Théâtre en liberté/Les Gueux

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Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / Théâtre, tome Vp. 211-235).


LES GUEUX



I

MOUFFETARD. — LE MARQUIS GÉDÉON.
Une rue solitaire. Plus de murs que de maisons. Au coin d’une borne est assis un philosophe ; il est en haillons, pieds nus, avec une sébile de mendiant devant lui. Il s’appelle Mouffetard. C’est lui probablement qui plus tard a donné son nom à une rue.


MOUFFETARD.

Je croirais être au siècle enchanté de la fable
Si l’on m’offrait dix sous d’une façon affable ;
Avec dix sous j’aurais de quoi boire, manger,
Et cueillir sur Goton la fleur de l’oranger.
Une somme d’où sort le bonheur, voilà, certes,
Un beau rêve ; mais quoi ! cette rue est déserte ;
Et d’ailleurs l’idéal nous échappa toujours.
Plus qu’une ruche à miel dans la gueule d’un ours,
Plus que l’ambre au cloaque ou l’ébène à Carrare,
Un passant prodiguant dix sous dans l’ombre est rare.


Entre LE MARQUIS GÉDÉON.
GÉDÉON, apercevant Mouffetard.

Cet homme est misérable et pensif à mon gré.
Si je l’interrogeais ?

Il s’approche de Mouffetard

Si je l’interrogeais ? Écoute. Je paierai.
Je suis marquis ; je veux savoir le fond des choses
Sur tout, sur les effets ainsi que sur les causes,
Je veux la vérité. Je te vois là, rêvant,

Et tu dois être, étant si pauvre, très savant.
Parle. Que penses-tu de Dieu ?

MOUFFETARD.

Parle. Que penses-tu de Dieu ? Dieu ? Je le cherche.
À l’esprit qui perd pied le dogme tend la perche.
Mais le dogme parfois casse ; on est arien,
Puis socinien, puis janséniste, puis rien.
Tu veux philosopher, marquis ? C’est une idée.
On prend à Vaugirard son vol pour la Chaldée,
Et l’on arrive au but, zéro, tout aussi bien
Que Thaïes, Pythagore, et dom Félibien.
Ô mon marquis, la mer, la terre, les espaces
Pleins d’affreux bruits, de chocs profonds, d’oiseaux rapaces,
Le ciel, cela paraît très grand dans la vapeur.
Hélas ! zéro, c’est là le fond, j’en ai bien peur.
Écoute, quand je vois les tigres, les crotales,
Les docteurs de Sorbonne et les cours prévôtales,
Quand Dieu, qui pourrait tout faire du bout du doigt,
M’escamote en avril le printemps qu’il me doit,
Mauvais payeur faisant faillite aux échéances ;
Quand, le bien-être étant une de nos créances,
Ce Dieu, qui n’est pas Dieu s’il n’est la probité,
Nous donne trop d’hiver et pas assez d’été ;
Quand il fait l’acarus qu’on distingue à la loupe ;
Quand il jette à l’écueil difforme une chaloupe
Et laisse se noyer les pauvres gens, pouvant
Empêcher tout le mal que font les coups de vent ;
Quand, sans pitié pour l’être affreux qu’il met au monde,
Procréant au hasard le laid, l’abject, l’immonde,
Il manque Antinoüs et réussit Veuillot,
J’aime mieux, ne voyant à personne un bon lot,
Douter qu’il soit, plutôt que de conclure en somme
Que cet honnête Dieu n’est pas un honnête homme.
Ainsi pensaient Ibas d’Édesse et Paul de Tyr.
Maintenant, que ce Dieu me condamne à rôtir
Au gouffre où Dante a vu Benoît et Malateste,
Pour des fautes qui sont sa faute, je proteste.
L’enfer, c’est l’homme, hélas ! Mouché par Dieu morveux.
Quant à l’âme, parlons de l’âme, si tu veux.
Ah ! tu prétends savoir la grande loi future,
Quelle prison la mort cache en son ouverture,
Ce qui t’arrivera défunt, et dans quels crocs,

