Théorie de la grande guerre/Livre I/Chapitre 5

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Traduction par Lt-Colonel de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Introductionp. 91-93).
de la nature de la guerre

CHAPITRE V

de la tension des forces physiques à la guerre.


Si l’on ne devait apprécier les événements de guerre qu’au moment où, raidi par le froid ou haletant et torturé par la soif, on est près de succomber au besoin et à la fatigue, les appréciations auraient encore moins de justesse objective, mais elles feraient du moins exactement ressortir l’influence que l’épuisement physique exerce sur le jugement. Le découragement et l’abaissement de force morale que révèle, non seulement pendant la durée de l’épreuve mais souvent même encore après qu’elle a pris fin, la manière de s’exprimer des individus dans les circonstances malheureuses à la guerre, appuient suffisamment notre assertion à ce propos. Que cela nous serve de mesure et nous guide dans la recherche de l’influence que la tension des forces physiques exerce et de l’autorité qu’il convient de lui accorder dans l’appréciation des événements.

Les efforts physiques comptent en toute première ligne parmi les nombreux objets auxquels on ne saurait fixer de limites précises dans les opérations de guerre. Quand on y a judicieusement recours, ils constituent un puissant coefficient de toutes les forces, sans qu’il soit possible cependant de déterminer exactement jusqu’où on les peut porter. De même que plus l’archer a de vigueur dans le bras et plus il arrive à tendre la corde de son arc, ce phénomène singulier se présente à la guerre, que plus le général en chef a de puissance et de volonté dans le caractère, et plus élevé est le degré auquel il peut porter la tension des forces physiques dans son armée. La différence est grande, en effet, entre une armée qui, entourée de dangers et prête à tomber en débris comme un mur qui s’écroule, cherche son salut dans la plus extrême tension de toutes ses forces physiques, et une armée victorieuse que la seule impulsion des sentiments les plus élevés incite à obéir aveuglément à l’énergique direction que son chef lui imprime. Les mêmes efforts, qui ne peuvent tout au plus nous inspirer que de la commisération et de la pitié dans le premier cas, ont droit à toute notre admiration dans le second, parce qu’ils sont bien plus difficiles à obtenir.

Le lecteur inexpérimenté voit ainsi se dessiner en lumière l’un des objets dont, à la guerre, l’action secrète entrave à la fois les mouvements de l’âme et les calculs de l’intelligence.

Bien qu’il ne s’agisse ici, à vrai dire, que de la tension des forces physiques que le général doit exiger de son armée et chaque chef de ses inférieurs, et par conséquent du courage de l’imposer et de l’art de l’entretenir, il va de soi cependant que, dans les appréciations, il faut aussi tenir compte de la tension des forces physiques à tous les degrés de la hiérarchie depuis le plus modeste jusqu’au plus élevé des grades.

Nous avons dû nous livrer à cette analyse de la tension des forces physiques parce qu’elle constitue, comme le danger, l’une des causes les plus puissantes des frottements qui se produisent dans le fonctionnement de la machine de guerre, et que, par sa mesure indéterminée, elle a beaucoup d’analogie avec les corps élastiques dont on sait qu’il est si difficile d’apprécier le frottement dans la mécanique.

Ces considérations, cette appréciation des conditions aggravantes de la guerre nous porteraient infailliblement à restreindre l’étendue de nos efforts, si nous n’étions naturellement plus enclins à obéir à nos sentiments qu’au jugement de notre raison. De même qu’un homme ne saurait invoquer sa faiblesse ou son infériorité physique lorsqu’il est outragé et maltraité, mais que l’honneur lui fait une loi de confondre l’insulteur ou, coûte que coûte, d’en tirer une éclatante réparation, de même jamais un général en chef, jamais une armée ne parviendront à corriger l’impression produite par une honteuse défaite, en faisant valoir des dangers, des fatigues et des privations qui, dans le succès, eussent pourtant infiniment donné plus de relief à leur gloire. C’est ainsi que, dans l’appréciation des efforts à faire à la guerre, le sentiment de l’honneur prononce en dernière instance, et nous interdit de céder à l’apparente équité du jugement tout d’abord porté par notre raison.