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Théodore Weustenraad, poète belge/Weustenraad poète national

La bibliothèque libre.
Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 97-126).

VII

Weustenraad poète national

Weustenraad est avant tout un poète, et un poète patriote. Je ne m’attarderai pas à défendre un genre assez discrédité aujourd’hui ; je me bornerai à dire que les circonstances se prêtaient tout particulièrement chez nous, entre 1830 et 1845, à l’éclosion d’une poésie patriotique. La Belgique venait de se constituer en état indépendant. Le sentiment national, qui s’affaiblit et dépérit chez les peuples dont l’indépendance, déjà ancienne, semble ne courir aucun risque, se trouvait chez nous dans toute sa fraîcheur et sa force, et les alarmes que connurent les Belges pendant leurs premières années de liberté, l’empêchèrent longtemps de s’assoupir. Ceux de nos compatriotes dont la jeunesse coïncida avec la Révolution de 1830, eurent des émotions vives et variées ; ils éprouvèrent tour à tour des enthousiasmes, des angoisses, des transports belliqueux, des mouvements de fierté, que rien n’empêchait de se traduire en lyrisme, et qui auraient pu s’épanouir en chefs-d’œuvre s’ils s’étaient rencontrés avec du talent et de la culture littéraire. Ces derniers éléments firent trop souvent défaut.

La note civique et patriotique, nous l’avons vu, occupe une place restreinte dans les premières poésies françaises de Weustenraad. Elle ne fait qu’apparaître dans les Chants de réveil ; on la retrouve dans trois pièces inégales en valeur et en importance écrites pendant cette période de tâtonnements qui s’étend de 1831 à 1835 environ. C’est vers cette dernière date, en effet, que Weustenraad semble enfin voir clair en lui-même. Désormais ses principales poésies seront l’œuvre d’un patriote et d’un citoyen. Cette évolution, on le voit, se produit à peu près à l’époque où la Revue belge tente de créer chez nous une littérature nationale et engage avec la Revue de Paris d’ardentes polémiques au sujet de notre nationalité.

La Revue belge publia dans une de ses premières livraisons un poème de Weustenraad qui, peu de temps auparavant, avait paru en plaquette[1] sous le titre de Maestricht, élégie. L’auteur dédiait « à tous ses compatriotes exilés ce chant de deuil et de douleur. »

L’œuvre est curieuse, malgré sa forme vieillotte. Le poète maestrichtois, en une pompeuse prosopopée, y évoque sa ville natale, qui, « les lianes nus, la tête échevelée et les deux bras meurtris, » se lamente au bord de son fleuve et supplie vainement ses fils de ne pas l’abandonner dans l’oppression. La voilà donc vouée « au destin des esclaves, » elle qui combattit si vaillamment pour la liberté. Du moins peut-elle se dire, dans sa détresse, qu’elle a fait son devoir et n’a cédé qu’à la force ; et il ne lui est pas interdit d’espérer. Quatre années d’épreuves, il est vrai, sont bien faites pour étouffer en elle toute espérance.

Tes malheurs, tes tourments, tes quatre ans de souffrance
Ont failli dans ton âme éteindre l’espérance ;
Mais aussi que de pleurs t’ont fait verser les rois !
Quel peuple, de nos jours, a subi ton martyre ?
En est-il un, un seid, qui rampe sous l’empire
xxxxxxxxDe plus infâmes lois ?


De lois ? Oh non ! toutes les lois sont mortes !
Dibbets les écrasa sous ses pieds triomphants,
Dibbets a fait clouer la justice à tes portes ;
Le canon au dehors, et le sabre au dedans,
Voilà, quand tu te plains, voilà, quand tu t’emportes,
xxxxxxxxTes juges et tes surveillants !

Et Weustenraad trace un sombre tableau des misères subies par Maestricht depuis la proclamation de l’état de siège en octobre 1830. Quoique le style soit ici un peu trop pompeux et trop figuré pour être toujours parfaitement clair, le morceau abonde en détails intéressants. Les franchises municipales, foulées aux pieds par la soldatesque, ont fait place au régime du sabre. C’en est fait de l’heureuse et libre vie qu’on menait naguère dans l’aimable cité mosane, si proche de Liège qu’elle en est un peu wallonne, Plus de fêtes, de bals, de concerts ; la grande foire de la Saint-Martin a cessé d’être une occasion de réjouissances. Les bourgeois maestrichtois, volontiers frondeurs, ne se réunissent plus en de joyeux banquets pour « chansonner les abus d’un autre âge » et « vouer à l’ostracisme tous les descendants des Nassau. » Enfin Maestricht, si active et si florissante naguère encore, présente aujourd’hui le plus morne aspect.

La banqueroute siège au foyer de nos pères
Où jadis l’abondance épanchait ses trésors…
La prostitution décime les familles,
Sur des noms jadis purs imprime un sceau fatal…

Et le poète citoyen, navré et indigné devant tant de hontes et de misères, « maudit » ces « libérateurs » qui n’ont pu arracher aux Hollandais sa ville natale. Il flétrit certains citoyens, aussi lâches qu’impudents, Maestrichtois de la haute bourgeoisie, chefs naturels du peuple, qui, n’ayant songé, au moment critique, qu’à mettre en lieu sûr leur personne et « leurs pénates d’argent », accusent maintenant Maestricht de s’être mal défendue et d’avoir mérité son sort. (Je laisse aux érudits de l’endroit le soin de rechercher jusqu’à quel point ces plaintes et ces accusations étaient fondées.)

