Thérèse philosophe (Enfer-402)/03

La bibliothèque libre.
A la Haye (à la Sphère) (p. 47-69).

Fin de l’Hiſtoire de la Bois-Laurier ; &
ſuite de celle de Théreſe.

Lorſque Madame Bois-Laurier eut fini, je l’aſſurai qu’elle devoit faire fond ſur ma diſcretion ; & je la remerciai de bon cœur de ce qu’elle avoit vaincu en ma faveur la répugnance que l’on a naturellement à informer quelqu’un de ſes déréglemens paſſés.

Il étoit alors près de midi. Nous en étions aux politeſſes mutuelles, la Bois-Laurier & moi, lorſqu’on m’annonça que vous demandiez à me voir. Mon cœur treſſaillit de joie : je me levai, je volai auprès de vous : nous dinâmes & paſſâmes enſemble le reſte de la journée.

Trois ſemaines s’écoulerent, pour ainſi dire, ſans que nous nous quitaſſions, & ſans que j’euſſe l’eſprit de m’appercevoir que vous employez ce temps à connoître ſi j’étois digne de vous. En effet, ennivrée du plaiſir de vous voir, mon ame n’appercevoit aucun autre ſentiment dans moi ; & quoique je n’euſſe d’autre déſir que celui de vous poſſéder toute ma vie, il ne me vint jamais dans l’idée de former un projet ſuivi, pour m’aſſurer ce bonheur.

Cependant la modeſtie de vos expreſſions, & la ſageſſe de vos procédés avec moi, ne laiſſoient pas de m’allarmer. S’il m’aimoit, diſois-je, il auroit auprès de moi les airs de vivacité que je vois à tels & tels qui m’aſſurent qu’ils ont pour moi l’amour le plus vif. Cela m’inquiétoit. J’ignorois alors que les gens ſenſés aiment avec des procédés ſenſés, & que les étourdis ſont des étourdis partout.

Enfin, cher Comte, au bout d’un mois, vous me dites un jour aſſez laconiquement, que ma ſituation vous avoit inquiété dès le jour même que vous m’aviez connue ; que ma figure, mon caractere, ma confiance en vous vous avoient déterminé à chercher des moyens qui puſſent me tirer du labyrinthe dans lequel j’étois à la veille d’être engagée. Je vous parois ſans doute bien froid, Mademoiſelle, ajoutâtes-vous, pour un homme qui vous aſſûre qu’il vous aime. Cependant rien n’eſt ſi certain ; mais comptez que la paſſion qui m’affecte le plus, eſt celle de vous rendre heureuſe. Je voulus en ce moment vous interrompre pour vous remercier. Il n’eſt pas temps, Mademoiſelle, reprites-vous ; ayez la bonté de m’écouter juſqu’à la fin. J’ai douze mille livres de rente : je puis, ſans m’incommoder, vous en aſſurer deux mille pendant votre vie. Je ſuis garçon, dans la ferme réſolution de ne jamais me marier, & déterminé à quitter le grand monde, dont les biſareries commencent à m’être trop à charge, pour me retirer dans une aſſez-belle Terre que j’ai à quarante lieues de Paris. Je pars dans quatre jours. Voulez-vous m’y accompagner comme amie ? Peut-être par la ſuite vous déterminerez-vous à vivre avec moi comme ma maîtreſſe : cela dépendra du plaiſir que vous aurez à m’en faire ; mais comptez que cette détermination ne réuſſira qu’autant que vous ſentirez intérieurement qu’elle peut contribuer à votre félicité.

C’eſt une folie, ajoutâtes-vous, de croire qu’on eſt maître de ſe rendre heureux par ſa façon de penſer. Il eſt démontré qu’on ne penſe pas comme on veut. Pour faire ſon bonheur, chacun doit ſaiſir le genre de plaiſir qui lui eſt propre, qui convient aux paſſions dont il eſt affecté, en combinant ce qui réſultera de bien ou de mal, de la jouiſſance de ce plaiſir, & en obſervant que ce bien & ce mal ſoient conſidérés non ſeulement eû égard à ſoi-même, mais encore eû égard à l’intérêt public. Il eſt conſtant que, comme l’homme par la multiplicité de ſes beſoins, ne peut-être heureux ſans le concours d’une infinité d’autres perſonnes, chacun doit être attentif à ne rien faire qui bleſſe la félicité de ſon voiſin. Celui qui s’écarte de ce ſyſtême fuit le bonheur qu’il cherche. D’où on peut conclure avec certitude, que le premier principe que chacun doit ſuivre pour vivre heureux dans ce monde, eſt d’être honnête-homme & d’obſerver les loix humaines, qui ſont comme les liens des beſoins mutuels de la ſociété. Il eſt évident, dis-je, que ceux ou celles qui s’éloignent de ce principe ne peuvent être heureux ; ils ſont perſécutés par la rigueur des loix, par les remords, par la haine, & par le mépris de leurs Concitoyens.

