Nos lois, sans nous vanter, valent mieux que les vôtres… Mieux que Juillet, Septembre a tenu sa parole…
Vous prétendez posséder en propre la sagesse politique. Or, que voit-on chez vous depuis dix ans ? « Des querelles sans but dignes du Bas-Empire », les droits les plus saints foulés aux pieds, une immoralité sans frein, de perpétuelles insurrections, « la révolte toujours suspendue aux tocsins »[3], des attentats réitérés à la vie du souverain (au fait, de 1830 à 1840 il y en eut six), bref tous les signes précurseurs de l’anarchie… Avant de songer à faire le bonheur des autres peuples, tâchez de vous amender vous-mêmes. Répudiez surtout votre chauvinisme belliqueux et livrez-vous, comme les Belges, aux pacifiques travaux de l’industrie. Bien des abus subsistent chez nous, nous le reconnaissons ; mais nous saurons les réformer sans votre secours, comptez pour cela sur la sagesse du peuple belge.
Les dernières strophes, où la véhémence se nuance de dédain, sont particulièrement insolentes.
Ce poème est de 1840, c’est-à-dire d’une époque où l’écrivain avait encore à gagner. Il est déparé par des lourdeurs et des clichés, par une phraséologie qui appartient moins à la poésie qu’au journalisme ou à l’éloquence populaire, et il est, en somme, beaucoup plus oratoire que lyrique. Enfin je n’oserais dire que Weustenraad garde toujours la mesure vis-à-vis des Français, quels que fussent, en 1840, les sentiments de beaucoup d’entre eux à notre égard. Toutes ces réserves n’empêchent pas cette œuvre d’être remarquable. Weustenraad se montrera meilleur poète et meilleur
écrivain. Il ne fera rien de plus vigoureux, de plus cohérent, que ce poème inégal et médiocre dans sa forme, dont les vingt strophes sont traversées par un grand souffle patriotique.
Le poème parut-il d’abord, comme il convenait à un écrit de ce genre et comme ce fut le cas pour les principales œuvres de Weustenraad, dans une revue ou un journal de l’époque, à la suite des événements qui l’avaient inspiré ? Fut-il publié en plaquette ? Obtint-il chez les Belges de 1840 le succès dû aux œuvres qui expriment avec force et netteté les sentiments de tout un peuple ? J’avoue n’en rien savoir, malgré mes recherches[4].
C’est aussi à la veine patriotique qu’appartient le Remorqueur, l’œuvre la plus souvent citée, je ne dis pas la plus lue, de l’écrivain belge. La mince notoriété dont jouit à présent Weustenraad repose presque exclusivement sur le titre de ce poème. Il n’y a personne, ou presque personne, aujourd’hui, qui ait lu les Poésies lyriques ; mais quelques hommes mûrs connaissent de réputation « Weustenraad, l’auteur du Remorqueur ».
Le succès de cet ouvrage tint sans doute beaucoup moins à sa valeur littéraire qu’à l’importance de
l’événement qu’il commémorait. Une courte digression historique s’impose ici[5]. C’est le moment de rappeler que le royaume des Pays-Bas, formé en 1814 de la réunion des anciens Pays-Bas autrichiens, de la Principauté de Liège et des Provinces-Unies, promettait d’être, tant par sa situation que par l’abondance et la commodité de ses voies fluviales, une puissance commerciale de premier ordre. Or la Révolution de 1830, en rendant les Belges maîtres de leurs destinées, avait eu d’abord pour eux, sous le rapport économique, de fâcheux effets. Ils se trouvaient désormais à la merci des Hollandais, qui commandaient sur la Meuse, le Rhin inférieur, le canal de Maestricht à Bois-le-Duc, l’Escaut, et pouvaient mettre obstacle à la navigation. Il importait donc aux Belges de créer une nouvelle voie de transit, qui conduisît de la frontière allemande à Anvers, ou même à la mer (car les Hollandais étaient maîtres du bas Escaut), et leur permît d’éviter le territoire des Pays-Bas. En particulier, il s’agissait de fournir un dédommagement au port d’Anvers, dont la prospérité se trouvait fort compromise par suite des événements de 1830.