Ce poème, qui, on le voit, tient de la satire autant que de l’élégie, s’achève sur des paroles de confiance et d’espoir. Des temps meilleurs viendront pour Maestricht, le poète n’en doute pas ; le Tout-Puissant se montrera favorable et « remettra le sceptre aux mains de la justice. » En d’autres termes, Maestricht redeviendra belge. La Ville natale est ainsi une manière de poème « irrédentiste. »

Garde-toi de trahir, de renier ta foi ;
Ton passé me prédit un avenir splendide
xxxxxxxxPour tes enfants et toi…


Un doux pressentiment ranime mon courage.
Mon cœur s’épanouit sous un souffle d’amour,
Et, malgré les arrêts d’un sombre aréopage,
Je crois à ton bonheur, je crois à mon retour !

Cette œuvre, trop déclamatoire pour n’être pas médiocre, a des moments d’éloquence et d’énergie. L’énergie la caractérisait surtout dans sa forme première, que nous offrent la brochure publiée en 1834 et la Revue belge de 1835. Les Poésies lyriques, parues en 1849, ne nous en donnent qu’une forme remaniée et atténuée. Les inimitiés s’étaient quelque peu calmées, avec le temps : Weustenraad remplaça le nom du général Dibbets par une désignation vague, « un soldat, » il adoucit quelques expressions trop rudes, il corrigea quelques fautes de goût. Le poème n’en resta pas moins médiocre.

Parmi ces hommes de 1830 qui s’étaient insurgés contre l’arbitraire du roi Guillaume, il en était plus d’un qui gardait quelque méfiance à l’égard de la monarchie en général. À coup sûr, le régime politique issu de la Révolution de 1830 trouvait en Weustenraad un zélé partisan ; mais son loyalisme n’avait rien de courtisanesque. On s’en aperçoit en lisant la courte pièce intitulée Pour un Prince. Le premier-né de Léopold Ier et Louise-Marie était mort en 1834, âgé de quelques mois à peine. En 1835 naquit le prince qui devait être un jour le roi Léopold II : le poète citoyen dédia à cet enfant des vers qui se distinguent par la liberté du ton et la hardiesse du langage. Il y signale au futur roi, en une strophe curieuse, où le traditionnel a char de l’état » est audacieusement remplacé par une locomotive, les limites que la Constitution assigne au pouvoir du monarque. Bien loin de lui vanter ses prérogatives de souverain, il lui rappelle ses devoirs d’homme. Il l’invite à mériter par ses vertus le haut rang que le sort lui attribue dans la nation ; bien plus, il l’exhorte à se le faire pardonner, ce rang privilégié. La strophe finale est d’un anticlérical et presque d’un républicain :

Né, comme son pays, au milieu d’un orage,
Qu’il grandisse, avec lui, sous un ciel plus serein !
Que toujours sa vertu, que toujours son courage
S’élève à la hauteur de son noble destin !
Qu’il n’abaisse jamais, devant l’orgueil des mitres,
De son front mâle et fier la libre majesté,

Et peut-être le peuple, en faveur de ces titres,
xxxxxxxxL’absoudra de la Royauté.

On voudrait savoir quel succès obtint en haut lieu ce petit poème qui s’écartait si fort des traditions du genre.

Je me contente de mentionner une courte Prière pour la patrie (1835), probablement écrite à l’occasion des fêtes de septembre, où Weustenraad appelle les bénédictions du ciel sur la Belgique affranchie et sur le roi dont elle a fait choix. Le morceau est sans importance. Il n’en est pas de même des quatre pièces suivantes, véritables poèmes au sens ancien de ce mot, aussi considérables par leur signification et leur portée que par leur étendue, et qui ne peuvent laisser indifférent aucun Belge : Aux conquérants parisiens (1840), Le Remorqueur (1841), Le Haut-Fourneau (1844) et À la statue de la Patrie (1846).

Notre auteur n’a rien écrit de plus véhément que le premier de ces poèmes, qui est essentiellement une œuvre de circonstance. La France, sous le ministère Thiers, prétendait avoir été jouée par les puissances de la Quadruple alliance, qui, au Traité de Londres (juillet 1840), avaient réglé sans la consulter et au détriment de son protégé Méhémet-Ali, les affaires d’Orient. L’opinion publique s’échauffait, chez nos voisins du sud. Les chauvins parlaient de déclarer la guerre à l’Europe et d’envoyer une armée sur le Rhin pour venger l’honneur national, « déchirer les traités de 1815 » et rendre à la France « ses frontières naturelles ». Les partisans des « frontières naturelles » faisaient bon marché, cela va de soi, de l’indépendance belge. Il y eut alors chez nous un moment d’indignation et de patriotique angoisse, et Weustenraad se fit l’interprète du sentiment général, en vingt strophes (de huit alexandrins chacune), ironiquement intitulées Aux conquérants parisiens, où il proclamait les droits du jeune état à l’indépendance.