Réfléchiſſez donc, Mademoiſelle, continuâtes-vous, à tout ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire : conſultez, voyez ſi vous pouvez être heureuſe en me rendant heureux. Je vous quitte ; demain je viendrai recevoir votre réponſe.

Votre diſcours m’avoit ébranlée. Je ſentis un plaiſir inexprimable à imaginer que je pouvois contribuer à ceux d’un homme qui penſoit comme vous. J’apperçus en même-temps le labyrinthe dont j’étois ménacée & fur lequel votre généroſité devoit me raſſûrer. Je vous aimois ; mais que les préjugés ſont puiſſans & difficiles à détruire ! L’état de fille entretenue, auquel j’avois toujours vû attacher une certaine honte, me faiſoit peur. Je craignois auſſi de mettre un enfant au monde : ma mere, Madame C… avoient failli de périr dans l’accouchement. D’ailleurs l’habitude où j’étois de me procurer par moi-même un genre de volupté que l’on m’avoit dit être égal à celui que nous recevons dans les embraſſemens d’un homme, amortiſſoit le feu de mon tempéramment ; & je ne déſirois jamais rien à cet égard, parce que le ſoulagement ſuivoit immédiatement les déſirs. Il n’y avoit donc que la perſpective d’une miſere prochaine, ou l’envie de me rendre heureuſe en faiſant votre bonheur, qui puſſent me déterminer. Le premier motif ne fit qu’effleurer ; le ſecond me décida.

Avec quelle impatience n’attendis-je pas votre retour chez moi, dès que j’eus pris mon parti ! Le lendemain vous parûtes ; je me précipitai dans vos bras. Oui, Monſieur, je ſuis à vous, m’écriai-je, ménagez la tendreſſe d’une fille qui vous cherit : vos ſentimens m’aſſurent que vous ne contraindrez jamais les miens. Vous ſçavez mes craintes, mes foibleſſes, mes habitudes. Laiſſez agir le temps & vos conſeils. Vous connoiſſez le cœur humain, le pouvoir des ſenſations ſur la volonté. Servez-vous de vos avantages, pour faire naître en moi celles que vous croirez les plus propres pour me déterminer à contribuer ſans réſerve à vos plaiſirs. En attendant je ſuis votre amie &c…

Je me rappelle que vous m’interrompîtes à ce doux épanchement de mon cœur. Vous me promîtes que vous ne contraindriez jamais mon goût & mes inclinations. Tout fut arrangé. J’annonçai le lendemain mon bonheur à la Bois-Laurier, qui fondit en larmes en me quittant ; & nous partîmes enfin pour votre Terre, le jour que vous aviez fixé.

Arrivée dans cet aimable ſéjour, je ne fus point étonnée du changement de mon état, parce que mon eſprit n’étoit occupé que du ſoin de vous plaire.

Deux mois s’écoulerent ſans que vous me preſſaſſiez ſur des déſirs que vous cherchiez à faire naître inſenſiblement dans moi. J’allois au-devant de tous vos plaiſirs, excepté de ceux de la jouiſſance dont vous me vantiez les raviſſemens que je ne croyois pas plus vifs que ceux que je goûtois par habitude, & que j’offrois de vous faire partager. Je frémiſſoit au contraire à la vûe du trait dont vous menaciez de me percer. Comment ſeroit-il poſſible, me diſois-je, que quelque choſe de cette longueur, de cette groſſeur, avec une tête auſſi monſtrueuſe, puiſſe être reçu dans un eſpace où je puis à peine introduire le doigt ? D’ailleurs, ſi je deviens mere, je le ſens, j’en mourrai. Ah ! mon cher ami, continuois-je, évitons cet écueil fatal ; laiſſez-moi faire. Je carreſſois, je baiſois ce que vous nommez votre Docteur : je lui donnois des mouvemens, qui, en vous dérobant, comme malgré vous, cette liqueur divine, vous conduiſoient à la volupté & rétabliſſoient le calme dans votre ame.