On y songea dès le mois d’octobre 1830, époque du bombardement de cette dernière ville. Les études
préliminaires ne traînèrent pas, et, quelques mois plus tard, le 26 juillet 1831, l’exécution d’un « chemin à ornières de fer » était résolue en principe. Divers projets furent successivement présentés, élargissant le plan primitif, et l’entreprise excita, semblet-il, une véritable émulation. Enfin, Charles Rogier, ministre de l’intérieur dans le second ministère du roi, déposa en 1833, un projet qu’il défendit chaleureusement, et attacha son nom à la loi votée le 1er mai 1834, qui créait le chemin de fer belge : « Il sera établi dans le Royaume, disait l’article 1er, un système de chemins de fer ayant pour point central Malines et se dirigeant : à l’est, vers la frontière de Prusse, par Louvain, Liège et Verviers ; au nord, par Anvers ; à l’Ouest, sur Ostende, par Termonde, Gand et Bruges, et au midi, sur Bruxelles et vers les frontières de France, par le Hainaut ».
On ne peut dénier la hardiesse et la grandeur à ce programme qui, d’emblée, instaurait chez nous le chemin de fer de circulation internationale et reliait l’Océan au Rhin.
Au reste, il paraît bien que les Belges, en cette entreprise, ne furent pas guidés uniquement par l’intérêt. « Elle avait, dit Thonissen, un caractère d’audace et de grandeur qui flattait à plusieurs titres leur amour-propre. » On faisait généralement peu de cas, en Europe, du petit royaume créé par les révolutionnaires de septembre, et les grandes puissances semblaient l’avoir en particulière défaveur. Le fait est que les troubles, les désordres, les pillages, les scènes d’anarchie dont furent marquées les premières années du nouveau régime, étaient de nature à inspirer des doutes sur sa viabilité. Il semble que les Belges aient voulu confondre les dédains et calmer les inquiétudes, en s’organisant sans retard sous le rapport matériel et moral, bien mieux, en donnant aux vieilles nations l’exemple des hardies initiatives. Et ils n’attendirent pas, pour cela, que l’ordre fut établi chez eux. Dans le mois où fut votée la loi du chemin de fer, des intrigues orangistes avaient encore pour résultat, à Bruxelles, de scandaleuses scènes de pillage. Mais beaucoup de Belges partageaient sans doute, touchant le railway national, les sentiments de leur nouveau roi : « Ce chemin de fer, dit le comte de Mérode-Westerloo dans ses intéressants Souvenirs, était aussi la pensée favorite du roi Léopold, qui avait compris quelle considération donnerait à l’étranger pour la Belgique, immédiatement après une révolution politique complète, l’exécution d’un aussi
bel ouvrage… »
En somme, on peut dire avec Nothomb que, si la Révolution de 1830 donna à la Belgique l’indépendance politique, l’établissement du chemin de fer lui donna l’indépendance commerciale. Cette heureuse innovation et la prospérité qu’elle engendra, prouvèrent la puissante vitalité du nouvel état et contribuèrent largement à lui concilier l’estime des nations.
On voit maintenant de quelle importance fut pour notre pays un événement aussi médiocre en apparence que la création d’un chemin de fer ; on conçoit que cet événement ait pu devenir pour nos poètes[6] un thème lyrique ; enfin, on ne s’étonne plus qu’un poème écrit à la gloire du railway belge ait été populaire en Belgique.
À vrai dire, le Remorqueur ne fut pas composé pour l’inauguration de notre premier chemin de fer, qui, on le sait, relia Bruxelles à Malines. La verve de Weustenraad semble avoir attendu, pour s’éveiller, que l’expérience eût démontré l’utilité de la nouvelle invention. Il faut dire aussi que le projet primitif avait été, dès 1837, considérablement élargi. À l’origine, il s’agissait surtout d’une ligne de transit reliant Cologne à Anvers et à la mer. Maintenant on projetait un réseau complet reliant entre elles toutes les provinces belges et mettant la Belgique en communication avec tous les pays voisins. L’entreprise, par sa grandeur, devenait de plus en plus digne d’inspirer un poète.