Marquis, te saisiront les êtres sépulcraux ;
Eh bien, apprends ceci, moi qui suis de l’étoffe
De Zoroastre, moi l’unique philosophe,
Moi qui dus être prêtre et fus galérien,
Moi qui sais tout, et plus que tout, je n’en sais rien.
L’homme, ce monstre, a l’âme avec lui dans sa niche ;
Si l’âme existe, elle est à peu près ce caniche
Qu’on donne au lion fauve en son noir cabanon.
Maintenant, l’âme est-elle ? Oui, certes ! Ah ! pardieu non !
Elle est ! Elle n’est pas ! Et là-dessus les sages
Se prennent aux cheveux, quand ils en ont. Leurs âges
Ne les empêchent pas de se montrer le poing.
L’âme, est-ce une ombre ? Non. Est-ce une flamme ? Point.
Qu’est l’âme ? Psitt ! Voilà ce que pensait sur l’âme
La belle Allyrhoé qui prouva qu’une femme
Peut être, au pays grec comme au pays latin,
Un sage d’autant plus qu’elle est une catin.
Cette Allyrhoé-là buvait de l’or potable,
Se baignait dans du lait divin, trait dans l’étable
D’Apis et d’Io même, et donnait au larbin,
Sacré, qui l’essuyait, trente drachmes par bain ;
Aussi je ne puis dire en quel trouble me laisse
Le décret qu’a sur nous lancé cette drôlesse.
Point d’âme, c’est fort dur. Et peu de Dieu. Si peu
Que le diable s’en sert pour allumer son feu.
Tout est doute, marquis, tout. De là le marasme
De Kant et de Voltaire, et la maigreur d’Érasme.
Moi, je plains Dieu. Peut-être on le calomnia.
Je voudrais l’opérer ; il a pour ténia
La religion ; Rome exploite son mystère.
Pauvre Dieu dont le pape est le vers solitaire.
Sous un nain parasite un colosse a langui ;
Le chêne est quelquefois dévoré par le gui ;
Ô marquis, si Dieu meurt, c’est tué par le prêtre.
Ah ! j’ai beau regarder, je ne vois rien paraître ;
Pourtant, j’ai plus que Lipse, Argolus et Manou,
Marquis, levé la tête et fléchi le genou.
Le réel qui luit, c’est la Mort qui le reflète ;
L’homme ne voit de jour qu’à travers ce squelette.
Donc, rien. Confucius a beaucoup fureté ;
Que trouve-t-il au fond d’une tasse de thé ?
Zéro. Zéro, plus Rien. C’est là tout ce qui perce
Derrière la sagesse auguste de la Perse,
À travers Delphe et l’Inde et par les trous sournois

Qu’ont faits à la cloison du destin les chinois.
Et tu n’en sauras pas plus long, si tu t’écartes
Jusqu’à Bacon, jusqu’à Pascal, jusqu’à Descartes.
Mais tu dis : Quelque chose existe. J’en conviens.
Quoi ? Le sexe. Ève, aux temps antédiluviens,
Daphnis suivant Chloé, Jean pourchassant Jeannette,
L’emportement énorme et noir de la planète
Tournant terrible autour d’un effrayant soleil,
La marquise agitant son éventail vermeil,
Les vers que pour Javotte un lycéen rédige,
L’arbre en fleur, tout cela c’est le même prodige,
L’amour. Quand Bossuet restaure Montespan,
Ce prêtre du dieu Christ obéit au dieu Pan.
Quand monsieur le curé dénonce dans sa chaire
L’idylle d’un bouvier avec une vachère,
Quand, farouche, il foudroie au prône la façon
Dont une belle fille accoste un beau garçon,
Et la bouche cherchant la bouche et non la joue,
Il ne se doute pas, pauvre homme, qu’il secoue
Un mystère, l’amour, entre ses poings brutaux.
Les saints de pierre, droits sur leurs vieux piédestaux,
Cachent des nids qu’avril peuple, et ces bons apôtres,
Quand l’oiseau vient, se font signe les uns aux autres.
Hors ma chatte et mon chat, Manon et Desgrieux,
Lise et Jacquot, rien n’est sur terre sérieux ;
Tout le reste, vois-tu, marquis plein de promesses,
Manque à ce qu’on attend, et les brelans, les messes,
Les savants, les banquiers, l’amour vaut mieux que ça,
Et, Jésus l’ayant dit, j’en crois Sancho Pança.
Ce qui fait les bouquins sacrés fort authentiques,
C’est que nous t’y trouvons, Cantique des Cantiques,
C’est qu’on voit Cupidon gambader dans le coin
Le plus sombre d’Esdras, de Stéphane et d’Alcuin.
Faire les roses, c’est l’emploi des stercoraires.
Marquis, j’ai découvert cette loi des contraires :
Pour début se haïr et pour fin s’adorer.
Quoique ne possédant que deux yeux pour pleurer,
Je suis gai. Le motif, c’est que je vois qu’on s’aime.
Le dieu Kiss règne. Ah ! certe, encore plus qu’on ne sème,
On extermine, on broie, on massacre ; ô marquis,
Sur les trônes les rois, les gueux dans les maquis,
César régnant, Mandrin poussant son estocade,
Le genre humain subit cette double embuscade ;
Le monde a pour cocher ce Dieu que nous cherchons