Ce qui frappe le plus dans ce poème, c’est la hauteur dédaigneuse affectée par le poète patriote à l’égard de ces Français qui tantôt nous traitaient de Béotiens, tantôt daignaient nous appeler leurs frères, et qui sans doute auraient cru faire notre bonheur en annexant la Belgique. Nulle part la fierté belge ne s’est plus nettement manifestée. Respectez-nous, dit, en substance, le poète justement indigné. Longtemps avant vous, nous avons été libres, industrieux, civilisés[2] ; nos ancêtres ont donné aux vôtres l’exemple des généreuses révoltes et leur ont ouvert la voie de tous les progrès. Vous nous déclarez déchus de cet antique état de prospérité et de splendeur. Peut-être le sommes-nous ; mais c’est à peine si nous venons de renaître à l’indépendance. Laissez-nous grandir en paix, nous aurons bientôt égalé nos aïeux. Par quelle outrecuidante aberration prétendez-vous aujourd’hui nous régir ? Avons-nous conclu un pacte avec vous ? Le peuple belge a-t-il remis ses destinées entre vos mains ? La preuve que nous méritons d’être libres, c’est que nous avons su rester libres jusque sous la domination étrangère.

Jamais un étranger n’a pu nous asservir !

Mais il a pu nous opprimer et nous fouler, comme vous l’avez fait naguère encore, quand vous étiez nos maîtres. Vous nous promettez maintenant un régime de douceur, de fraternité, d’amour ; fallacieuses promesses, qui ne coûtent rien aux tyrans :

Tous les usurpateurs ont parlé ce langage,
Depuis les rois anciens jusqu’aux modernes Tzars ;
Tous, avant de réduire un peuple en esclavage,
Jurent de restaurer et les lois et les arts…

Au reste, poursuit-il avec orgueil,

Nos lois, sans nous vanter, valent mieux que les vôtres…
Mieux que Juillet, Septembre a tenu sa parole…

Vous prétendez posséder en propre la sagesse politique. Or, que voit-on chez vous depuis dix ans ? « Des querelles sans but dignes du Bas-Empire », les droits les plus saints foulés aux pieds, une immoralité sans frein, de perpétuelles insurrections, « la révolte toujours suspendue aux tocsins »[3], des attentats réitérés à la vie du souverain (au fait, de 1830 à 1840 il y en eut six), bref tous les signes précurseurs de l’anarchie… Avant de songer à faire le bonheur des autres peuples, tâchez de vous amender vous-mêmes. Répudiez surtout votre chauvinisme belliqueux et livrez-vous, comme les Belges, aux pacifiques travaux de l’industrie. Bien des abus subsistent chez nous, nous le reconnaissons ; mais nous saurons les réformer sans votre secours, comptez pour cela sur la sagesse du peuple belge.

Les dernières strophes, où la véhémence se nuance de dédain, sont particulièrement insolentes.

Ce poème est de 1840, c’est-à-dire d’une époque où l’écrivain avait encore à gagner. Il est déparé par des lourdeurs et des clichés, par une phraséologie qui appartient moins à la poésie qu’au journalisme ou à l’éloquence populaire, et il est, en somme, beaucoup plus oratoire que lyrique. Enfin je n’oserais dire que Weustenraad garde toujours la mesure vis-à-vis des Français, quels que fussent, en 1840, les sentiments de beaucoup d’entre eux à notre égard. Toutes ces réserves n’empêchent pas cette œuvre d’être remarquable. Weustenraad se montrera meilleur poète et meilleur écrivain. Il ne fera rien de plus vigoureux, de plus cohérent, que ce poème inégal et médiocre dans sa forme, dont les vingt strophes sont traversées par un grand souffle patriotique.

Le poème parut-il d’abord, comme il convenait à un écrit de ce genre et comme ce fut le cas pour les principales œuvres de Weustenraad, dans une revue ou un journal de l’époque, à la suite des événements qui l’avaient inspiré ? Fut-il publié en plaquette ? Obtint-il chez les Belges de 1840 le succès dû aux œuvres qui expriment avec force et netteté les sentiments de tout un peuple ? J’avoue n’en rien savoir, malgré mes recherches[4].

C’est aussi à la veine patriotique qu’appartient le Remorqueur, l’œuvre la plus souvent citée, je ne dis pas la plus lue, de l’écrivain belge. La mince notoriété dont jouit à présent Weustenraad repose presque exclusivement sur le titre de ce poème. Il n’y a personne, ou presque personne, aujourd’hui, qui ait lu les Poésies lyriques ; mais quelques hommes mûrs connaissent de réputation « Weustenraad, l’auteur du Remorqueur ».

Le succès de cet ouvrage tint sans doute beaucoup moins à sa valeur littéraire qu’à l’importance de l’événement qu’il commémorait. Une courte digression historique s’impose ici[5]. C’est le moment de rappeler que le royaume des Pays-Bas, formé en 1814 de la réunion des anciens Pays-Bas autrichiens, de la Principauté de Liège et des Provinces-Unies, promettait d’être, tant par sa situation que par l’abondance et la commodité de ses voies fluviales, une puissance commerciale de premier ordre. Or la Révolution de 1830, en rendant les Belges maîtres de leurs destinées, avait eu d’abord pour eux, sous le rapport économique, de fâcheux effets. Ils se trouvaient désormais à la merci des Hollandais, qui commandaient sur la Meuse, le Rhin inférieur, le canal de Maestricht à Bois-le-Duc, l’Escaut, et pouvaient mettre obstacle à la navigation. Il importait donc aux Belges de créer une nouvelle voie de transit, qui conduisît de la frontière allemande à Anvers, ou même à la mer (car les Hollandais étaient maîtres du bas Escaut), et leur permît d’éviter le territoire des Pays-Bas. En particulier, il s’agissait de fournir un dédommagement au port d’Anvers, dont la prospérité se trouvait fort compromise par suite des événements de 1830.

