Théâtre de campagne/Les Amans Indiscrets

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Théâtre de campagneRuaulttome I (p. 53-90).

LES AMANS
INDISCRETS,
COMÉDIE
En un Acte & en Prose.

PERSONNAGES.

LA BARONNE DE CHONVAL.
LA COMTESSE DE SAINT-EDMONT.
LA MARQUISE D’ORSANT.
LE MARQUIS D’ORSANT.
LE CHEVALIER DE GRÉPIERES.
LE VICOMTE DE CLAIRSIGNY.
LECLERC, Valet-de-Chambre de la Comtesse de Saint-Edmont.

La Scène est chez la Comtesse de Saint-Edmont.


Scène premiere.

LE CHEVALIER, LE VICOMTE.
Le Chevalier.

Ah ! bon jour, Vicomte ; où vas-tu donc ?

Le Vicomte.

La Comtesse est en affaire. Eh bien, viens-tu avec nous à la campagne, chez la Bourdiniere ?

Le Chevalier.

Mais, je n’en sais trop rien encore.

Le Vicomte.

Oh, je sais bien, moi, que tu n’y viendras pas.

Le Chevalier.

Comment tu le sais ? Cela est admirable !

Le Vicomte.

Qu’est-ce qu’il y a là d’étonnant ? Il faut bien que tu restes ici pour la Marquise.

Le Chevalier.

Quelle Marquise ?

Le Vicomte.

La Marquise d’Orsant.

Le Chevalier.

Paix donc.

Le Vicomte.

Parbleu, voilà un beau mystère ! j’admire ta discrétion ! deux jours plutôt, deux jours plus tard, ne le saura-t-on pas ?

Le Chevalier.

Mais qui diable a pu te dire ?…

Le Vicomte.

C’est l’Abbé d’Urmont. Ne t’a-t-il pas trouvé hier chez Madame d’Orsant ?

Le Chevalier.

Il est vrai.

Le Vicomte.

Il en étoit furieux ; il avoit des vues sur elle & il a jugé, en te voyant, qu’il ne devoit rien espérer. Suis-je au fait ?

Le Chevalier.

Je l’ai bien maudit.

Le Vicomte.

Il s’est un peu vengé en vous tourmentant & en ne voulant pas vous laisser seuls.

Le Chevalier.

Tout cela est vrai.

Le Vicomte.

C’est une femme aimable, & tu feras très-bien.

Le Chevalier.

Le Mari ?….

Le Vicomte.

Vit avec des Filles, il ne paroît pas chez elle.

Le Chevalier.

Non, je ne l’ai jamais vu. Adieu.

Le Vicomte.

Tu ne vois pas la Comtesse ?

Le Chevalier.

Je reviendrai. Il s’en va.

Le Vicomte.

Tu as raison, voilà l’heure des Amans, tu n’a pas de tems à perdre.


Scène II.

LA COMTESSE, LE VICOMTE.
La Comtesse sortant de sa Chambre.

Vous entendez bien, Mesdemoiselles, surtout n’oubliez rien. Au Vicomte. On m’avoit dit que le Chevalier étoit avec vous, Vicomte.

Le Vicomte.

Il est vrai, il sort dans l’instant.

La Comtesse.

Pourquoi ne m’a-t-il pas attendu ?

Le Vicomte.

Il a une affaire très-importante dans ce moment-ci. Il reviendra.


Scène III.

LA COMTESSE, LE VICOMTE, LECLERC.
Leclerc, annonçant.

Madame la Baronne de Chonval.

Le Vicomte.

La Baronne ! je me sauve.

La Comtesse.

Pourquoi donc ?

Le Vicomte.

Je vous dirai cela. Il sort.


Scène IV.

LA COMTESSE, LA BARONNE.
La Baronne, en entrant.

En vérité je ne vous reconnois pas, Comtesse, quelle diligence ! déjà prête !

La Comtesse.

Je ne sais pas pourquoi j’ai la réputation d’être paresseuse, car jamais je ne me fais attendre.