Le Remorqueur fut écrit à l’occasion de l’achèvement du chemin de fer de Bruxelles à Liège. Weustenraad lut son poème, un soir de mardi-gras, chez Charles Rogier, alors ministre des travaux publics, qui avait réuni dans son petit hôtel de la porte de Schaerbeek un certain nombre d’hommes politiques et de gens de lettres, parmi ceux-ci Baron, Charles Potvin et Ernest Buschmann. De succès du poète fut très grand. Son œuvre fut « couverte d’applaudissements », dit Baron[7]. « L’auditoire était transporté, atteste Potvin[8], et, dans un coin du salon, la main dans celle d’Ernest Buschmann, nous confondions notre émotion vive. La poésie avait consacré nos chemins de fer et semblait consacrer notre nation ». Une part de l’ovation alla sans doute au ministre, au « fondateur du chemin de fer belge » comme Weustenraad l’appela plus tard dans la dédicace de son poème. On peut même croire que Ch. Rogier, en invitant le poète ami à venir lire son œuvre, ce soir-là, dans son salon, avait escompté ce petit succès personnel. Il existe de lui un billet inédit où il recommande instamment à Weustenraad d’arriver « avec son remorqueur ».
Le Remorqueur est une œuvre poétique de longue haleine,[9] un petit « poème » au sens où l’on entendait autrefois ce mot. On y retrouve à peu près le plan suivi par Schiller dans le Chant de la Cloche et par Lamartine dans l’épisode des Laboureurs, de Jocelyn, c’est-à-dire que des passages descriptifs y alternent avec des considérations philosophiques ou des envolées lyriques. Il est difficile aujourd’hui de partager l’admiration sans réserve que professe pour cet ouvrage Charles Potvin, dans son Histoire des lettres en Belgique, où, d’ailleurs, tout ce qui est belge est généralement surfait. Le Remorqueur est inégal et déclamatoire : des puérilités, des lourdeurs, des gaucheries déparent trop souvent le « chef-d’œuvre » de Weustenraad. N’importe, ce poème mérite toute notre attention. Le « remorqueur » y est présenté comme un agent de progrès, de civilisation, de liberté, comme le héraut d’un avenir de paix et de justice ;[10] pour tout dire, l’auteur attribue à l’humble locomotive un rôle presque divin. Ne l’appelle-t-il pas quelque part le « moderne Messie » ? Evidemment, cela nous fait sourire, et nous trouvons que les prévisions du poète pèchent au moins par excès d’idéalisme. Mais il n’avait pas tort, semble-t-il, de prévoir d’immenses changements. Les chemins de fer n’ont-ils pas contribué dans une incalculable mesure à l’évolution, morale autant que matérielle, qui transforme le monde depuis 1835 ?
On souhaitera peut-être de lire un extrait du Remorqueur. J’en citerai trois strophes, qui, malgré maintes imperfections de détail, sont d’un beau mouvement.
Marche, ô puissant Athlète, et, sous des cieux tranquilles, Par des rubans d’acier va relier les villes, Fleurs de granit et d’or d’un bouquet enchanté ; Des grands fleuves absents, des rivières lointaines Prolonge l’embouchure au sein d’arides plaines, Surprises tout à coup de leur fertilité, Et peuple, dans ton cours, de nobles édifices,
De palais, d’ateliers, de temples et d’hospices, Le sol de la naissante et moderne cité !
Marche, combats, triomphe, agrandis tes domaines, Et fais doubler le pas aux peuples en retard ; Prodigue-leur à tous, libres ou dans les chaînes, Les fruits de la Science et les trésors de l’Art ; Féconde l’union de l’homme et de la terre Par les bienfaits nouveaux que tu répands sur eux, Et relève l’esprit en vengeant la matière De l’insultant oubli d’un passé dédaigneux.
Marche, marche toujours, sans relâche, sans trêve ! Fais tomber les remparts que l’Égoïsme élève Entre les nations esclaves de la peur : Affranchis le travail, viens, et réconcilie L’antique Agriculture et la jeune Industrie Avec la Liberté, leur mâle et noble sœur ; Et que le monde entier, abrité sous leur aile, Retrouve, au sein de Dieu, l’unité fraternelle Qui doit consolider sa paix et son bonheur !