On y songea dès le mois d’octobre 1830, époque du bombardement de cette dernière ville. Les études préliminaires ne traînèrent pas, et, quelques mois plus tard, le 26 juillet 1831, l’exécution d’un « chemin à ornières de fer » était résolue en principe. Divers projets furent successivement présentés, élargissant le plan primitif, et l’entreprise excita, semblet-il, une véritable émulation. Enfin, Charles Rogier, ministre de l’intérieur dans le second ministère du roi, déposa en 1833, un projet qu’il défendit chaleureusement, et attacha son nom à la loi votée le 1er mai 1834, qui créait le chemin de fer belge : « Il sera établi dans le Royaume, disait l’article 1er, un système de chemins de fer ayant pour point central Malines et se dirigeant : à l’est, vers la frontière de Prusse, par Louvain, Liège et Verviers ; au nord, par Anvers ; à l’Ouest, sur Ostende, par Termonde, Gand et Bruges, et au midi, sur Bruxelles et vers les frontières de France, par le Hainaut ».

On ne peut dénier la hardiesse et la grandeur à ce programme qui, d’emblée, instaurait chez nous le chemin de fer de circulation internationale et reliait l’Océan au Rhin.

Au reste, il paraît bien que les Belges, en cette entreprise, ne furent pas guidés uniquement par l’intérêt. « Elle avait, dit Thonissen, un caractère d’audace et de grandeur qui flattait à plusieurs titres leur amour-propre. » On faisait généralement peu de cas, en Europe, du petit royaume créé par les révolutionnaires de septembre, et les grandes puissances semblaient l’avoir en particulière défaveur. Le fait est que les troubles, les désordres, les pillages, les scènes d’anarchie dont furent marquées les premières années du nouveau régime, étaient de nature à inspirer des doutes sur sa viabilité. Il semble que les Belges aient voulu confondre les dédains et calmer les inquiétudes, en s’organisant sans retard sous le rapport matériel et moral, bien mieux, en donnant aux vieilles nations l’exemple des hardies initiatives. Et ils n’attendirent pas, pour cela, que l’ordre fut établi chez eux. Dans le mois où fut votée la loi du chemin de fer, des intrigues orangistes avaient encore pour résultat, à Bruxelles, de scandaleuses scènes de pillage. Mais beaucoup de Belges partageaient sans doute, touchant le railway national, les sentiments de leur nouveau roi : « Ce chemin de fer, dit le comte de Mérode-Westerloo dans ses intéressants Souvenirs, était aussi la pensée favorite du roi Léopold, qui avait compris quelle considération donnerait à l’étranger pour la Belgique, immédiatement après une révolution politique complète, l’exécution d’un aussi bel ouvrage… »

En somme, on peut dire avec Nothomb que, si la Révolution de 1830 donna à la Belgique l’indépendance politique, l’établissement du chemin de fer lui donna l’indépendance commerciale. Cette heureuse innovation et la prospérité qu’elle engendra, prouvèrent la puissante vitalité du nouvel état et contribuèrent largement à lui concilier l’estime des nations.

On voit maintenant de quelle importance fut pour notre pays un événement aussi médiocre en apparence que la création d’un chemin de fer ; on conçoit que cet événement ait pu devenir pour nos poètes[6] un thème lyrique ; enfin, on ne s’étonne plus qu’un poème écrit à la gloire du railway belge ait été populaire en Belgique.

À vrai dire, le Remorqueur ne fut pas composé pour l’inauguration de notre premier chemin de fer, qui, on le sait, relia Bruxelles à Malines. La verve de Weustenraad semble avoir attendu, pour s’éveiller, que l’expérience eût démontré l’utilité de la nouvelle invention. Il faut dire aussi que le projet primitif avait été, dès 1837, considérablement élargi. À l’origine, il s’agissait surtout d’une ligne de transit reliant Cologne à Anvers et à la mer. Maintenant on projetait un réseau complet reliant entre elles toutes les provinces belges et mettant la Belgique en communication avec tous les pays voisins. L’entreprise, par sa grandeur, devenait de plus en plus digne d’inspirer un poète.

Le Remorqueur fut écrit à l’occasion de l’achèvement du chemin de fer de Bruxelles à Liège. Weustenraad lut son poème, un soir de mardi-gras, chez Charles Rogier, alors ministre des travaux publics, qui avait réuni dans son petit hôtel de la porte de Schaerbeek un certain nombre d’hommes politiques et de gens de lettres, parmi ceux-ci Baron, Charles Potvin et Ernest Buschmann. De succès du poète fut très grand. Son œuvre fut « couverte d’applaudissements », dit Baron[7]. « L’auditoire était transporté, atteste Potvin[8], et, dans un coin du salon, la main dans celle d’Ernest Buschmann, nous confondions notre émotion vive. La poésie avait consacré nos chemins de fer et semblait consacrer notre nation ». Une part de l’ovation alla sans doute au ministre, au « fondateur du chemin de fer belge » comme Weustenraad l’appela plus tard dans la dédicace de son poème. On peut même croire que Ch. Rogier, en invitant le poète ami à venir lire son œuvre, ce soir-là, dans son salon, avait escompté ce petit succès personnel. Il existe de lui un billet inédit où il recommande instamment à Weustenraad d’arriver « avec son remorqueur ».