La Baronne.

La dernière fois pourtant, vous conviendrez bien…

La Comtesse.

Quand donc ?

La Baronne.

Le jour de l’Opéra nouveau, nous n’avons pas vu le premier Acte.

La Comtesse.

Cela est tout simple ; est-ce que vous en avez jamais vu, vous, Madame ?

La Baronne.

Autant qu’il m’est possible, je ne veux rien perdre de tout ce qui m’amuse.

La Comtesse.

Oh bien oui, je suis comme vous ; mais dans le premier acte, qu’est-ce qui danse jamais ? toutes les Petites-filles, les Prévôts des danseurs.

La Baronne.

Cela ne fait rien. Vous avez-là une jolie robe.

La Comtesse.

Je ne le trouve pas moi, je ne puis pas la souffrir.

La Baronne.

Je vous assure qu’elle est charmante ; voilà une petite fleur qui est la plus jolie du monde, & puis cette raie-là, regardez donc.

La Comtesse.

Mais oui, en vérité vous me la ferez aimer. Pour la campagne, je crois qu’elle ne sera pas trop mal. À propos, à quelle heure comptez-vous partir ?

La Baronne.

Mais, comme cela, sur les six heures.

La Comtesse.

Avec la Marquise d’Orsant, il en sera bien sept. Et son Mari vient-il ?

La Baronne.

Mais je crois que oui.

La Comtesse.

Ce qu’il dépense avec cette petite Aglaé, est affreux !

La Baronne.

Bon ! il ne l’a plus.

La Comtesse.

Il en a donc une autre ?

La Baronne.

Oui ; j’ai oublié son nom. C’est une Chanteuse.

La Comtesse.

Ah ! cela est d’un bien mauvais ton ! je voudrois bien savoir quelle adresse ces créatures-là ont pour tirer tant d’argent de nos Maris, quand nous ne saurions en avoir dix louis de plus que ce qu’ils sont convenus de nous donner. Cela m’impatiente quand j’y pense.

La Baronne.

Cela est vrai ; car la Marquise n’a jamais le sol.

La Comtesse.

Non, & elle perd toujours au jeu.

La Baronne.

Cela ne fait rien du tout à son mari, par exemple.

La Comtesse.

Je vous dis ! ces Messieurs-là ne sont insensibles que pour leurs femmes.


Scène V.

LA COMTESSE, LA BARONNE, LE MARQUIS, LECLERC.
Leclerc, annonçant.

Monsieur le Marquis d’Orsant.

La Baronne.

Ah ! nous parlions de vous, Marquis.

Le Marquis.

Ma foi, Mesdames, vous parliez d’un homme qui ne se porte pas trop bien. Il s’assied.

La Comtesse.

Qu’avez-vous donc ?

Le Marquis.

Je n’en sais rien, je vous dis, je ne suis pas bien.

La Baronne.

Mangez-vous ?

Le Marquis.

Oui, je dors même assez.

La Comtesse.

Vous avez peut-être des vapeurs. Il faut monter à cheval.

Le Marquis.

J’y monte tous les jours, je cours à pied, je fais tout l’exercice possible, je me fatigue, & rien ne m’amuse.

La Baronne.

Vous avez cependant des connoissances, des goûts.

Le Marquis.

Oui ; mais toutes ces choses-là n’ont qu’un tems.

La Comtesse.

C’est que vous satisfaites trop aisément tous vos desirs, peut-être.

Le Marquis.

Oh, comme cela ; il est vrai que j’ai fait bien des folies, & qui m’ont même coûté fort cher.

La Baronne.

Êtes-vous corrigé ?

Le Marquis.

Corrigé ? Je n’en sais rien. Il y a un vuide dans le monde qui fait qu’on se trouve isolé, chacun y est pour soi, & l’on n’y intéresse personne.

La Comtesse.

Oui, dans le monde où vous vivez.

Le Marquis.

Mais je crois vivre avec ce qu’il y a de mieux.

La Baronne.

Pas toujours.

Le Marquis.

