait bien être, Monsieur ; mais rien ne nous montre leurs traces. Si je les retrouve ils se souviendront, tous les deux, des alarmes qu’ils m’ont données & qu’ils me donnent encore.

Le Vicomte de Grandcour.

Monsieur l’Abbé, si nous étions en tems de guerre, & que mon petit-fils y fût allé, cela ne m’étonneroit pas, & j’en serois même charmé.

L’Abbé Réda.

Il ne devroit pas y aller sans votre permission ni la mienne.

Le Vicomte de Grandcour.

Si vous n’aviez pas été dîner avec tous vos Curés, vous ne l’auriez pas quitté, & cela ne seroit pas arrivé ; ceci a tout l’air d’un projet, & il a saisi l’occasion de l’exécuter ; cela est très-bien fait à lui.

L’Abbé Réda.

Monsieur, je peux avoir tort, mais…

Le Vicomte de Grandcour.

Je ne vous reproche rien ; d’ailleurs tous les gens que j’ai mis en campagne le ramèneront sûrement.

L’Abbé Réda.

Je le crois comme vous, mais après la clef des champs qu’il a prise, comment le remettre à l’étude, c’est votre faute à vous, Monsieur le Vicomte, s’il a fait cette escapade.

Le Vicomte de Grandcour.

Il a donc plus profité de mes leçons que des vôtres.

L’Abbé Réda.

Cela pourroit bien être, vous ne lui parliez que de guerre, de combats ; toutes vos tapisseries représentent les Aventures de Dom Quichote, vous m’avez ordonné de lui acheter ce livre-là. Et depuis un an il ne lit pas autre chose.

Le Vicomte de Grandcour.

Tant mieux, c’est un livre excellent pour la morale.

L’Abbé Réda.

Oui, les enfans se soucient bien de la morale d’un livre, ils la passent toujours pour s’attacher au merveilleux, ou à ce qui les fait rire.

Le Vicomte de Grandcour.

Dom Quichotte étoit brave, & j’en ai toujours fait grand cas.

L’Abbé Réda.

C’étoit un fou.

Le Vicomte de Grandcour.

Monsieur l’Abbé, halte-là, plus de respect pour la bravoure ; c’est la premiere de toutes les qualités.

L’Abbé Réda.

Monsieur le Vicomte, Homère & Virgile cependant…

Le Vicomte de Grandcour.

Ne la connoissoient pas, leurs Héros étoient toujours protégés par quelques Divinités, je vous défends de faire lire ces Auteurs à mon fils.

L’Abbé Réda.

Oui, si nous le retrouvons ; mais s’il est rencontré par quelques bétes féroces.

Le Vicomte de Grandcour.

Croyez qu’il se défendra. N’a-t-il pas son épée ?

L’Abbé Réda.

Oui, Monsieur. Mais s’il rencontre des voleurs ?

Le Vicomte de Grandcour.

Il les arrêtera & les amènera pieds & poings liés.

L’Abbé Réda.

Un enfant ?

Le Vicomte de Grandcour.

Un enfant, Monsieur Réda, un enfant ! il est mon petit-fils, il n’y a point d’enfance pour les Héros. Écoutez l’Abbé, j’ai combattu dès l’âge de dix ans.

L’Abbé Réda.

Vous ?

Le Vicomte de Grandcour.

Oui, moi, & l’amour & la gloire ont occupé tous les instans de ma vie. Depuis la paix un malheureux amour m’a fait retirer dans mon Château de Grandcour.

L’Abbé Réda.

Vous êtes amoureux, Monsieur le Vicomte. Vous plaisantez.

Le Vicomte de Grandcour.

On ne plaisante point avec l’amour, & si l’amour avoit causé la fuite de mon petit-fils, je la lui pardonnerois encore.

L’Abbé Réda.

Quoi ! vous voudriez qu’à son âge une funeste passion…

Le Vicomte de Grandcour.

Funeste, il est vrai, je l’éprouve depuis vingt ans.