Sous les chapeaux de fleurs et sous les capuchons ;
Hélas ! la providence étant une haridelle,
Tout va mal ; l’ouragan souffle notre chandelle ;
La mer tue, et l’étang est pestilentiel ;
La constellation est blanche, mais le ciel
Est noir, et l’on a peur pour elle en cet abîme ;
La nuit a toujours l’air de venir faire un crime ;
Et souvent on se dit, voyant tout se ternir :
Est-ce que par hasard l’univers va finir ?
La lumière en ce puits semble bien malheureuse !
Que la roue est fragile et que l’ornière est creuse !
Oui, mais sais-tu pourquoi, malgré tous les cahots
De ce vieux coche-là, je crains peu le chaos,
Et pourquoi le sourire à mes terreurs se mêle ?
C’est que le gouffre est mâle et l’étoile est femelle.
On s’épousera. Dieu ne serait qu’un faquin
S’il n’eût fait Colombine exprès pour Arlequin.
Voir sous un canezou de gaze ou de barége
Un sein blanc se gonfler, c’est rassurant. J’abrège.
Marquis, toujours, ainsi qu’Isaac Laquedem,
L’amour sans s’arrêter marche, omnibus idem,
Inépuisable, avec nos cinq sens dans sa poche.
Suivons-le ; car la mort, cette voleuse, approche.
Ah ! n’ayons pas d’esprit, nous n’avons pas le temps ;
Bornons-nous, et soyons des idiots contents.
L’âge tanne et brunit le cuir des philosophes,
C’est bien. Fais des calculs, des songes ou des strophes,
Sois citoyen dans Rome ou roi dans Lilliput,
Aie une mitre ou bien un casque à l’occiput,
Coiffe-toi d’un tromblon ou prends pour hygiène
De porter un bonnet de mode phrygienne,
Fais ce que tu voudras, sois dieu par le biceps,
Et sois Hercule, ou coupe un isthme, et sois Lesseps,
Mais ne demande point à ceux qui réfléchissent
Pourquoi la peau noircit et les cheveux blanchissent,
Et sache seulement ceci qu’il faut aimer.
Dépêche-toi. Marquis, vite, il faut t’enflammer,
Soupirer, être bête à tes périls et risques.
Nos jours l’un après l’autre errent comme des disques
Lancés par un joueur sombre, et roulent au fond
Du gouffre où nos destins inconnus se refont.
Mais le marquis est fou qui se donne l’étude
D’attraper l’oiseau bleu qu’on nomme certitude.
Ah ! quand il s’agit, l’homme étant aux vents jeté,

De prononcer ce mot suprême : vérité,
Toutes ces choses-là, vois-tu, mon gentilhomme,
Le bœuf dieu de Memphis et l’agneau dieu de Rome,
La substance, champ vague où Spinoza piochait,
La monade, l’atome avec ou sans crochet,
Le gaz, le tourbillon, l’aimant, je m’en défie.
Voici le dernier mot de la philosophie :
Toutes les femmes font tous les hommes cocus.

GÉDÉON.

Combien vaut ton système ?

MOUFFETARD.

Combien vaut ton système ? Un liard.

Le marquis lui remet une bourse.
Mouffetard l’ouvre et compte

Combien vaut ton système ? Un liard. Cent écus !

Levant les yeux au ciel

Sages grecs et romains ! plus d’or que vous n’en eûtes
En trois mille ans, je l’ai conquis en trois minutes !

Il recompte encore.

Vingt-cinq pistoles font cent écus, sur ma foi !

Au marquis.

Marquis, je cherchais Dieu, je l’ai trouvé. C’est toi.


H. H. — 10 septembre 1872.


II

GAVOULAGOULE, pensif.

Allez vous faire pendre ailleurs ! — Cet adieu tendre
M’émeut.

Il essuie son œil.