Oh, je sais bien ce que vous voulez dire ; mais examinons un peu, pourquoi l’on donne tant de torts aux hommes ?

La Comtesse.

Parce qu’ils ne vivent pas avec leurs femmes.

Le Marquis.

Mon Dieu, Mesdames, vous en seriez bien fâchées.

La Baronne.

Pourquoi donc ?

Le Marquis.

Parce que ces mêmes hommes vous ennuieroient beaucoup, ils vous contraindroient, vous seriez bien embarrassées.

La Comtesse, souriant.

Au contraire, on trouveroit bien plus de plaisir à les tromper, au lieu qu’à présent les Amans mêmes ne sont pas jaloux.

Le Marquis.

Il ne faut pas dire cela.

La Baronne.

Oui de vous autres, qui sacrifiez tout à vos Demoiselles, pour qu’elles ne vous quittent pas ; mais c’est par vanité ou par économie, que vous voulez les conserver, vous n’en êtes pas moins leur dupe.

Le Marquis.

C’est la jalousie qui vous fait parler.

La Comtesse.

La jalousie ? Nous serions jalouses de ces espèces-là ? On n’est jaloux que de ce qu’on estime.

Le Marquis.

On ne méprise pas ce qui nous est indifférent.

La Baronne.

C’est par conséquent votre indifférence, Messieurs les Maris, qui nous sauve votre mépris.

Le Marquis.

Je répondrai pour moi, je fais très-grand cas de Madame d’Orsant.

La Comtesse.

Et pourquoi ne l’aimez-vous pas.

Le Marquis.

Et qui vous dit que je ne l’aime pas ?

La Baronne.

Votre conduite.

Le Marquis.

Voilà bien comme on juge les gens sans les entendre. Eh bien, apprenez que j’aimerois fort à vivre avec elle, à changer mon genre de vie.

La Comtesse.

Et qui vous en empêche ?

Le Marquis.

Son caractère, sa froideur, son insensibilité.

La Baronne.

Son insensibilité ?

Le Marquis.

Oui, je crois que je lui passerois plutôt d’avoir eu des Amans, que d’être comme elle est : vous me direz ; mais c’est une femme sage, & moi je vous répondrai ; c’est une femme triste.

La Comtesse.

Elle ne passe pas pour cela.

Le Marquis.

Mais je la connois mieux que personne apparemment.

La Comtesse.

Cela n’est pas sûr, nous qui vivons avec elle, nous la trouvons fort aimable.

Le Marquis.

Je sais bien qu’elle a de quoi l’être, mais depuis trois mois, vous conviendrez bien qu’elle est moins gaie que jamais.

La Baronne.

C’est sa santé qui en est cause.

Le Marquis.

Sa santé ? Je ne le crois pas.

La Comtesse.

Mais vous dites vous-même que votre santé est dérangée, parce que tout vous ennuie.

Le Marquis.

Cela est différent.

La Baronne.

Tenez, vous vous plaignez des autres, & voilà comme on ne voit que soi.

La Comtesse.

Ah ! vous méritez cela, Marquis.


Scène VI.

LA COMTESSE, LA BARONNE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LECLERC.
Leclerc, annonçant.

Monsieur le Chevalier de Grépieres.

Le Chevalier, aux Dames qui se lèvent.

Eh bien, Mesdames, est-ce comme cela que vous me traitez ?

La Comtesse.

Chevalier, mettez-vous auprès de moi. Il s’assied.

La Baronne.

Eh bien, vous venez toujours ce soir avec nous, sans doute.

Le Chevalier.

Non, Madame.

La Comtesse.

Demain donc ?

Le Chevalier.

Je ne le pourrai pas non plus.

La Baronne.

Pourquoi cela ?

Le Chevalier.

C’est qu’il m’est survenu une affaire.

La Baronne.

Mauvaise excuse & que je ne reçois point.

Le Chevalier.

Non, d’honneur.

La Comtesse.

Et restez-vous à Paris ?

Le Chevalier.

Non, vraiment.

La Baronne.