L’Abbé Réda.

Je ne saurois le croire.

Le Vicomte de Grandcour.

Vous n’avez donc jamais vu la Comtesse de Griseville ?

L’Abbé Réda.

Qui demeure ici près ?

Le Vicomte de Grandcour.

Elle même ; oui, ses rigueurs me tournent toujours la tête, voilà tout le défaut que je lui connois, & il n’en est pas un ; c’est une preuve de sa vertu.

L’Abbé Réda.

Elle passe pour une folle.

Le Vicomte de Grandcour.

Qu’osez-vous dire, malheureux ?

L’Abbé Réda.

Moi ? Rien, Monsieur le Vicomte.

Le Vicomte de Grandcour.

Sa grace, ses charmes…

L’Abbé Réda.

Monsieur, voilà une bonne femme, il faudroit lui demander des nouvelles de Monsieur le Marquis ?

Le Vicomte de Grandcour.

Faites, Monsieur Réda.


Scène X.

LE VICOMTE DE GRANDCOUR, LA MERE GOURDON, L’ABBÉ RÉDA.
La Mere Gourdon un petit panier au bras.

Ah, Messieurs, je suis bien-aise de vous rencontrer : ne cherchez-vous pas une petite Demoiselle ?

L’Abbé Réda.

Non, ma bonne femme, nous cherchons le Petit-fils de Monsieur le Vicomte, qui est perdu depuis hier, & qui a avec lui un petit garçon.

La Mere Gourdon.

Un petit garçon, n’a-t-il pas un bonnet rouge ?

L’Abbé Réda.

Je crois que oui.

La Mere Gourdon.

Il a dormi ici une heure tantôt, & je crois que je viens de les voir tous les deux par là-bas, qui cherchoient quelque chose à terre.

L’Abbé Réda.

Je serai bien aise de les retrouver, je leur apprendrai à nous donner comme cela de l’inquiétude.

La Mere Gourdon.

Oh, mais si vous vous fâchez & si vous leur faites du mal, je ne vous enseignerai pas où ils sont.

Le Vicomte de Grandcour.

Cette bonne femme a raison, Monsieur l’Abbé. Allez voir si ce sont eux ; quand vous les aurez reconnus, vous viendrez me le dire, & je vous défends d’en approcher & de vous en faire reconnoître avant de m’avoir rendu compte.

L’Abbé Réda.

Je ferai, Monsieur, ce que vous m’ordonnez.

Le Vicomte de Grandcour.

Allez donc.

La Mere Gourdon.

En ce cas-là, venez, ne faites pas de bruit, je vais vous les montrer.


Scène XI.

LA COMTESSE DE GRISEVILLE, LE VICOMTE DE GRANDCOUR, GILLE GOURDON.
La Comtesse de Griseville en arrivant.

Mon ami, je suis enchantée de tout ce que vous me dites-là.

Gille Gourdon.

C’est bien vrai, Madame la Comtesse.

La Comtesse de Griseville.

Je serai charmée de la voir avec son troupeau. Ah ! qu’elle tient bien de moi !

Le Vicomte de Grandcour.

Que vois-je ! Quoi, c’est vous, Madame ? Après m’avoir si longtems refusé le bonheur de vous voir, je vous retrouve & vous ne me regardez plus avec cet air sévere…

La Comtesse de Griseville.

Non, Monsieur le Vicomte…

Le Vicomte de Grandcour.

Mon bonheur me confond !

La Comtesse de Griseville.

Apprenez…

Le Vicomte de Grandcour.

Que de graces, que de charmes !

La Comtesse de Griseville.

Quoi, vous trouvez encore…

Le Vicomte de Grandcour.

Ah, jamais vous n’avez été si belle.

La Comtesse de Griseville.

Vous me flattez.

Le Vicomte de Grandcour.

Non, mon cœur me dit que je ne puis vous tromper, l’amour le plus pur & le plus violent en meme-tems y régnera toujours, sans cesse occupé de vous… Mais votre sévérité auroit-elle un terme enfin, vous lasseriez-vous de cet excès de rigueurs ? Ah, Madame ! Il tombe à genoux.