Le Remorqueur est une œuvre poétique de longue haleine,[9] un petit « poème » au sens où l’on entendait autrefois ce mot. On y retrouve à peu près le plan suivi par Schiller dans le Chant de la Cloche et par Lamartine dans l’épisode des Laboureurs, de Jocelyn, c’est-à-dire que des passages descriptifs y alternent avec des considérations philosophiques ou des envolées lyriques. Il est difficile aujourd’hui de partager l’admiration sans réserve que professe pour cet ouvrage Charles Potvin, dans son Histoire des lettres en Belgique, où, d’ailleurs, tout ce qui est belge est généralement surfait. Le Remorqueur est inégal et déclamatoire : des puérilités, des lourdeurs, des gaucheries déparent trop souvent le « chef-d’œuvre » de Weustenraad. N’importe, ce poème mérite toute notre attention. Le « remorqueur » y est présenté comme un agent de progrès, de civilisation, de liberté, comme le héraut d’un avenir de paix et de justice ;[10] pour tout dire, l’auteur attribue à l’humble locomotive un rôle presque divin. Ne l’appelle-t-il pas quelque part le « moderne Messie » ? Evidemment, cela nous fait sourire, et nous trouvons que les prévisions du poète pèchent au moins par excès d’idéalisme. Mais il n’avait pas tort, semble-t-il, de prévoir d’immenses changements. Les chemins de fer n’ont-ils pas contribué dans une incalculable mesure à l’évolution, morale autant que matérielle, qui transforme le monde depuis 1835 ?

On souhaitera peut-être de lire un extrait du Remorqueur. J’en citerai trois strophes, qui, malgré maintes imperfections de détail, sont d’un beau mouvement.

Marche, ô puissant Athlète, et, sous des cieux tranquilles,
Par des rubans d’acier va relier les villes,
Fleurs de granit et d’or d’un bouquet enchanté ;
Des grands fleuves absents, des rivières lointaines
Prolonge l’embouchure au sein d’arides plaines,
Surprises tout à coup de leur fertilité,
Et peuple, dans ton cours, de nobles édifices,

De palais, d’ateliers, de temples et d’hospices,
Le sol de la naissante et moderne cité !


Marche, combats, triomphe, agrandis tes domaines,
Et fais doubler le pas aux peuples en retard ;
Prodigue-leur à tous, libres ou dans les chaînes,
Les fruits de la Science et les trésors de l’Art ;
Féconde l’union de l’homme et de la terre
Par les bienfaits nouveaux que tu répands sur eux,
Et relève l’esprit en vengeant la matière
De l’insultant oubli d’un passé dédaigneux.


Marche, marche toujours, sans relâche, sans trêve !
Fais tomber les remparts que l’Égoïsme élève
Entre les nations esclaves de la peur :
Affranchis le travail, viens, et réconcilie
L’antique Agriculture et la jeune Industrie
Avec la Liberté, leur mâle et noble sœur ;
Et que le monde entier, abrité sous leur aile,
Retrouve, au sein de Dieu, l’unité fraternelle
Qui doit consolider sa paix et son bonheur !

Le poète est surtout fier que son pays ait été le premier sur le continent à oser adopter l’invention nouvelle. Aux vieilles nations que la guerre et l’anarchie continuent à désoler, il offre en exemple la pacifique et industrieuse Belgique ; à tous ceux qui niaient la viabilité de l’état fondé par les insurgés de 1830, il oppose victorieusement son rapide essor, ses étonnants progrès, son audacieux esprit d’initiative. Un Belge d’aujourd’hui ne peut lire sans intérêt, voire sans émotion, les strophes enthousiastes où Weustenraad, prophète clairvoyant, prédit à sa patrie de magnifiques destinées, dues à son génie industriel autant qu’à la libérale constitution qui la régit. Car le remorqueur est venu, selon lui, parfaire « l’œuvre des barricades », il est, avec la liberté de la presse, le don le plus précieux fait à la jeune nation.

Sois donc béni, géant, sois béni d’âge en âge,

Toi qui, pour nous sauver, vins achever l’ouvrage

......Commencé par la liberté.

Le remorqueur a fait plus et mieux : il a contribué à établir l’union entre les citoyens. Il a réconcilié avec le nouveau régime un certain nombre de Belges qui regrettaient la domination hollandaise ; il a combattu victorieusement l’orangisme. Weustenraad se rencontre ici, volontairement ou non, avec son ami Ch. Rogier, qui, dans un éloquent discours prononcé à la Chambre pour la défense de son projet, avait dit ces paroles : « C’est par de telles victoires qu’on égale et qu’on justifie d’anciens triomphes ; que l’on conquiert ce qu’il peut rester de Belges hostiles ou même indifférents à la Belgique ; que l’on fortifie le sentiment national ; que l’on obtient l’estime, la considération, les sympathies de l’étranger ; qu’une nation laisse des traces de son passage dans le monde et lègue à l’avenir un nom respecté. »[11]

Le succès du Remorqueur fut grand.[12] Plus d’un Belge dut éprouver, en lisant cette poésie vraiment patriotique, les sentiments qu’exprime une amusante lettre inédite[13] de Lucien Jottrand, membre du Congrès national, à qui Weustenraad avait fait hommage de son œuvre.