C’est pour aller ailleurs ? cela est tout-à-fait honnête.

Le Chevalier.

Si vous saviez…

La Baronne.

Et où cela ?

Le Chevalier.

Je n’en sais rien.

La Comtesse.

La préférence est touchante !

Le Chevalier.

Mais, m’aviez-vous dit où vous me meniez ?

La Baronne.

Non.

Le Chevalier.

Eh bien, c’est la même chose, on nous engage souvent comme cela, nous autres hommes, vous le savez bien.

La Comtesse.

Il falloit dire que vous étiez engagé avec nous.

Le Chevalier.

Je ne le pouvois pas.

La Baronne.

Et pourquoi ?

Le Chevalier.

Oh ! vous voulez tout savoir.

La Baronne.

Sans doute, c’est bien le moins.

Le Chevalier.

Si je vous avois nommées, on auroit pu prendre de la jalousie, & ce n’étoit pas le moment, il falloit, au contraire, inspirer de la confiance.

La Comtesse.

Ceci devient intéressant. Eh bien ?

Le Chevalier.

Je ne vous ai pas nommées, voilà tout.

La Baronne.

Et vous ne nous direz pas avec qui vous allez ?

Le Chevalier.

Non, cela m’est impossible.

La Comtesse.

Il meurt d’envie de nous le dire.

Le Chevalier.

Non, assurément, je ne suis pas assez indiscret.

La Baronne.

Vous avez cependant l’air d’un homme heureux.

Le Chevalier.

Oh ! heureux…

La Comtesse.

Il fait le modeste & il sourit.

La Baronne.

Il n’est pas fâché qu’on le croye.

La Comtesse.

Allons, dites donc, Chevalier ?

Le Chevalier, sérieusement.

Je ne le peux pas en honneur.

La Comtesse.

Si c’est le Marquis que vous craignez, vous avez tort, il est homme du monde & discret.

Le Chevalier.

J’en suis persuadé.

La Baronne.

Vous ne nommerez pas.

Le Chevalier.

Je vous dis, cela est impossible.

La Comtesse.

Finissez donc.

Le Chevalier.

C’est que c’est une aventure…

La Baronne.

Toute simple, je parie.

Le Chevalier.

Non pas absolument.

La Baronne.

En vérité, Chevalier, vous êtes odieux !

Le Chevalier.

Mais seriez-vous bien aise ?…

La Comtesse.

Vous perdez du tems, il peut venir quelqu’un…

Le Chevalier.

Eh bien, une femme que je connois depuis du tems, qui est charmante, mais bien plus encore que je ne le croyois, parce qu’elle ne s’étoit jamais occupée de moi…

La Comtesse.

Tenez, il est vrai, voilà comme les hommes nous jugent ; c’est la maniere dont nous les voyons qui les décident.

La Baronne.

Ah ! Madame, laissez-le donc dire. Il ne nous dit pas qu’il n’avoit pas pensé à cette femme non plus, lui.

Le Chevalier.

Pardonnez-moi, mais je ne l’avois connue qu’occupée successivement de deux hommes de mes amis qu’elle a beaucoup aimés, ainsi ce n’étoit pas le moment, comme vous voyez.

Le Marquis.

Il a raison. Eh bien, Monsieur le Chevalier ?

La Comtesse.

Ah ! voilà le Marquis qui prend intérêt à ceci.

La Baronne.

Paix donc, Madame.

Le Chevalier.

Le dernier homme a fini avec elle, on ne peut pas plus mal, il y a trois mois ; c’est une femme d’une sensibilité singuliere, elle savoit que j’étois lié avec lui, de que je blâmois sa conduite très-fort, malgré cela je n’osois pas la voir.

Le Marquis.

Pourquoi donc ? J’aurois à votre place essayé de la consoler.

La Comtesse.

Voyez comme ces Messieurs pensent de nous, & s’ils ne nous dictent pas la conduite que nous devrions tenir.

Le Marquis.

Nous pensons d’après ce que nous avons vu & ce que nous voyons arriver tous les jours.