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Le poète est surtout fier que son pays ait été le premier sur le continent à oser adopter l’invention nouvelle. Aux vieilles nations que la guerre et l’anarchie continuent à désoler, il offre en exemple la pacifique et industrieuse Belgique ; à tous ceux qui niaient la viabilité de l’état fondé par les insurgés de 1830, il oppose victorieusement son rapide essor, ses étonnants progrès, son audacieux esprit d’initiative. Un Belge d’aujourd’hui ne peut lire sans intérêt, voire sans émotion, les strophes enthousiastes où Weustenraad, prophète clairvoyant, prédit à sa patrie de magnifiques destinées, dues à son génie industriel autant qu’à la libérale constitution qui la régit. Car le remorqueur est venu, selon lui, parfaire « l’œuvre des barricades », il est, avec la liberté de la presse, le don le plus précieux fait à la jeune nation.
Sois donc béni, géant, sois béni d’âge en âge,
Toi qui, pour nous sauver, vins achever l’ouvrage
......Commencé par la liberté.
Le remorqueur a fait plus et mieux : il a contribué à établir l’union entre les citoyens. Il a réconcilié avec le nouveau régime un certain nombre de Belges qui regrettaient la domination hollandaise ; il a combattu victorieusement l’orangisme. Weustenraad se rencontre ici, volontairement ou non, avec son ami Ch. Rogier, qui, dans un éloquent discours prononcé à la Chambre pour la défense de son projet, avait dit ces paroles : « C’est par de telles victoires qu’on égale et qu’on justifie d’anciens triomphes ; que l’on conquiert ce qu’il peut rester de Belges hostiles ou même indifférents à la Belgique ; que l’on fortifie le sentiment national ; que l’on obtient l’estime, la considération, les sympathies de l’étranger ; qu’une nation laisse des traces de son passage dans le monde et lègue à l’avenir un nom respecté. »[11]
Le succès du Remorqueur fut grand.[12] Plus d’un Belge dut éprouver, en lisant cette poésie vraiment patriotique, les sentiments qu’exprime une amusante lettre inédite[13] de Lucien Jottrand, membre du Congrès national, à qui Weustenraad avait fait hommage de son œuvre.
« J’avais lu déjà ton poème, lui écrit-il, et, chose qui m’arrive bien rarement aujourd’hui pour une pièce de vers de longue haleine, je l’avais lu jusqu’au bout. Le souvenir de Ch. Donald m’avait d’abord entraîné à cette lecture dans un feuilleton de l’Indépendant. Je n’étais pas à la troisième strophe que j’avais déjà vu que j’irais jusqu’à la dernière. Tu es toujours neuf et toujours hardi. Plus d’éloges te fatiguerait parce que tu as du cœur et n’es pas une femmelette.
« J’aime beaucoup ta petite dédicace.[14] L’homme à qui tu la fais est un de ceux qui ont traversé le pouvoir après 1830 sans y perdre tout ce qu’ils valaient auparavant. Je crois que ceux-là du moins se repentent un peu du mal auquel ils ont participé : les 24 articles, par exemple !
« Je n’ai plus d’autres joies littéraires depuis que j’ai cessé d’être journaliste que celles qui me viennent de l’envoi qu’on veut bien me faire quelquefois de productions de la muse indigène… Tu ne saurais croire combien je me rengorge quand j’arrive à quelque belle tirade ; tu sais que je n’aime pas les Français, ou, pour dire plus juste, les Parisiens ; eh bien ! quand donc je suis au bout de quelqu’une de ces belles tirades, je me surprends m’écriant tout haut : attrape ça, fransquillon ! attrape ça ! Comme si c’étaient des horions que nos écrivains de talent distribuaient à tous ces pédants d’Outre-Quiévrain qui sont si souvent venus nous régenter du haut de leurs feuilletons et de leurs romans. Je vais reprendre ton Remorqueur pour me donner encore un petit moment de ces joies-là. »
Le succès du Remorqueur décida sans doute Weustenraad à composer le Haut-Fourneau, qui est analogue par l’inspiration et composé sur le même plan. De plus, ce poème a, comme le précédent, le caractère d’une œuvre de circonstance et d’une œuvre patriotique. Les étonnants progrès que notre industrie métallurgique, un moment arrêtée dans son essor par la révolution, réalisa surtout à partir de 1835, enthousiasmèrent le poète, qui prit comme sujet de son ouvrage les établissements Cockerill, de Seraing. (Il avoue même, dans une note de l’édition en plaquette, avoir emprunté au Rhin de Hugo, récemment paru, quelques traits de son tableau.) Le Haut-Fourneau doit sans doute à ce double caractère d’avoir pu paraître dans la Revue nationale[15] de Paul Devaux, où la politique occupait plus de place que la littérature.