« J’avais lu déjà ton poème, lui écrit-il, et, chose qui m’arrive bien rarement aujourd’hui pour une pièce de vers de longue haleine, je l’avais lu jusqu’au bout. Le souvenir de Ch. Donald m’avait d’abord entraîné à cette lecture dans un feuilleton de l’Indépendant. Je n’étais pas à la troisième strophe que j’avais déjà vu que j’irais jusqu’à la dernière. Tu es toujours neuf et toujours hardi. Plus d’éloges te fatiguerait parce que tu as du cœur et n’es pas une femmelette.

« J’aime beaucoup ta petite dédicace.[14] L’homme à qui tu la fais est un de ceux qui ont traversé le pouvoir après 1830 sans y perdre tout ce qu’ils valaient auparavant. Je crois que ceux-là du moins se repentent un peu du mal auquel ils ont participé : les 24 articles, par exemple !

« Je n’ai plus d’autres joies littéraires depuis que j’ai cessé d’être journaliste que celles qui me viennent de l’envoi qu’on veut bien me faire quelquefois de productions de la muse indigène… Tu ne saurais croire combien je me rengorge quand j’arrive à quelque belle tirade ; tu sais que je n’aime pas les Français, ou, pour dire plus juste, les Parisiens ; eh bien ! quand donc je suis au bout de quelqu’une de ces belles tirades, je me surprends m’écriant tout haut : attrape ça, fransquillon ! attrape ça ! Comme si c’étaient des horions que nos écrivains de talent distribuaient à tous ces pédants d’Outre-Quiévrain qui sont si souvent venus nous régenter du haut de leurs feuilletons et de leurs romans. Je vais reprendre ton Remorqueur pour me donner encore un petit moment de ces joies-là. »

Le succès du Remorqueur décida sans doute Weustenraad à composer le Haut-Fourneau, qui est analogue par l’inspiration et composé sur le même plan. De plus, ce poème a, comme le précédent, le caractère d’une œuvre de circonstance et d’une œuvre patriotique. Les étonnants progrès que notre industrie métallurgique, un moment arrêtée dans son essor par la révolution, réalisa surtout à partir de 1835, enthousiasmèrent le poète, qui prit comme sujet de son ouvrage les établissements Cockerill, de Seraing. (Il avoue même, dans une note de l’édition en plaquette, avoir emprunté au Rhin de Hugo, récemment paru, quelques traits de son tableau.) Le Haut-Fourneau doit sans doute à ce double caractère d’avoir pu paraître dans la Revue nationale[15] de Paul Devaux, où la politique occupait plus de place que la littérature.

Comme le Remorqueur, le Haut-Fourneau représente surtout un grand effort. Sans doute, il y a dans ce poème, comme dans le précédent, bien des naïvetés et des maladresses, et il y a en outre des longueurs ; et Verhaeren s’y prendra autrement quand il voudra peindre l’industrie moderne. Mais il était très hardi, en 1840, de s’attaquer à de tels sujets, que beaucoup de poètes, aujourd’hui encore, persistent à regarder comme anti-poétiques. Et il est caractéristique que le premier chantre des chemins de fer et de la métallurgie ait été un enfant de ce pays dont l’initiative et la prospérité industrielles devaient faire l’admiration du monde. Le Remorqueur et le Haut-Fourneau sont des poèmes belges, au meilleur sens du mot.

Sauf erreur, ce sont aussi, jusqu’à un certain point, des poèmes saint-simoniens, le Haut-Fourneau surtout. Weustenraad était moins renégat qu’il ne croyait. L’inspiration des Chants de réveil se retrouve

dans telles strophes ferventes où il annonce l’extinction de la guerre et célèbre la puissance rédemptrice de l’industrie.
Ah ! l’industrie est noble et sainte,

Son règne est le règne de Dieu ;
Elle aussi gouverne sans crainte
Et par le fer et par le feu ;
Mais c’est par le feu qui féconde,
C’est par le fer qui reconstruit ;
À son appel un nouveau monde

S’élança d’un monde détruit.

Quels magnifiques rêveurs que ces hommes de 1830 ! À les croire, l’industrie devait faire mieux que de renouveler la face du monde physique : elle devait affranchir l’homme en établissant son empire sur la matière ; ce sont de beaux vers que ceux où Weusteraad exprime cette généreuse illusion :

À travers les déserts, comme aux temps de Moïse,

Guide les nations vers la terre promise,
Aplanis, sous leurs pas, et les mers et les monts,
Et fais régner nos fils, en Rois, sur la matière,
Pour qu’ils puissent, un jour, lever vers la lumière

......Des bras libres comme leurs fronts !

L’auteur du Haut-Fourneau ne serait pas de son temps, s’il ne mêlait pas à ce dithyrambique éloge de l’industrie une glorification du travailleur. Ses ouvriers métallurgistes sont nécessairement dotés de toute la noblesse et de toute la générosité dont il dépossède les « grands. » Une fois déjà, dans un poème composé quelques années plus tôt (Harmonie, 1840), il avait tracé, de la cité industrielle, une image idyllique, qui porte bien sa date. Elle s’étale, heureuse et pacifique, dans le cadre d’un verdoyant et frais paysage où l’on reconnaît la vallée de la Meuse aux approches de Liège, telle qu’elle dut être vers 1840. Une idéale harmonie y règne entre l’homme, la nature et Dieu. L’ouvrier travaille avec courage parce qu’il sait que le travail est conforme au vœu de la nature et de son Créateur, et il les unit dans une même bénédiction.