Le Chevalier.

Pour moi, je l’avoue, je n’espérois rien.

La Baronne.

Est-ce une veuve ?

Le Chevalier.

Non, elle a un mari ; mais qu’on ne voit jamais chez elle ; je ne le connois pas du tout.

La Comtesse.

Oui, il y a des Maris comme cela, n’est-ce pas, Marquis ?

Le Marquis.

Laissez finir Monsieur le Chevalier.

Le Chevalier.

Hier donc, sans aucun dessein, je vais faire une visite…

La Baronne.

À cette femme ?

Le Chevalier.

Oui. Elle est très-bien faite, je la trouve en négligé, coëffée cependant, elle m’a paru comme je ne l’avois jamais vue.

Le Marquis.

À merveilles, Monsieur le Chevalier, cela promet.

Le Chevalier.

Elle me fait beaucoup de reproches sur ce qu’il y a longtems que je ne suis venu chez elle. Je lui réponds que je savois trop le danger qu’il y avoit de la voir souvent.

Le Marquis.

Fort bien !

Le Chevalier.

Que d’ailleurs, comme j’avois été ami d’un homme dont elle avoit eu à se plaindre, j’avois craint qu’elle n’eût mal pensé de moi. La-dessus elle m’interrompt pour me dire qu’elle n’a jamais eu de moi que la meilleure opinion, je me jette sur sa main pour la remercier ; sans la retirer, elle me dit les choses les plus honnêtes, cela m’encourage, elle me paroît plus belle que jamais ; je desire ardemment de lui plaire ; je le lui dis, elle feint de ne me pas croire ; mais elle me paroît émue, je crus même l’entendre soupirer, & je ne me trompois pas.

Le Marquis.

Allez donc, Monsieur le Chevalier.

Le Chevalier.

Je me jette à ses pieds, elle veut que je me relève, & je n’y consens qu’après qu’elle m’a promis de souffrir mes soins, je la presse de dire si je peux espérer de la toucher un jour ; elle me regarde languissamment ; j’entends ce que cela veut dire ; tout sembloit m’annoncer le sort le plus heureux, lorsqu’on annonce un diable d’Abbé…

Le Marquis.

Que venoit-il faire-là ? Je parie que c’est l’Abbé d’Urmont.

Le Chevalier.

Lui-même.

Le Marquis.

C’est un homme insupportable ! il vient toujours mal-à-propos. Il est jaloux de tout.

La Baronne.

Laissez-le donc achever.

Le Marquis.

Bon, l’Abbé sera demeuré.

Le Chevalier.

Jusqu’à ce qu’il soit venu du monde, & il n’est sorti que lorsqu’il y a eu cinq ou six personnes.

Le Marquis.

Je vous le dis, voilà comme il est.

La Comtesse.

Je ris de la colère du Marquis.

Le Marquis.

Mais n’ai-je pas raison ? vous y êtes retourné, apparemment ?

Le Chevalier.

Sans doute. Sorti de chez elle, j’étois comme un fou, je ne voyois rien, je ne pensois qu’à elle, j’éprouvois que jusqu’à ce moment je n’avois point encore aimé. Ce matin je lui ai écrit tout ce que je sentois, combien je desirois de la revoir.

Le Marquis.

Eh bien ?

Le Chevalier.

Elle m’a mandé qu’elle y consentoit, mais que ce ne seroit que pour un instant. J’y suis allé à l’heure indiquée, je me suis plaint de l’Abbé, elle m’a assuré qu’elle ne pouvoit pas le souffrir, qu’elle lui avoit fait fermer sa porte, ainsi qu’à tout le monde, parce qu’elle devoit sortir de bonne heure. Je l’ai remerciée avec vivacité de la bonté qu’elle avoit de me recevoir ; enfin après m’être assuré de toute sa sensibilité, mon bonheur a été troublé…

Le Marquis.

Encore ?

Le Chevalier.

Par l’inquiétude de la perdre.

Le Marquis.

Comment ?

Le Chevalier.