La Comtesse de Griseville.

Levez-vous, Vicomte, vous avez vous-même causé tous vos malheurs.

Le Vicomte de Grandcour.

Moi, Madame, que dites-vous !

La Comtesse de Griseville.

Oui, ingrat, au moment où j’allois enfin me rendre, vous me fuyez, vous me quittez.

Le Vicomte de Grandcour.

Eh, Madame, c’étoit pour devenir plus digne de vous ; depuis six ans je vous adorois sans pouvoir espérer de vous toucher, Mars m’ouvre le champ de gloire, je vole à Mahon, espérant joindre les lauriers de la victoire aux myrthes de l’amour, & vous refusez à mon retour de me voir…

La Comtesse de Griseville.

Je vous ai cru infidèle.

Le Vicomte de Grandcour.

Moi, j’aurois pu l’être ! grands Dieux ! mais pourquoi n’avoir pas voulu m’entendre ? Pourquoi me renvoyer mes lettres sans les lire ?

La Comtesse de Griseville.

La vertu me l’ordonnoit, & peut-être…

Le Vicomte de Grandcour.

Achevez… Mais qui change en ce moment cet air sévere ? qui me procure cet instant fortuné ?

La Comtesse de Griseville.

Une chose singuliere, qui ravit mon ame, qui doit vous toucher, si la vôtre est encore sensible. Ma Petite-Fille, l’objet de tous mes soins, que je me plaisois à élever, vient de me donner la preuve la plus convaincante que tous ses goûts, ses sentimens, se rapporteront aux miens, ma joie est sans égale !

Le Vicomte de Grandcour.

Ah, que je la partage ! expliquez moi quel en est l’objet.

La Comtesse de Griseville.

Vous connoissez le Roman de l’Astrée.

Le Vicomte de Grandcour.

Ah, sûrement.

La Comtesse de Griseville.

Il me charme toujours de plus en plus, je ne me lasse point de le lire, ma Petite-fille l’aime aussi, mais au point qu’elle est sortie ce matin avec un petit chapeau de paille, & qu’elle est venue trouver ici la mere de ce garçon, pour lui demander de garder son troupeau ; elle est Bergere, Vicomte, cela n’est-il pas charmant ! j’en mourrai de joie.


Scène XII.

LA COMTESSE DE GRISEVILLE, LE VICOMTE DE GRANDCOUR, L’ABBÉ RÉDA, GILLE GOURDON.
L’Abbé Réda.

Ah, Monsieur, je vous le disois bien, Monsieur votre Petit-fils s’est fait Chevalier Errant.

Le Vicomte de Grandcour.

Je le voudrois de tout mon cœur.

La Comtesse de Griseville.

Chevalier Errant ?

L’Abbé Réda.

Oui, Madame, il est arme de pied en cap comme on nous représente Dom Quichotte.

La Comtesse de Griseville.

Chevalier Errant ! mais, Vicomte, est-ce que vous n’êtes point transporté de cet héroïsme ?

Le Vicomte de Grandcour.

L’Abbé croyoit que j’avois tort de ne lui parler que de siéges, de combats & de galanterie.

La Comtesse de Griseville.

Il ne s’y connoît pas.

Le Vicomte de Grandcour.

Les hommes ne sont que ce qu’on les fait, l’Abbé.

L’Abbé Réda.

Mais, Monsieur le Vicomte, permettez-moi de vous dire…

La Comtesse de Griseville.

Allons, Monsieur l’Abbé, vous me feriez croire que vous n’avez point de part à ce succès. Chevalier Errant ! & ma petite fille Bergere ! Vicomte nous sommes trop heureux !

Le Vicomte de Grandcour.

Ma joie est égale à la vôtre.

L’Abbé Réda à part.

Ils sont aussi foux l’un que l’autre.

La Comtesse de Griseville.