M’émeut. J’en rêve. — Allez ailleurs vous faire pendre !
Quelle douceur ! ne pas me pendre de sa main !
Voir gigoter mon ombre à l’arbre du chemin
Lui plairait, mais au moins à cent pas de sa porte.
Plus près, non. Quel bourgeois ! âme bonne, mais forte.
Ne sois pas pendu là, mais pourtant sois pendu.
Va. Je ne t’ôte point le gibet qui t’est dû.
Je me borne à le mettre au fond du paysage.
— Fais-toi pendre ! — est d’un juste. — À distance ! — est d’un sage.
C’est beau.


III

GABOARDO, se louant lui-même
devant des êtres qui ne connaissent que son nom.

Ayant énormément d’aventures galantes,
Il est forcé d’avoir un cœur en caoutchouc.
Il est charmant. Il porte une barbe de bouc,
Et son œil rond, qui semble admirer le beau sexe,
Crie : ô ! sous l’angle aigu d’un sourcil circonflexe.


IV

ONUFRIO, s’épanouissant devant une bouteille.

Le pêcheur bas-breton, tout mouillé par la mer,
Séchant ses durs habits devant un feu de landes,
L’académicien sous quatre houppelandes,
Un écolier qui voit Goton mettre ses bas,
Barabbas quand le mob délivra Barabbas,
Malvina près d’Arthur assise sur la mousse,
Ne sont pas pénétrés d’une chaleur plus douce,
Ne sentent pas en eux plus de charmant émoi
Et plus d’amour que moi, bouteille, devant toi !
Bouteille ! esprit du sot ! babil de l’hypocrite !

Il s’assied à une table, et boit.

Pour savoir qui d’entre eux a le plus de mérite,
Supposons que les pots passent un examen.
Le ciboire dira : Très chers frères, amen !
La jarre dit : je mets l’huile dans vos lentilles ;
La cruche dit : je mène aux fontaines les filles
Pour les faire embrasser par les garçons. — Morbleu !
Dit la marmite, moi, je mets le pot au feu,
Je suis utile aux vieux pour enfouir des sommes.
Toi, bouteille, tu dis : je rends heureux les hommes !

Il boit.

Buvons ! buvons ! Malheur au lugubre crétin
Qui se fait sobre afin d’apprendre le latin,
La sagesse, le grec, la vie et l’orthographe,
Et qui vit tête-à-tête avec une carafe !
Bois de l’eau, tu sauras ; bois du vin, tu riras.
Foin du savoir ! Gaîté, viens, je t’ouvre les bras !
Dieu mit la Vérité laide, nue et très vieille,
Au fond d’un puits, la joie au fond d’une bouteille.

Il boit.

Quelle bêtise ! on dit : être heureux comme un roi !
Un trône est peu de chose. On n’a rien devant soi.
Est-on bien assis là ? peut-être. Mais on boude ;
Pas le moindre buffet pour y poser son coude.

Pour moi, je le déclare ici publiquement,
Parmi tous les mortels nés sous le firmament,
Je tiens pour le plus grand et le plus respectable,
Non l’homme qui s’assied, mais l’homme qui s’attable.

Saisissant et contemplant sa bouteille.

Je te bénis, ô toi par qui l’on bat les murs !
Mamelle où, nuit et jour, pendent les hommes mûrs
Comme les blonds enfants pendent au sein des mères !
Ventre mystérieux d’où sortent les chimères,
Les rêves, les projets, les quarts d’heure dorés !
Vase admis par Noé dans les vases sacrés !
Miroir où nous voyons, dans la suave orgie,
Rire en face de nous notre bouche élargie !


V

GABOARDO. — GOULATROMBA.
GABOARDO.

Je te trouve l’air farce. Est-ce que tu serais
Par hasard amoureux ?

GOULATROMBA.

Par hasard amoureux ? Je cherche un antre frais
Pour rêver. Fils, j’ai vu l’autre jour une femme.
Ses yeux m’ont en passant jeté toute son âme.

GABOARDO.

Et tu l’as ramassée, imbécile ?

GOULATROMBA.

Et tu l’as ramassée, imbécile ? Tu vois
Un mortel qui soupire et qui va dans les bois,
Non pour attendre un coche et récolter des piastres,
Mais pour cueillir des fleurs et contempler les astres.

GABOARDO.

Crétin !

GOULATROMBA.

Crétin ! Je vais la nuit regarder sa maison.

GABOARDO.

Bœuf !

GOULATROMBA.

Bœuf !Ami, je lui fais des vers.

GABOARDO.

Bœuf ! Ami, je lui fais des vers. Splendide oison !