Elle m’a appris qu’elle partoit dans le moment pour la campagne ; il m’étoit impossible de m’en séparer, elle ne vouloit pas me dire où elle alloit ; j’ai craint que le tems, les réflexions ne la fissent changer, je l’ai conjurée de me mener avec elle, elle s’est rendue, je ne l’ai quittée que pour venir ici me dégager & retourner chez elle, où elle me reviendra prendre, après une visite qu’elle doit faire.

Le Marquis.

Mesdames, il n’y a pas à hésiter, & vous devez rendre à Monsieur le Chevalier sa parole.

La Baronne.

Quoi ! vous le croyez, Marquis ?

Le Marquis.

Comment, si je le crois ? Il n’y a pas même un moment à perdre.

Le Chevalier.

Monsieur, il est très-honnête à vous d’intercéder pour moi.

Le Marquis.

Et n’ai-je pas raison ?

La Comtesse, souriant.

Mais vous ne savez pas si l’une de nous n’a pas des desseins sur le Chevalier.

Le Marquis.

Oui, des desseins ? Voilà comme sont les femmes, elles sont toujours jalouses du bonheur d’une autre femme.

La Baronne.

Le Marquis le croit réellement.

Le Marquis.

Je n’en sai rien ; mais ce que je dis là est vrai, vous n’auriez pas pensé à Monsieur le Chevalier, qu’à présent vous en auriez envie.

La Comtesse.

En vérité, Marquis, vous avez-là une jolie opinion de nous.

Le Marquis.

Ce que je dis-là est général.

La Baronne.

Il me semble que vous vous portez mieux quand il est question de dire du mal des femmes ; cela vous ranime.

Le Marquis.

Laissez-les dire, Monsieur le Chevalier, c’est sur moi qu’elles vont diriger leur fiel. Allez, allez avec votre Dame ; je vous assure que je voudrois bien être à votre place. Voilà sûrement une femme que je répondrois bien d’aimer long-tems.


Scène VII.

LA MARQUISE, LA COMTESSE, LA BARONNE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER, LECLERC.
Leclerc, annonçant.

Madame la Marquise d’Orsant.

La Baronne.

Ah, la voilà pourtant, cette Marquise !

La Comtesse.

Qu’avez-vous donc, Chevalier ?

Le Chevalier, ému.

Rien, Madame.

La Comtesse.

Connoissez-vous la Marquise ?

Le Chevalier.

Oui, Madame.

La Baronne.

On disoit que vous nous feriez attendre.

La Marquise.

Je vous assure même que je serois venue bien plutôt, sans le Chevalier de Grépieres qui m’a retardée beaucoup par mille folies… Et le voilà, le Chevalier ? Quoi ! Mesdames, vous le connoissez ?

La Comtesse.

Oui, Madame.

Le Marquis.

Quoi, le Chevalier…

La Marquise.

Est un homme charmant que vous serez bien aise de connoître, Monsieur.

Le Marquis.

Quoi ! c’est vous ?…

La Marquise.

Comment, c’est moi ?… Qu’avez-vous donc ? Mesdames, je venois vous faire une prière, que je crois que vous m’accorderez aisément, puisque vous connoissez Monsieur le Chevalier ; c’est de l’emmener avec nous à la campagne ; ne le voulez-vous pas bien, Madame la Comtesse ? je comptois vous le présenter ; mais…

La Comtesse.

Madame, il devoit y venir.

La Marquise riant.

Ah ! cela est excellent ! il ne me l’avoit pas dit.

Le Chevalier à la Comtesse.

Madame, est-ce que ce seroit-là le Marquis d’Orsant ?

La Comtesse.

C’est lui-même ; pourquoi ?

Le Chevalier sortant.

Ah ! je suis perdu !

La Marquise au Chevalier.

Eh bien, où allez-vous donc, Monsieur le Chevalier ? Madame, il ne me répond pas ; est-ce qu’il se trouveroit mal ?


Scène dernière.