Je remarquois que, dès que l’éguillon de la chair étoit émouſſé, ſous prétexte du goût que j’avois pour les matieres Morale & de Métaphiſique, vous employez la force du raiſonnement pour déterminer ma volonté à ce que vous déſiriez de moi.

C’eſt l’amour propre, me diſiez-vous un jour, qui décide de toutes les actions de notre vie. J’entends par amour propre cette ſatisfaction intérieure, que nous ſentons à faire telle ou telle choſe. Je vous aime, par exemple, parce que j’ai du plaiſir à vous aimer. Ce que j’ai fait pour vous, peut vous convenir, vous être utile ; mais ne m’en ayez aucune obligation. C’eſt l’amour propre qui m’y a déterminé : c’eſt parce que j’ai fixé mon bonheur à contribuer au vôtre ; & c’eſt par ce même motif, que vous ne me rendrez parfaitement heureux, que lorſque votre amour propre y trouvera ſa ſatisfaction particuliere. Un homme donne ſouvent l’aumône aux pauvres, il s’incommode même, pour les ſoulager : ſon action eſt utile au bien de la ſociété, elle eſt louable à cet égard ; mais par rapport à lui, rien moins que cela. Il a fait l’aumône, parce que la compaſſion qu’il reſſentoit pour ces malheureux, excitoit en lui une peine, & qu’il a trouvé moins de déſagrément à ſe défaire de ſon argent en leur faveur, qu’à continuer de ſupporter cette peine excitée par la compaſſion ; ou peut-être encore que l’amour propre, flatté par la vanité de paſſer pour un homme charitable eſt la véritable ſatisfaction intérieure qui l’a décidé. Toutes les actions de notre vie ſont dirigées par ces deux principes : „ Se procurer plus ou moins de plaiſir, éviter plus ou moins de peine.

D’autre fois vous m’expliquiez, vous étendiez les courtes leçons que j’avois reçues de M. l’Abbé T… Il vous appris, me diſiez-vous, que nous ne ſommes pas plus maîtres de penſer de telle & de telle maniere, d’avoir telle ou telle volonté, que nous ſommes les maîtres d’avoir ou de ne pas avoir la fiévre. En effet, ajoutiez-vous, nous voyons, par des obſervations claires & ſimples, que l’ame n’eſt maîtreſſe de rien, qu’elle n’agit qu’en conſéquence des ſenſations & des facultés du corps ; que les cauſes qui peuvent produire du dérangement dans les organes, troublent l’ame ; alterent l’eſprit ; qu’un vaiſſeau, une fibre dérangés dans le cerveau, peuvent rendre imbécille l’homme du monde qui a le plus d’intelligence. Nous ſçavons que la nature n’agit que par les voies les plus ſimples, que par un principe uniforme. Or, puiſqu’il eſt évident que nous ne ſommes pas libres dans de certaines actions, nous ne le ſommes dans aucunes.

Ajoutons à cela que ſi les armes étoient purement ſpirituelles, elles ſeroient toutes les mêmes. Etant toutes les mêmes, ſi elles avoient la faculté de penſer & de vouloir par elles-mêmes, elles penſeroient & ſe détermineroient toutes de la même maniere dans des cas égaux. Or c’eſt ce qui n’arrive point. Donc elles ſont déterminées par quelqu’autre choſe, & ce quelqu’autre choſe ne peut-être que la matiere, puiſque les plus crédules ne connoiſſent que l’eſprit & la matiere.

Mais demandons à ces hommes crédules ce que c’eſt que l’eſprit ? Peut-il exiſter & n’être dans aucun lieu ? S’il eſt dans un lieu, il doit occuper une place : s’il occupe une place, il eſt étendu : s’il eſt étendu, il a des parties ; & s’il a des parties, il eſt matiere. Donc l’eſprit eſt une chimere, ou il fait partie de la matiere.