Goulatromba profite de l’ébahissement de Gaboardo, lui fourre dextrement la main dans la poche, et lui prend la bourse volée par Gaboardo au vieux bourgeois, puis il s’en va, et laisse Gaboardo méditant sur son ineptie.


VI

FIASQUE, PAMFILO, docteur ès sciences et mendiant.
FIASQUE.

.................. Les hommes sont mauvais,
Traîtres et vils, j’en ai mon saoul, et je m’en vais.
Je ne veux plus rien voir des actions humaines.
À force de colère, et de rage et de haines,
Je deviens effaré, rêveur, songeur, hibou,
Et si sage qu’on va me prendre pour un fou !
Je pars. Je me souviens combien étaient augustes
Les philosophes purs, ces prophètes, ces justes,
Les Mathanasius et les Favorinus,
Lorsqu’ils usaient du droit sacré d’aller tout nus !
J’ai comme ces docteurs et comme ces pontifes
Des ongles qui pourront se transformer en griffes ;
Comme eux tous j’ai le droit qui ne saurait me fuir
De recevoir la pluie à même sur mon cuir ;
J’ai le droit que reprend tout homme solitaire
De vivre dans un trou qu’il creuse dans la terre ;
J’ai le droit de manger de l’herbe comme font
Les sangliers pensifs dans le marais profond ;
J’ai le droit, j’ai le droit, qui suffit à mon âme,
De ne dire jamais ni monsieur ni madame,
De brouter loin des gens, à mon aise, à mon choix,
Et d’être furieux tout seul au fond des bois !
Ô farouche existence ! heureuse, libre et fière !
Où donc est la forêt ? où donc est la bruyère ?
Où sont les lieux obscurs, ténébreux et vivants ?
Les taillis, les rochers où murmurent les vents,
Les ronces obstruant les granits et les marbres,
Et les chants des oiseaux qui remplissent les arbres !
Oh ! recevez mon âme, asiles éternels !

PAMFILO.

Mon cher, dans les pays constitutionnels,
On ne va pas tout nu. Rôder ! brouter les herbes !

Vous n’avez pas un seul de tous ces droits superbes.
La loi nous rogne à tous les ongles ; nul ne peut
Se faire bête brute et vivre comme il veut.
Les bois sont à quelqu’un. Les branches odorantes
Sont des fagots qu’on taille, et dont on fait des rentes.
Le procureur du roi, calme comme Solon,
Veut que, même en fureur, on ait un pantalon.
Les gendarmes ornés de chapeaux à trois cornes
Ont droit de visiter les lieux profonds et mornes,
Les monts, les ravins, l’onde où l’on n’a jamais bu,
Et les grands joncs où vit l’homme libre et barbu.
Nous sommes des gredins, des fourbes, des ilotes.
Tout ce qu’il vous plaira, mais gardez vos culottes !

Ils discutent. Pamfilo culbute l’une après l’autre
toutes les idées de Fiasque.
PAMFILO.

Vous êtes un nigaud qui vous croyez sournois.
Mon cher, vous sembleriez très farce à des chinois,
Et vous paraîtriez gothique à des étrusques.

FIASQUE.

De mes positions, docteur, tu me débusques.
Tes arguments, soufflant comme des aquilons,
Dissipent tous mes plans.

Il rêve.

Dissipent tous mes plans. Que faire alors ?

PAMFILO.

Dissipent tous mes plans. Que faire alors ? Volons.

FIASQUE.

C’est une idée au fait. Le philosophe flâne ;
Le larron guette et prend. Le philosophe est l’âne.
Voler les gens, braver avec profit les lois ;
C’est une autre façon de se servir des bois.
C’est la bonne. C’est dit. Mêlons notre génie
Sous la raison Bondy, Sénard et compagnie.
Soit. Associons-nous.

Ils sortent.


VII

GABOARDO, en guenilles.

Puisque sur l’almanach le mois de mai rayonne,
Puisque Pâques sourit aux jambons de Bayonne,
Puisque, dans ce doux mois, sortant coiffé de l’eau,
Pareil au grand Louis éblouissant Boileau,
Le beau Phébus joufflu met sa perruque blonde ;
Puisque la nymphe nue apparaissant sous l’onde
Allume l’œil lascif des fauves ægipans ;
Puisque les grimpereaux, ces petits sacripants,
S’en vont passer la nuit chez les bergeronnettes ;
Puisque les savants même et les porte-lunettes,
Ajustant leur besicle à leur nez indiscret,
Pour découvrir un peu quelque antique secret,
Troussent effrontément la jupe de Cybèle ;
Puisque le papillon dit à la fleur : ma belle ;
Puisque c’est la saison où tout renaît au jour,
Où les sources, les prés et les bois font l’amour,
Où l’âme croit flotter dans une aube azurée,
Où le pâle Adonis s’éprit de Cythérée,
Je ne vois pas pourquoi, n’en déplaise à Platon,
Je ne deviendrais point amoureux de Goton.