Héros de la terrestre fête,

Il entonne un chant fraternel.
Et, quand la forêt le répète
Au mont qui le redit au ciel,
Ravi d’une extase inconnue,
Il croit entendre dans la nue,
Dont les flancs s’ouvrent sans effroi,
La voix sublime de Dieu même
Qui dit à la terre : Je t’aime ;

À l’homme : Aime-la comme moi !

Il y a pour nous, dans ces vers optimistes, une cruelle ironie. Weustenraad ne pouvait prévoir quelle serait un jour la désolation des sites industriels. Il ne se doutait pas davantage des profonds changements que devait amener, dans l’ordre moral, religieux et social, le développement de l’industrie. Assurément, la réalité est moins belle que son rêve.

J’ai cité tantôt Verhaeren. À maintes reprises, l’auteur des Poésies lyriques apparaît comme un précurseur, comme une ébauche, du poète de la Multiple splendeur. Lui aussi, il rejette toute fausse humilité et exalte la grandeur du travail humain :
L’homme enfin comprend son génie,
Il ose admirer ses travaux.

Et remarquez que Weustenraad ne se contente pas de vanter les bienfaits de l’industrie et des chemins de fer ; il en proclame la beauté. Quand il contemple, sous sa couronne de fumées et de flammes, la moderne cité industrielle, il est tenté d’opposer l’œuvre de l’homme à l’œuvre de Dieu :

Là-haut, dans leur splendeur, se déroulent les cieux,

Dans cette ombre, là-bas, gît la terre où nous sommes,
Voilà l’œuvre de Dieu, voici l’œuvre des hommes,

xxxxQuelle est la plus grande des deux ?

Un scrupule religieux le retient seul :

Non, non, point de blasphème impie :

Admirons, ne comparons pas.
Dieu crée et l’homme modifie :

À lui l’esprit, à nous le bras !

Weustenraad semble parfois un Verhaeren chrétien, ou, du moins, déiste.

Le poète patriote se garde cependant d’un optimisme exagéré. L’enthousiaste auteur du Remorqueur a aussi écrit À la statue de la patrie, dont les premières strophes respirent un profond découragement.

Weustenraad médite et rêve au pied du monument qui vient d’être élevé, sur la place Saint-Michel, aux victimes des journées de septembre. Il revoit en esprit, avec mélancolie, ces glorieuses journées qui ont valu à la Belgique son indépendance :

Je crois entendre encor gronder par intervalle

L’écho sourd du canon dont la voix triomphale

xxxxNous annonça des jours nouveaux.

Il s’adresse alors « à la statue de la patrie », qui décore le tombeau des « martyrs. »

Elle est de Geefs et nous la trouvons aujourd’hui assez médiocre, mais un homme de 1830 ne pouvait la voir avec nos yeux.

Le peuple peut enfin, du haut de sa victoire,

T’admirer, ô statue, à la face du ciel ;
Il peut montrer à tous, quand son honneur l’ordonne,
Ton socle de granit, plus élevé qu’un trône,

xxxxPresque aussi sacré qu’un autel.

Le « grand statuaire » dont elle est l’œuvre, « arrêtant son génie au milieu de son libre essor, » pour obéir aux scrupules pudibonds « d’un homme alors puissant, »[16] a représenté la noble figure le sein voilé. Que ne lui a-t-il plutôt voilé les yeux ! Il aurait épargné à la Patrie le spectacle de nos « tristes débats » et de nos « actions honteuses. » Et le poète, précisant ses accusations, énumère les maux qui, selon lui, désolent l’État en 1846 : Rapacité, corruption, vénalité des pouvoirs… Incapacité des chefs militaires… Égoïsme et orgueil des classes dirigeantes, sourdes aux revendications populaires… Ingérence du clergé dans les affaires publiques… Attentats médités par l’étranger contre les libertés belges… Certaines de ces plaintes sont bien graves, et il serait intéressant de rechercher dans l’histoire détaillée du temps les faits qui les motivèrent.

Il faut probablement faire ici la part de l’exagération passionnée, fréquente chez l’homme de parti. De plus, la Révolution de 1830, en donnant à notre pays l’existence politique, avait sans doute mis dans le cœur de beaucoup de Belges des illusions naïves et généreuses dont l’expérience devait démontrer la vanité. Rien d’humain n’est parfait. Pour se consoler, les Belges n’auraient eu qu’à jeter un regard au-delà de leurs frontières.

Au reste, tout chimériques qu’étaient les rêves de 1830, d’immenses progrès ont été réalisés. Le poète ne tarde pas à le reconnaître. Dans un beau mouvement de fierté, il s’adresse à la statue de la Patrie : elle peut annoncer aux morts de 1830, couchés à ses pieds, que leurs fils n’ont pas dégénéré.

Dis-leur qu’un sang viril coule encor dans nos veines,
Que jamais notre bras n’acceptera des chaînes,
Que jamais notre front ne perdra sa fierté,
Que toujours notre cœur battra pour la patrie,

Que toujours nos trésors, que toujours notre vie
xxxxRépondront de sa liberté.

Dis-leur que nous avons, en moins de quinze années,
Plus haut que tous leurs vœux fixé nos destinées,
Fait refleurir la paix sous tes saints étendards,
Fait bénir par l’Europe un nom qu’elle répète,
Et reconquis l’honneur de marcher à sa tête
xxxxPar l’industrie et par les arts.