Voilà des enfans comme on n’en voit point.


Scène XIII.

LA COMTESSE DE GRISEVILLE, LE VICOMTE DE GRANDCOUR, GILLE GOURDON, LA MERE GOURDON, L’ABBÉ RÉDA.
La Mere Gourdon.

Monsieur le Vicomte, voilà votre petit Monsieur, qui vient par ici avec la petite Demoiselle de Madame, voulez-vous…

La Comtesse de Griseville.

Avec ma Petite-fille ?

La Mere Gourdon.

Oui vraiment.

La Comtesse de Griseville.

Je voudrois qu’il en fût amoureux. Vicomte, cachons-nous pour les entendre. Vous autres, mettez-vous aussi derrière ces arbres.

Le Vicomte de Grandcour.

Allons, Madame. Ils se cachent tous.


Scène XIV.

Mlle. DE VILLEDOUR, LE MARQUIS DE SAINT-ARNOUD, JAQUOT.
Mlle. de Villedour.

Non, Monsieur, je n’écoute rien.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Mais Madame, permettez…

Mlle. de Villedour.

Songez que je vous ai ordonné de ne me plus revoir.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Je ne vous demande qu’une grace.

Mlle. de Villedour.

Et quelle est-elle ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

C’est la permission de combattre l’Enchanteur qui vous persécute, de vous remettre en possession de vos États, après vous me bannirez pour toujours de votre présence, si je continue à avoir le malheur de vous déplaire.

Mlle. de Villedour.

Je ne connois point d’Enchanteur…


Scène dernière.

LA COMTESSE DE GRISEVILLE, LE VICOMTE DE GRANDCOUR, Mlle DE VILLEDOUR, LE MARQUIS DE SAINT-ARNOUD, LA MERE GOURDON, GILLE GOURDON, L’ABBÉ RÉDA, JAQUOT.
La Comtesse de Griseville.

Je n’y puis plus tenir, votre Petit-fils est charmant, il faut que je l’embrasse. Elle embrasse le Marquis de Saint-Arnoud.

Le Vicomte de Grandcour.

Il est trop heureux, Madame.

Mlle de Villedour.

Ah, ma belle Maman, vous étiez-là ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Mon bon Papa, je crains bien…

Le Vicomte de Grandcour.

Non, mon fils, ne craignez rien, vous avez voulu prendre la cause du beau sexe, c’est très-bien fait.

Jaquot.

Ah, Monsieur le Marquis, voilà Monsieur l’Abbé défendez-moi.

Le Vicomte de Grandcour.

Jaquot, vous avez suivi votre Maître & vous avez très-bien fait, l’Abbé ne vous grondera seulement pas.

La Comtesse de Griseville.

Ils sont tous délicieux ! divins ! jusqu’au petit Jaquot. Ma Fille embrasse-moi aussi. Elle embrasse sa Fille.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Quoi, mon Grand-papa, il est bien vrai que c’est-là Monsieur l’Abbé Réda ?

La Comtesse de Griseville.

Pourquoi donc pas ?

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Et que ce n’est pas l’Enchanteur qui persécute la Princesse ?

Le Vicomte de Grandcour.

Mon Petit-fils, la Princesse est Mademoiselle de Villedour, la Petite-fille de Madame la Comtesse de Griseville ; dans tout ceci il n’y a point d’enchantement, les enchantemens sont fabuleux ; mais la valeur & la vertu sont un don du Ciel, & l’amour est l’effet des charmes de ces Dames.

La Comtesse de Griseville.

Vicomte, il semble que cette aventure soit faite pour nous prouver que nos enfans sont faits l’un pour l’autre, & si vous y consentez…

Le Vicomte de Grandcour.

Je vous entends, Madame, ils se conviennent parfaitement, leur fortune est à peu près égale, & leur bonheur est sûr, mais moi serai-je toujours malheureux ?

La Comtesse de Griseville.

Si vous me promettez de n’être plus volage ; Vicomte…

Le Vicomte de Grandcour.