Comme le Remorqueur, le Haut-Fourneau représente surtout un grand effort. Sans doute, il y a dans ce poème, comme dans le précédent, bien des naïvetés et des maladresses, et il y a en outre des longueurs ; et Verhaeren s’y prendra autrement quand il voudra peindre l’industrie moderne. Mais il était très hardi, en 1840, de s’attaquer à de tels sujets, que beaucoup de poètes, aujourd’hui encore, persistent
à regarder comme anti-poétiques. Et il est caractéristique que le premier chantre des chemins de fer et de la métallurgie ait été un enfant de ce pays dont l’initiative et la prospérité industrielles devaient faire l’admiration du monde. Le Remorqueur et le Haut-Fourneau sont des poèmes belges, au meilleur sens du mot.
Sauf erreur, ce sont aussi, jusqu’à un certain point, des poèmes saint-simoniens, le Haut-Fourneau surtout. Weustenraad était moins renégat qu’il ne croyait. L’inspiration des Chants de réveil se retrouve
dans telles strophes ferventes où il annonce l’extinction de la guerre et célèbre la puissance rédemptrice de l’industrie.
Ah ! l’industrie est noble et sainte,
Son règne est le règne de Dieu ;
Elle aussi gouverne sans crainte
Et par le fer et par le feu ;
Mais c’est par le feu qui féconde,
C’est par le fer qui reconstruit ;
À son appel un nouveau monde
S’élança d’un monde détruit.
Quels magnifiques rêveurs que ces hommes de 1830 ! À les croire, l’industrie devait faire mieux que de renouveler la face du monde physique : elle devait affranchir l’homme en établissant son empire sur la matière ; ce sont de beaux vers que ceux où Weusteraad exprime cette généreuse illusion :
À travers les déserts, comme aux temps de Moïse,
Guide les nations vers la terre promise,
Aplanis, sous leurs pas, et les mers et les monts,
Et fais régner nos fils, en Rois, sur la matière,
Pour qu’ils puissent, un jour, lever vers la lumière
......Des bras libres comme leurs fronts !
L’auteur du Haut-Fourneau ne serait pas de son temps, s’il ne mêlait pas à ce dithyrambique éloge de l’industrie une glorification du travailleur. Ses ouvriers métallurgistes sont nécessairement dotés de
toute la noblesse et de toute la générosité dont il dépossède les « grands. » Une fois déjà, dans un poème composé quelques années plus tôt (Harmonie, 1840), il avait tracé, de la cité industrielle, une image
idyllique, qui porte bien sa date. Elle s’étale, heureuse et pacifique, dans le cadre d’un verdoyant et frais paysage où l’on reconnaît la vallée de la Meuse aux approches de Liège, telle qu’elle dut être vers 1840. Une idéale harmonie y règne entre l’homme, la nature et Dieu. L’ouvrier travaille avec courage parce qu’il sait que le travail est conforme au vœu de la nature et de son Créateur, et il les unit dans une même bénédiction.
Héros de la terrestre fête,
Il entonne un chant fraternel.
Et, quand la forêt le répète
Au mont qui le redit au ciel,
Ravi d’une extase inconnue,
Il croit entendre dans la nue,
Dont les flancs s’ouvrent sans effroi,
La voix sublime de Dieu même
Qui dit à la terre : Je t’aime ;
À l’homme : Aime-la comme moi !