LA MARQUISE, LA COMTESSE, LA BARONNE, LE MARQUIS.
Le Marquis à la Marquise.

Cachez vos allarmes, Madame, croyez-moi, elles ne sont pas nécessaires pour me prouver ce que je ne sais déjà que trop.

La Marquise.

Que voulez-vous dire, Monsieur ? seriez-vous devenu jaloux à présent ? cela seroit comique !

Le Marquis.

Pas tant que vous le croyez, Madame. Vous venez, en un moment, de changer l’opinion que j’avois conçue de vous.

La Marquise.

Ce ton me paroît bien extraordinaire.

Le Marquis.

Vous ne devez vous en prendre qu’à votre imprudence, vous vous êtes trahie vous-même. Oui, Madame.

La Marquise.

Quoi ! parce que je crains qu’un de mes amis ne se trouve mal, vous conjecturez…

Le Marquis.

Que c’est votre amant ?

La Marquise.

Monsieur…

Le Marquis.

Madame, je fais plus, j’en suis sûr & je peux vous en convaincre.

La Comtesse.

Marquis…

Le Marquis.

Non, non, ne m’arrêtez pas, Madame. À la Marquise. L’Abbé d’Urmont, hier, vous a fort contrariée.

La Marquise.

Quoi ! il seroit capable ?…

Le Marquis.

Non, ce n’est pas lui qui m’a instruit, vous lui avez fait défendre votre porte aujourd’hui, ainsi qu’à tout le monde ; il n’y a qu’au Chevalier de Grépieres qu’elle étoit ouverte.

La Marquise.

Le Chevalier auroit pu ?… Monsieur, plaignez-moi, mais ne me condamnez pas.

La Baronne.

En vérité, Marquis, il est affreux à vous de faire de pareils reproches.

Le Marquis.

J’ai mes raisons, Madame, & vous les allez savoir.

La Comtesse à la Marquise.

C’est lui qui a tendu le piége au Chevalier, qui n’est point coupable ; Marquise, vous devez nous croire, & sans vous-même, il n’auroit point de tort.

La Marquise.

À qui se fiera-t-on à présent ?

Le Marquis.

À moi, Madame.

La Marquise.

Que dites-vous ? non, Monsieur, je ne vous reverrai de ma vie ; vous êtes seul l’auteur de toutes mes erreurs & de tous mes maux ; oui, c’est votre exemple & celui de tous vos semblables qui nous perd.

Le Marquis.

Eh bien, Madame, je veux tout réparer. Je mène depuis long-tems une vie languissante ; je desirois de vivre avec vous, je vous craignois, je n’osois vous le proposer ; oubliez mes torts, les vôtres sont effacez.

La Marquise.

Je ne vous reprocherai jamais rien ; mais ce que je me dois à moi-même, ne fera-t-il pas naître sans cesse de nouveaux remords dans mon ame ?

Le Marquis.

Oui, si vous vous y livrez ; mais si vous êtes sensible à un retour aussi sincère & aussi tendre, il doit vous occuper sans cesse, & la douceur que vous goûterez à faire mon bonheur, fera naître le vôtre ; nos erreurs passées nous garantiront de l’avenir ; ce ne sera pas des sacrifices que nous nous ferons, rien ne pourra rompre des liens aussi forts.

La Marquise.

Il est affreux d’avoir à se repentir, mais il est bien doux de sentir qu’on ne peut refuser l’estime à ce que l’on doit aimer.

Le Marquis.

Je vous le jure, vous seule comblerez désormais tous mes vœux. Il embrasse la Marquise.

La Comtesse.

Vous êtes tous deux trop raisonnables pour ne pas devenir heureux.

La Baronne.

Si vous vous étiez mieux connus d’abord, vous l’auriez sûrement toujours été.

La Marquise.

Baronne, Comtesse, félicitez-moi donc ?

La Comtesse.

Partons, nous aurons tout le tems de mieux jouir d’un exemple qui, s’il étoit plus suivi, empêcheroit la ruine & les malheurs de tant de gens nés pour être heureux.

FIN.