Théorie de la grande guerre/Livre I/Chapitre 4

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Traduction par Lt-Colonel de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Introductionp. 87-89).

CHAPITRE IV

du danger à la guerre.


Quand on n’a pas encore appris à le connaître, on se fait généralement une idée plus entraînante que terrible du danger à la guerre, et, lorsqu’animé d’une noble ambition, on songe aux résultats glorieux de la victoire, il semble que, dans l’ivresse de l’enthousiasme et sans plus se préoccuper des boulets que de ceux qu’ils vont frapper, il soit facile d’aborder l’ennemi au pas de charge, et, les yeux fermés, d’affronter la mort sans se demander si on lui échappera ou non. À la guerre, cependant, les occasions sont rares où l’on peut se livrer à de pareils élans, et, bien qu’alors même ils soient moins spontanés et ne produisent pas aussi promptement leurs effets qu’on le pourrait croire, dans la réalité le danger se répartit d’habitude sur de longs espaces de temps, et l’on y reste exposé pendant de longues heures.

Que le lecteur inexpérimenté nous permette de le conduire par la pensée sur le champ de bataille. Nous approchons du terrain de la lutte et percevons déjà distinctement le grondement du canon. Quelques boulets frappent la terre en avant de nous ; plus loin ils tombent à notre hauteur ; bientôt enfin ils vont se perdre sur nos derrières, et leur passage produit un sifflement qui attire tout d’abord l’attention du débutant. Hâtons-nous vers le général en chef que nous reconnaissons à sa nombreuse suite. Sur la colline où il est placé, la chute des boulets est si fréquente que le sentiment de la réalité jette déjà quelques sombres notes dans le brillant tableau d’une jeune imagination. Tout à coup un obus arrive, tombe, éclate et renverse l’un des officiers de l’escorte. Le groupe entier oscille ; le débutant commence à sentir qu’il n’est pas absolument calme et maître de lui-même, et, si brave qu’il soit, il devient quelque peu distrait. Nous ne sommes encore cependant que dans les coulisses ; la bataille fait rage devant nous et développe son drame dans la plaine. Avançons et gagnons le prochain général de division. Ici suivent boulets sur boulets ; notre artillerie riposte et augmente le vacarme. Un peu plus loin voici le général de brigade. Indice certain de l’intensité croissante du danger, malgré sa bravoure reconnue, celui-ci, pour surveiller l’action, s’est placé à l’abri d’un pli de terrain, d’un bouquet d’arbres ou d’un mur. La mitraille fauche les blés, laboure les champs et cliquette sur les toits ; les balles se mêlent aux boulets et aux obus qui sifflent, hurlent ou éclatent en déchirant l’air dans toutes les directions autour de nous. Quelques pas encore et nous nous trouvons au milieu de l’infanterie qui, depuis de longues heures, soutient le feu avec une indicible ténacité. Ici le danger est à son paroxysme et la bataille apparaît enfin dans toute sa grandeur. La mort plane partout et augmente à chaque minute le nombre de ses victimes, les projectiles passent, tombent et frappent sans cesse, et le cri des mourants et les plaintes des blessés augmentent encore l’émotion du débutant.

Personne ne parcourra tous ces degrés d’intensité diverse du danger sans sentir que la lumière de la pensée se meut ici par d’autres moyens et se brise en d’autres rayons que dans les activités spéculatives, et qu’il faudrait être doué d’une force d’âme bien extraordinaire pour conserver la faculté de prendre immédiatement une résolution, lorsqu’on se trouve pour la première fois soumis à une pareille épreuve. L’habitude, il est vrai, émousse promptement ces impressions, et au bout d’une demi-heure en général, parfois plus et parfois moins selon son tempérament, l’homme devient plus indifférent à tout ce qui l’entoure, sans que, dans les natures ordinaires, cela aille cependant jusqu’à l’insouciance absolue et à la possession complète de soi-même. On voit ici encore que, sans les aptitudes supérieures de l’âme et de l’intelligence dont nous avons parlé plus haut, on n’arrive à rien de grand à la guerre, ce qui est d’autant plus vrai que la sphère d’action est plus vaste et le but à atteindre plus élevé.

Énergie stoïque, enthousiasme, ambition impérieuse, bravoure innée et longue habitude du danger, il faut tout cela réuni pour que, dans un pareil milieu, l’activité ne reste pas de beaucoup au-dessous du degré auquel, dans les méditations du cabinet, il peut sembler qu’on la pourra porter.

Nous avons dû parler ici du danger, parce qu’il constitue l’un des frottements qui gênent le fonctionnement normal de l’instrument de guerre, et qu’il importe, par suite, de se rendre exactement compte de l’influence qu’il exerce à ce propos.