Il y a pour nous, dans ces vers optimistes, une cruelle ironie. Weustenraad ne pouvait prévoir quelle serait un jour la désolation des sites industriels. Il ne se doutait pas davantage des profonds changements que devait amener, dans l’ordre moral, religieux et social, le développement de l’industrie. Assurément, la réalité est moins belle que son rêve.
J’ai cité tantôt Verhaeren. À maintes reprises, l’auteur des Poésies lyriques apparaît comme un précurseur, comme une ébauche, du poète de la Multiple splendeur. Lui aussi, il rejette toute fausse humilité et exalte la grandeur du travail humain :
L’homme enfin comprend son génie,
Il ose admirer ses travaux.
Et remarquez que Weustenraad ne se contente pas de vanter les bienfaits de l’industrie et des chemins de fer ; il en proclame la beauté. Quand il contemple, sous sa couronne de fumées et de flammes, la moderne cité industrielle, il est tenté d’opposer l’œuvre
de l’homme à l’œuvre de Dieu :
Là-haut, dans leur splendeur, se déroulent les cieux,
Dans cette ombre, là-bas, gît la terre où nous sommes,
Voilà l’œuvre de Dieu, voici l’œuvre des hommes,
xxxxQuelle est la plus grande des deux ?
Un scrupule religieux le retient seul :
Non, non, point de blasphème impie :
Admirons, ne comparons pas.
Dieu crée et l’homme modifie :
À lui l’esprit, à nous le bras !
Weustenraad semble parfois un Verhaeren chrétien, ou, du moins, déiste.
Le poète patriote se garde cependant d’un optimisme exagéré. L’enthousiaste auteur du Remorqueur a aussi écrit À la statue de la patrie, dont les premières strophes respirent un profond découragement.
Weustenraad médite et rêve au pied du monument qui vient d’être élevé, sur la place Saint-Michel, aux victimes des journées de septembre. Il revoit en esprit, avec mélancolie, ces glorieuses journées qui ont valu à la Belgique son indépendance :
Je crois entendre encor gronder par intervalle
L’écho sourd du canon dont la voix triomphale
xxxxNous annonça des jours nouveaux.
Il s’adresse alors « à la statue de la patrie », qui décore le tombeau des « martyrs. »
Elle est de Geefs et nous la trouvons aujourd’hui assez médiocre, mais un homme de 1830 ne pouvait la voir avec nos yeux.
Le peuple peut enfin, du haut de sa victoire,
T’admirer, ô statue, à la face du ciel ;
Il peut montrer à tous, quand son honneur l’ordonne,
Ton socle de granit, plus élevé qu’un trône,
xxxxPresque aussi sacré qu’un autel.
Le « grand statuaire » dont elle est l’œuvre, « arrêtant son génie au milieu de son libre essor, » pour obéir aux scrupules pudibonds « d’un homme alors puissant, »[16] a représenté la noble figure le sein voilé. Que ne lui a-t-il plutôt voilé les yeux ! Il aurait épargné à la Patrie le spectacle de nos « tristes débats » et de nos « actions honteuses. » Et le poète, précisant ses accusations, énumère les maux qui, selon lui, désolent l’État en 1846 : Rapacité, corruption, vénalité des pouvoirs… Incapacité des chefs militaires… Égoïsme et orgueil des classes dirigeantes, sourdes aux revendications populaires… Ingérence du clergé dans les affaires publiques… Attentats médités par l’étranger contre les libertés belges… Certaines de ces plaintes sont bien graves, et il serait intéressant de rechercher dans l’histoire détaillée du temps les faits qui les motivèrent.
Il faut probablement faire ici la part de l’exagération passionnée, fréquente chez l’homme de parti. De plus, la Révolution de 1830, en donnant à notre pays l’existence politique, avait sans doute mis dans
le cœur de beaucoup de Belges des illusions naïves et généreuses dont l’expérience devait démontrer la vanité. Rien d’humain n’est parfait. Pour se consoler, les Belges n’auraient eu qu’à jeter un regard au-delà de leurs frontières.