Mais l’idéalisme de Weustenraad ambitionne pour les Belges quelque chose de mieux que la prospérité artistique et industrielle. Il assigne à la jeune nation une mission hautement civilisatrice, il fait d’elle le peuple élu qui doit extirper du monde la tyrannie pour y établir le règne de la Justice et de la Liberté :

Mais notre mission est loin d’être accomplie.
Gardons, sans l’affaiblir, toute notre énergie
Pour les luttes d’un siècle aux progrès de Titan,
Qui ne descendra pas dans l’abîme des âges
Sans avoir salué, de ses derniers rivages,
xxxxLa chute du dernier tyran.

Nos vrais jours de grandeur ne sont qu’à leur aurore.
Il nous reste à t’abattre, à t’écraser encore,
Passé, monstre rampant, sans oreilles, sans yeux,
Qui te dresses dans l’ombre au pied de tous les trônes,
Et montes, chaque jour, le long de leurs colonnes,
xxxxPlus fort et plus audacieux !

Nous t’abattrons. Ta chute affranchira la terre,
Et sur le sol maudit où tu semais la guerre,
S’élèvera la sainte et splendide cité,

Où régneront, un jour, sans trouble et sans orages,
Dans un Ordre céleste inconnu de nos sages,
xxxxLa Justice et la Liberté.

Le romantisme de ces beaux vers fera peut-être hausser les épaules ; assurément, nous avons une façon moins noble mais plus pratique d’entendre l’ « expansion belge ». On trouvera plus de sagesse dans les strophes finales du poèmes, qui sont à méditer :

Quand Dieu, dans sa bonté, réunit notre race,

Fonda notre demeure et fixa notre place
Au centre lumineux de trois peuples puissants,
Il voulut nous choisir comme un écho sonore
Pour propager sa voix du couchant à l’aurore,
xxxxTraduite en terrestres accents.

Il nous plaça près d’eux sous sa garde divine,
Marqués du sceau vivant d’une même origine,
Pour réfléchir en nous leurs instincts si divers,
Leur tendre, tour à tour, une main fraternelle,
Et cimenter entre eux une paix éternelle,

xxxxTerme de tant de maux soufferts.

L’auteur fait ici ressortir, de curieuse façon, combien notre situation géographique, au point de contact de trois grandes civilisations, est heureuse et providentielle. Il indique nettement les éléments variés de notre riche personnalité ethnique. Il signale enfin, en dépit de sa phraséologie et de sa religiosité romantiques, la mission pacificatrice que l’avenir réserve peut-être aux petits États.

En vérité, ces poèmes sont hautement intéressants, et ils le seraient quand même toute valeur littéraire leur ferait défaut. On parle beaucoup aujourd’hui de l’âme belge, pour affirmer ou pour nier son existence. Il semble bien que, si elle exista jamais avec intensité, c’est, d’une façon passagère et sous l’empire de circonstances spéciales, en ce moment où la Belgique, toute chaude encore de la lutte d’où elle était sortie victorieuse, cherchait à affirmer son individualité nationale vis-à-vis des peuples qui la contestaient. Et on vient de voir à quel lyrisme elle sut s’élever, cette âme collective, sous l’influence des premiers progrès réalisés par le nouvel état, et, sans doute aussi, du romantisme, qui régnait à cette époque.

  1. Maestricht, élégie. Liège. Morel éditeur, 1834, in-8o de 13 pages et 1 feuillet.
  2. Je résume et n’apprécie pas. Maintes assertions de Weustenraad, ici et ailleurs, auraient peut-être donné lieu à des remarques, si j’avais adopté, pour analyser son œuvre, le point de vue historique.
  3. Ce vers est traduit de Schiller : Da zerret an der Glocke Strângen der Aufruhr… (Das Lied von der Glocke.)
  4. Je sais pourtant que cette pièce parut en 1846 dans la Revue de Belgique.
  5. V. Thonissen, La Belgique sous le règne de Léopold Ier, tome III, chap. XXI et tome IV, chap. XXXVI.
  6. Van Hasselt et Wacken, pour ne citer que les principaux, ont également célébré en vers les chemins de fer belges.
  7. Lettre inédite de Baron à Weustenraad, 22 déc. 1844.
  8. Histoire des lettres en Belgique, p. 369.
  9. 367 vers, de douze, huit ou six syllabes, partagés ea strophes de coupe variée.
  10. Ces illusions étaient partagées par Lamartine. V. Doumic, Lamartine, p. 90.
  11. Discailles, Charles Rogier, tome II, page 326.
  12. Il y eut au moins deux éditions en plaquette ; l’une à Liège, chez Oudard (in-8°, 22 p.), l’autre à Bruxelles, chez la veuve De Vroone (in-24°, 23 p.), toutes deux datées de 1842 ; et divers journaux, l’Indépendant entre autres, reproduisirent le poème.
  13. Datée du 18 août 1842.
  14. Le Remorqueur parut portant en dédicace ces mots : « À M. Charles Rogier, fondateur du chemin de fer belge », suivis de quelques vers à sa louange. En 1842, Rogier n’était plus ministre.
  15. Revue nationale de Belgique. 1844, t. XI. Le poème fut reproduit dans la Tribune (11 déc. 1844) et parut en plaquette chez N. Redouté à Liège (in-8° p. 1844), et chez la Vve De Vroone, à Bruxelles (in-32° 28 p. 1844).
  16. J’ai découvert que cet « homme puissant » était un fonctionnaire appelé Dugniolle. V. De Bruxelles à Constantinople, par un Touriste flamand, tome I, p. 116.