VIII

BURGOCHE. — GLUVEAU.
Cour des miracles. — Deux gueux, vieux, causant.


BURGOCHE.

Tu n’es sans doute pas sans avoir ouï-dire
Que j’ai fait autrefois un enfant à Zémire ;
Or, je te donnerai trente sous si tu dis
Que ce gas fait par moi fut fait par toi jadis.

GLUVEAU.

Soit, présente-le-moi.

BURGOCHE, lui montrant Lutingamin.

Soit, présente-le-moi. Le voici. Je te l’offre.

GLUVEAU.

Donne les trente sous.

BURGOCHE, payant.

Donne les trente sous.Fiche-les dans ton coffre.

GLUVEAU, engouffrant les trente sous dans ses haillons.
À Lutingamin.

Viens, mon fils. Reconnais ton père ; et que la voix
Du sang gueule en ton cœur pour la première fois.

À Burgoche.

Il est bien laid !

BURGOCHE.

Il est bien laid !Crois-tu que ma bouche éloquente,
S’il était beau, t’aurait offert un franc cinquante.
Sa beauté t’eût payé.

GLUVEAU, à Lutingamin.

Sa beauté t’eût payé. Viens.

BURGOCHE.

Sa beauté t’eût payé. Viens. Débarrasse-m’en.

LUTINGAMIN, à Burgoche.

C’est donc plus toi papa ?

Montrant dans un coin Grouillarde, autrefois Zémire.

C’est donc plus toi papa ? C’est-y toujours maman ?

Burgoche fait un signe négatif pour lui et affirmatif pour Grouillarde.


IX

[PORTRAIT DE GOLBORNOS.]

Né du choc d’une gueuse avec un capitaine,
Drapé depuis vingt ans d’un torchon de futaine
Dont lui-même jamais n’a connu la couleur,
Académicien, espion et voleur,
L’honneur de l’Hélicon, Golbornos, cuistre illustre,
Avec son dos en voûte et sa jambe en balustre,
Épouvante Madrid de son accoutrement.
Une truie eût choisi ce penseur pour amant.
On admirait, parmi nos gens couverts de teignes,
Son pourpoint plus troué qu’une poêle à châtaignes.
Il marchait, grave et fier comme un consul romain,
Mangé par ce bétail qui paît le corps humain,
Et rime avec ce fat qui vola l’Amérique.
C’était un personnage étrange et chimérique.


X

GROBUCHE. — BAUGRAILLON.
La Cour des Miracles.
Grobuche et Baugraillon, tous deux vieux et en loques, hideux.
Au fond grouillent des vieilles femmes.


GROBUCHE.

Ah ça, tu fais chez nous le bel indifférent.
Tu parais mépriser tout ! c’est désagréable.
Ton cœur est-il donc fait d’étoffe imperméable ?
Nous sommes ici tous amoureux de quelqu’un.
Phlipote est un rayon, Thomasse est un parfum,
Glaure a les beaux yeux ronds d’un hibou dans un arbre,
La Gameublême est jeune encor dans son vieux marbre.
Bourdalouse a gardé dans notre paradis
Quatre dents de son frais sourire de jadis.
Vaugirarde n’est pas sans un reste de gloire,
Sa quenotte était blanche et sa crinière noire,
Aujourd’hui, pur chassez-croisez, effet des ans,
Les dents sont noires, soit, mais ses cheveux sont blancs ;
Daigne considérer les rondeurs de Javotte ;
La Gorue était ange et n’est plus que dévote,
Mais voleuse ; contemple Ogremouche !

BAUGRAILLON.

Mais voleuse ; contemple Ogremouche ! Merci.

GROBUCHE.

Quoi donc ! rien ne te plaît dans le sexe d’ici !
Tu semblés dédaigner nos femmes. Tu nous blesses.
Sois amoureux.

BAUGRAILLON.

Sois amoureux. Mon cher, je choisis mes faiblesses,
Je ne vois rien céans qui soit digne de moi.