L’ai-je jamais été ? Et qui pourroit me le rendre ayant le bonheur de vous posséder.

La Comtesse de Griseville.

Allons, je ne peux plus vous résister, dès ce moment, venez chez moi, un doux hymen couronnera notre amour & apprendra à nos enfans que c’est de lui que dépend le vrai bonheur de ma vie.

Le Vicomte de Grandcour baisant la main de la Comtesse.

Mon exemple sera aussi pour mon fils un modèle de la reconnoissance que je vous prouverai toujours.

La Comtesse de Griseville.

Embrassez-vous mes enfans, en attendant le jour qui doit vous unir, vous vous verrez sans cesse.

Les Enfans s’embrassent.
Mlle de Villedour.

Pour moi, j’en suis bien aise, parce que je ne m’ennuierai plus.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Je vous promets de ne plus chercher d’aventures.

L’Abbé Réda à part.

S’ils pouvoient ne plus voir leurs parens, peut-être deviendroient-ils sages.

La Comtesse de Griseville.

Que dites-vous, Monsieur l’Abbé ?

L’Abbé Réda.

Je dis qu’ils sont bienheureux à leur âge.

La Comtesse de Griseville.

Et vous avez raison. L’Abbé, vous ne nous quitterez pas, je veux aussi avoir le petit Jaquot.

L’Abbé Réda.

Allons, Jaquot, remerciez donc Madame.

Jaquot.

Madame, je vous suis bien obligé.

La Comtesse de Griseville.

J’aurai soin aussi de cette bonne femme & de son fils, ce jour est fait pour rendre tout heureux.

VAUDEVILLE.

L’Abbé Réda.

À des Enfans, dans leur jeune âge,
On dit, lorsqu’ils seront époux,
Qu’ils goûteront un sort bien doux,
Ma foi la vieillesse est peu sage.
Ce qu’on apprend avec des foux ;
C’est à heurler avec les Loups.

Chœur.

C’est à heurler avec les Loups.

La Comtesse de Griseville.

Je croyois toujours rester veuve ;
Mais résiste-t-on à l’Amour ?
Tôt ou tard on se rend un jour,
Tous les Romans en sont la preuve ;
Si l’Amour ne fait que des foux,
Il faut heurler avec les Loups.

Chœur.

Il faut heurler avec les Loups.

La Mere Gourdon.

L’on se moque de la Vieillesse
Lorsqu’elle cherche les plaisirs,
Heureuse d’avoir des desirs,
Elle vaut souvent la jeunesse :
Si ceux qui s’amusent sont foux,
Il faut heurler avec les Loups.

Chœur.

Il faut heurler avec les Loups.

Mlle de Villedour.

Sans objet nous cherchons à plaire,
On nous dit qu’il faut tout charmer ;
Je sais de plus qu’il faut aimer,
Que c’est tout l’art d’une Bergere,
Les Bergers seroient-ils des foux,
Il faut heurler avec les Loups.

Chœur.

Il faut heurler avec les Loups.

Le Marquis de Saint-Arnoud.

Je ne trouvois pas que l’étude
Eût des attraits assez puissans ;
Mais pour vous mériter, je sens
Qu’elle n’aura plus rien de rude ;
Les Grecs, les Latins, sont-ils foux ?
Il faut heurler avec les Loups.

Chœur.

Il faut heurler avec les Loups.

Le Vicomte de Grandcour.

En amour, la douce espérance
Entretient les tendres desirs :
On voit toujours par les plaisirs
Couronner la persévérance :
Si les Amans sont toujours foux,
Il faut heurler avec les Loups.

Chœur.

Il faut heurler avec les Loups.

Jaquot.

J’étois Jardinier, Tournebroche,
Ensuite on m’a fait Écuyer ;
Pour vous amuser le métier
De Comédien est sans reproche,
Si vous dites, nous trouvant foux,
Il faut heurler avec les Loups.

Chœur.

Il faut heurler avec les Loups.

FIN.