Au reste, tout chimériques qu’étaient les rêves de 1830, d’immenses progrès ont été réalisés. Le poète ne tarde pas à le reconnaître. Dans un beau mouvement de fierté, il s’adresse à la statue de la Patrie : elle peut annoncer aux morts de 1830, couchés à ses
pieds, que leurs fils n’ont pas dégénéré.
Dis-leur qu’un sang viril coule encor dans nos veines,
Que jamais notre bras n’acceptera des chaînes,
Que jamais notre front ne perdra sa fierté,
Que toujours notre cœur battra pour la patrie,
Que toujours nos trésors, que toujours notre vie
xxxxRépondront de sa liberté.
Dis-leur que nous avons, en moins de quinze années,
Plus haut que tous leurs vœux fixé nos destinées,
Fait refleurir la paix sous tes saints étendards,
Fait bénir par l’Europe un nom qu’elle répète,
Et reconquis l’honneur de marcher à sa tête
xxxxPar l’industrie et par les arts.
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Mais l’idéalisme de Weustenraad ambitionne pour les Belges quelque chose de mieux que la prospérité artistique et industrielle. Il assigne à la jeune nation une mission hautement civilisatrice, il fait d’elle le peuple élu qui doit extirper du monde la tyrannie pour y établir le règne de la Justice et de la Liberté :
Mais notre mission est loin d’être accomplie.
Gardons, sans l’affaiblir, toute notre énergie
Pour les luttes d’un siècle aux progrès de Titan,
Qui ne descendra pas dans l’abîme des âges
Sans avoir salué, de ses derniers rivages,
xxxxLa chute du dernier tyran.
Nos vrais jours de grandeur ne sont qu’à leur aurore.
Il nous reste à t’abattre, à t’écraser encore,
Passé, monstre rampant, sans oreilles, sans yeux,
Qui te dresses dans l’ombre au pied de tous les trônes,
Et montes, chaque jour, le long de leurs colonnes,
xxxxPlus fort et plus audacieux !
Nous t’abattrons. Ta chute affranchira la terre,
Et sur le sol maudit où tu semais la guerre,
S’élèvera la sainte et splendide cité,
Où régneront, un jour, sans trouble et sans orages,
Dans un Ordre céleste inconnu de nos sages,
xxxxLa Justice et la Liberté.
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Le romantisme de ces beaux vers fera peut-être hausser les épaules ; assurément, nous avons une façon moins noble mais plus pratique d’entendre l’ « expansion belge ». On trouvera plus de sagesse dans les strophes finales du poèmes, qui sont à méditer :
Quand Dieu, dans sa bonté, réunit notre race,
Fonda notre demeure et fixa notre place
Au centre lumineux de trois peuples puissants,
Il voulut nous choisir comme un écho sonore
Pour propager sa voix du couchant à l’aurore,
xxxxTraduite en terrestres accents.
Il nous plaça près d’eux sous sa garde divine,
Marqués du sceau vivant d’une même origine,
Pour réfléchir en nous leurs instincts si divers,
Leur tendre, tour à tour, une main fraternelle,
Et cimenter entre eux une paix éternelle,
xxxxTerme de tant de maux soufferts.
L’auteur fait ici ressortir, de curieuse façon, combien notre situation géographique, au point de contact de trois grandes civilisations, est heureuse et providentielle. Il indique nettement les éléments variés de notre riche personnalité ethnique. Il signale
enfin, en dépit de sa phraséologie et de sa religiosité romantiques, la mission pacificatrice que l’avenir réserve peut-être aux petits États.
En vérité, ces poèmes sont hautement intéressants, et ils le seraient quand même toute valeur littéraire leur ferait défaut. On parle beaucoup aujourd’hui de l’âme belge, pour affirmer ou pour nier son existence.
Il semble bien que, si elle exista jamais avec intensité, c’est, d’une façon passagère et sous l’empire de circonstances spéciales, en ce moment où la Belgique, toute chaude encore de la lutte d’où elle était sortie victorieuse, cherchait à affirmer son individualité nationale vis-à-vis des peuples qui la contestaient. Et on vient de voir à quel lyrisme elle sut s’élever, cette âme collective, sous l’influence des premiers progrès réalisés par le nouvel état, et, sans doute aussi, du romantisme, qui régnait à cette époque.
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