Le roi de Thunes force Vaugirard à épouser sa maîtresse Pouffechou.
VAUGIRARD, pensif (après la cérémonie).

Où donc vais-je passer maintenant mes soirées ?


XI

GABOARDO. — GOULATROMBA.
Goulatromba est assis sur un banc, rêvant avec mélancolie.
Gaboardo lui frappe sur l’épaule.


GABOARDO.

…………………………………… Que fais-tu là ?

GOULATROMBA.

…………………………………… Que fais-tu là ? Je suis
Un être qui médite au sein profond des nuits.
Je m’amoindris, mon cher ! je songe à mes désastres.
Ami, je sens s’user mes habits sous les astres,
Ma peau sous mes habits, mon âme sous ma peau ;
Mon chapeau sur mon front, mon front sous mon chapeau
S’usent. À chaque instant notre moi meurt et tombe.
La vie à petit bruit nous râpe dans la tombe.
Nous sommes des haillons cachant des ossements.
Nous fûmes autrefois des maroufles charmants,
Et l’on disait de nous : — Ces gueux ont des Lucindes !
Les truffes et l’amour, les femmes et les dindes,
La jeunesse, les chants, le vin, tout est pour eux ! —
Aujourd’hui, nous avons des aspects douloureux.
Le temps, vieux juif, prend l’homme avec sa patte infâme,
Et nous lime, et nous rogne, et rend à Dieu notre âme
N’ayant plus d’effigie et n’ayant plus le poids.


XII

GOULATROMBA s’asseyant au coin de la cheminée de l’hôtellerie.

Particularité de cette vie humaine :
Dès l’aube on marche, on rôde, on flâne, on se promène,
On s’éreinte, et le soir, assis sur un vieux banc,
On aime à s’élargir devant un feu flambant.
Ô cheminée ! Ici chante la lèchefrite ;
Ici, par le goulot trop étroit qui m’irrite,
Le vin coule à plein verre et rit, frais et vermeil ;
Ici brille, nimbé d’un rayon de soleil,
Le beau cuisinier rose orné d’un ventre énorme ;
Ici, dans un brasier fait d’une moitié d’orme,
Un vieux blason rougit sur la plaque de fer ;
Ici, noire machine, et ployant sous la chair
Comme ploie en octobre un pommier sous les pommes,
Montrant sous son beau jour le chien, ami des hommes,
Ardent, saignant, joyeux, de viandes encombré,
Chargé du perdreau rouge et du pluvier doré
Et du chevreau courant hier encor sur la roche,
Devant les clairs fagots grince le tournebroche ;
Ici le gril pétille et la marmite bout.
Ce coin de l’univers me plaît par-dessus tout.


XIII

Nous avons comme toi nos misères, nos peines,
Mais nous les empoignons et nous les étouffons.
Bah ! nous sommes des gueux, des sages, des bouffons !
Fais comme nous ! tiens-toi l’humeur en équilibre.
Vis, riche, magnifique, à ton aise, heureux, libre,
Comme un va-nu-pieds, comme un pourceau, comme un roi.
Aime n’importe qui, broute n’importe quoi.
Sois vorace et joyeux ; vautre-toi, jouis, grogne ;
Connais les vrais plaisirs de l’esprit, sois ivrogne,
Vide avec majesté les bouteilles de vin,
Prends la taille à Goton, mon cher, le reste est vain !
Aie une bonne trique, et si l’argent te manque,
Ne prends pas le souci d’aller jusqu’à la banque,
Va la nuit, l’œil levé vers le ciel transparent,
Attendre en un lieu noir quelque bonhomme errant
Qui, rien qu’en te voyant regarder la Grande-Ourse,
Tremblant d’un saint respect, viendra t’offrir sa bourse.
Vois comme nous vivons, nous autres ! nous allons
Fort peu sous les lambris dorés, dans les salons
Où les gens parlent bas comme des ventriloques ;
Nos souliers sont troués, nos habits sont en loques,
Mais nous sommes contents, et nous goûtons à tout ;
Et lorsque nous mourrons pleins et repus, au bout
D’une potence ou bien au bout de la vieillesse,
Nous laisserons notre âme au bon Dieu, comme on laisse
Un sou pour le garçon après qu’on a dîné.


XIV

GOULATROMBA. — LE DUC.
Une rue déserte
Entre le duc, vieux et cassé, suivi de deux robustes laquais. Il aperçoit Goulatromba.


