Théorie de la grande guerre/Livre I/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Traduction par Lt-Colonel de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Introductionp. 95-97).

CHAPITRE VI

des nouvelles à la guerre.


Ce sont les renseignements et les nouvelles que l’on peut se procurer sur l’ennemi et sur son pays qui servent de base à toutes les idées et à toutes les actions à la guerre. Or, si nous considérons combien cette base est inconsistante et variable, nous nous rendons aussitôt compte du danger que présente l’échafaudage de la guerre, et de la facilité avec laquelle il peut s’effondrer et nous écraser sous ses débris. Il est vrai que tous les livres conseillent à ce propos de se tenir sans cesse sur ses gardes et de n’ajouter foi qu’aux nouvelles dont on a pu vérifier l’exactitude, mais c’est là un piètre expédient qui rentre dans la catégorie des axiomes de sagesse et de prudence dont, faute de mieux, les faiseurs de systèmes remplissent leurs manuels.

Des renseignements que l’on reçoit à la guerre, le plus grand nombre a le caractère de l’incertitude, et les autres sont pour la plupart faux ou contradictoires. On ne peut donc exiger ici du chef qu’une sorte de discernement que la connaissance des hommes et des choses et un jugement exercé lui peuvent seuls donner. Il doit se laisser guider par la loi des probabilités. Cette difficulté, déjà considérable lorsqu’il ne s’agit que des premières résolutions à prendre dans le cabinet ou lorsque l’on se trouve encore en dehors de la sphère des opérations, le devient bien davantage lorsque les nouvelles se succèdent sans interruption dans le tumulte même de la guerre. Pour tout chef qui n’a pas encore une suffisante expérience, c’est alors un bonheur quand, en se contredisant, les nouvelles s’annulent et appellent d’elles-mêmes la critique et le jugement ; mais, lorsque le hasard ne lui rend pas ce service, c’est-à-dire quand les nouvelles s’appuient, se corroborent et se renforcent en se succédant, elles en arrivent à prendre une telle autorité sur son imagination, qu’elles finissent par lui arracher une décision dont il lui faut bientôt reconnaître l’erreur, en même temps que la fausseté, le mensonge ou l’exagération des rapports auxquels il s’est laissé aller à ajouter foi. En d’autres termes, la plupart des renseignements sont faux à la guerre, et, comme par sa nature l’homme est toujours porté à s’exagérer le mal et à y croire plutôt qu’au bien, il se crée une foule de dangers imaginaires qui s’évanouissent sans cesse comme les vagues de la mer et, comme elles, reviennent sans cesse à l’assaut. Dans ces conditions, pour inspirer confiance aux autres et pour rester lui-même en équilibre, le chef doit se montrer inébranlable comme le rocher contre lequel les flots viennent se briser. Le rôle n’est pas facile, et, lorsqu’on ne possède pas un grand sang-froid et une grande puissance de jugement, on n’y peut réussir, à défaut d’expérience, qu’en s’interdisant toute opinion personnelle sur la situation, et en fermant de parti pris son cœur à la crainte pour n’y laisser accès qu’à l’espérance.

Cette difficulté de voir juste est l’une des principales causes des nombreux frottements qui se produisent dans le fonctionnement de la machine de guerre, et fait que l’on trouve sans cesse les choses autrement qu’on ne s’y attendait. L’impression des sens exerce sur l’homme plus d’empire que les calculs de l’intelligence, et cela va si loin qu’il n’est peut-être pas un chef qui, au moment de procéder à l’exécution d’une entreprise de quelque importance élaborée et préparée par lui, n’ait senti de nouveaux doutes assiéger son esprit. Plus il est accessible aux influences étrangères, et plus un homme d’intelligence ordinaire se montre irrésolu dans les circonstances décisives, par la raison qu’il se figure alors trouver les choses autrement qu’on ne les lui a présentées ; mais, lors même qu’il procède seul à l’élaboration de ses projets, il est encore porté à douter de leur valeur au moment de les appliquer. On voit ainsi que la distance est grande entre le projet et l’exécution. En dépit des apparences les plus contraires, il faut donc, calme et plein de confiance, persévérer dans la conviction que l’on s’est tout d’abord formée, pour ne la modifier, selon les circonstances, que lorsque l’horizon se sera étendu, et que les décors de premier plan et les fantômes menaçants que le hasard introduit dans la mise en scène de la guerre auront disparu.