LE DUC.

Ah ! c’est toi, drôle ?

Aux laquais.

Ah ! c’est toi, drôle ? Holà, vous autres !

Il s’avance, menaçant, sur Goulatromba.

Ah ! c’est toi, drôle ? Holà, vous autres ! Tu vas dire
Tout ce que tu sais, toi !

GOULATROMBA.

Tout ce que tu sais, toi ! Duc, je vous veux du bien.
La violence est laide et c’est un sot moyen.

LE DUC.

Nous allons voir !

GOULATROMBA.

Nous allons voir ! Tenez, l’autre jour, vous triplâtes
Les coups sur mon échine et sur mes omoplates,
Vous me fîtes rosser, de la nuque aux talons,
Par six laquais taillés comme des Apollons.
Eh bien, ai-je parlé ? Nullement. Vous n’obtîntes
De moi que des mots froids, confus, des demi-teintes.
De révélations, point. Des faits mal liés ;
Fort peu de jour enfin sur ce que vous vouliez.
Laissons le bâton, fi ! Parlons en gentilshommes.
Honorons, vous et moi, les maisons dont nous sommes.
Duc, je vais vous donner des avis obligeants.
Pour faire, comme il sied, jaser d’honnêtes gens,
Rien n’est tel qu’un écu. L’écu qui sonne et brille
Fait qu’un bègue bavarde et qu’un poisson babille,

Et donne une subite éloquence aux muets.
On obtient : je vous aime, au lieu de : je vous hais,
Pour un écu. Devant l’écu doré sur tranche,
Une cruche salue, une cruche se penche
Et verse mollement tout ce qu’elle contient.
Vous êtes dans la nuit ; un noir souci vous tient ;
Vous allez à tâtons au hasard sur la route ;
Duc, voulez-vous voir clair où vous ne voyez goutte ?
Faites luire à mes yeux, acceptant mon conseil,
Un écu, je vous fais resplendir le soleil !
Je sais tout, je dis tout, vous saurez tout !

LE DUC, fouillant dans sa poche et lui donnant un écu.

Tiens, drôle !

GOULATROMBA, prenant l’écu.

Un seul ?

LE DUC.

Un seul ? En voilà deux.

GOULATROMBA.

Un seul ? En voilà deux. Rien que deux ?

LE DUC.

Un seul ? En voilà deux. Rien que deux ? Çà, l’épaule
Te démange. Tu veux des coups ?

GOULATROMBA.

Te démange. Tu veux des coups ? Non.

LE DUC.

Te démange. Tu veux des coups ? Non. Voyons, dis.
En voici trois. Es-tu content ?

GOULATROMBA.

En voici trois. Es-tu content ? J’en voudrais dix.
Je serais plus content.

LE DUC.

Je serais plus content. Dix écus, misérable !

GOULATROMBA.

Si vous voulez avoir un récit admirable,
Donnez-moi dix écus. Moyennant dix écus,
Je vais, comme autrefois Hercule chez Cacus,
Chercher la Vérité qui dans son puits se cache,
Je l’empoigne aux cheveux, je la prends, je l’arrache,
Et je l’apporte ici toute nue à vos yeux,
Pleurante et rougissante ainsi que l’aube aux cieux !
Bref, dix écus, je parle, énonce, indique, expose,
Je démontre et je prouve, et vous savez la chose !

LE DUC.

Drôle ! fût-on jamais volé comme cela !
Dix écus !

Il les donne.
GOULATROMBA, à voix basse.

Dix écus !Éloignez les hommes qui sont là.
Vous êtes un seigneur illustre et magnifique,
Vous ne voudriez pas que devant eux j’explique… —
J’expliquasse est fort laid, mais ce serait mieux dit.

Le duc fait un signe aux valets, qui s’éloignent.
GOULATROMBA, prenant son gros bâton noueux caché derrière une borne.

Il me faut cent écus !

LE DUC, appelant.

Il me faut cent écus ! À l’aide ! à moi !… — Bandit !

GOULATROMBA.

Ils sont loin ! —

Avec douceur.

Ils sont loin ! — Je vous aime ainsi qu’une maîtresse ;
Lorsque je songe à vous, je pleure de tendresse,
Ô mon prince, ô seigneur bienfaisant et serein !
Vous ne voudriez pas me faire le chagrin
De vous rompre les os pour cette maigre somme !

Jouant avec son bâton.

Il me faut cent écus ! Sinon, je vous assomme !