De ces raiſonnemens, diſiez-vous, on peut conclure avec certitude, premierement que nous ne penſons de telle ou telle maniere, que par raport à l’organiſation de nos corps, jointe aux idées que nous recevons journellement par le tact, l’oüie, la vûë, l’odorat & le goût : ſecondement que le bonheur ou le malheur de notre vie dépendent de cette modification de la matiere & de ces idées ; qu’ainſi les génies, les gens qui penſent, ne peuvent trop ſe donner de ſoins & de peines, pour inſpirer des idées qui ſoient propres à contribuer efficacement au bonheur public, & particulierement à celui des perſonnes qu’ils aiment. Et que ne doivent pas faire à cet égard les Peres & les Meres envers leurs enfans, les Gouverneurs, les Précepteurs envers leurs Diſciples ?

Enfin, mon cher Comte, vous commenciez à vous ſentir fatigué de mes refus, lorſque vous vous aviſates de faire venir de Paris votre Bibliothéque galante, avec votre collection de Tableaux dans le même genre. Le goût que je fis paroître pour les Livres & encore plus pour la Peinture, vous fit imaginer deux moyens qui vous réuſſirent. Vous aimez donc, Mademoiſelle Théreſe, me dites-vous en plaiſantant, les lectures & les peintures galantes ? J’en ſuis ravi : vous aurez du plus ſaillant ; mais capitulons, s’il vous plaît : je conſens de vous prêter, & de placer dans votre appartement ma Bibliothéque & mes Tableaux pendant un an, pourvu que vous vous engagiez de reſter pendant quinze jours ſans porter même la main à cette partie, qui en bonne juſtice devroit bien être aujourd’hui de mon domaine, & que vous faſſiez ſincerement divorce au manuéliſme. Point de quartier, ajoutâtes-vous, il eſt juſte que chacun mette un peu de complaiſance dans le commerce. J’ai de bonnes raiſons pour exiger celle-ci de vous : optez ; ſans cet arrangement, point de livres, point de tableaux.

J’héſitai peu, je fis vœu de continence pour quinze jours. Ce n’eſt pas tout, me dites-vous encore ; impoſons-nous des conditions réciproques : il n’eſt pas équitable que vous faſſiez un pareil ſacrifice pour la vûë de ces tableaux ou pour une lecture momentanée. Faiſons une gageure, que vous gagnerez ſans doute. Je parie ma Bibliothéque & mes Tableaux, contre votre Pucelage, que vous n’obſerverez pas la continence pendant quinze jours, ainſi que vous le promettez. En vérité, Monſieur, vous répondis-je, d’un air un peu piqué, vous avez une idée bien ſinguliere de mon tempéramment, & vous me croyez bien peu maîtreſſe de moi-même. Oh ! Mademoiſelle, répliquâtes-vous ; point de procès je vous prie ; je n’y ſuis pas heureux avec vous. Je ſens au reſte que vous ne devinez point l’objet de ma propoſition : écoutez-moi. N’eſt-il pas vrai que toutes les fois que je vous fais un préſent, votre amour propre paroît bleſſé de les recevoir d’un homme que vous ne rendez pas auſſi content qu’il pourroit l’être ? Eh bien ! la Bibliothéque & les Tableaux, que vous aimez tant, ne vous feront pas rougir, puiſqu’ils ne ſeront à vous que parce que vous les aurez gagné. Mon cher Comte, repris-je, vous me tendez des piéges ; mais vous en ſerez la duppe, je vous en avertis. J’accepte la gageure, m’écriai-je, & je m’oblige, qui plus eſt, à ne m’occuper toutes les matinées qu’à lire vos livres & à voir vos tableaux enchanteurs.

Tout fut porté par vos ordres dans ma chambre. Je devorai des yeux, ou pour mieux dire, je parcourus tour à tour, pendant les quatre premiers jours l’Hiſtoire du Portier des Chartreux, celle de la Tourriere des Carmelites, l’Académie des Dames, les Lauriers Eccléſiaſtiques, Thémidore, Frétillon, &c. & nombre d’autres de cette eſpéce, que je ne quittai que pour examiner avec avidité des tableaux où les poſtures les plus laſcives étoient rendues avec un coloris & une expreſſion qui portoient un feu brûlant dans mes veines.

Le cinquiéme jour, après une heure de lecture, je tombai dans une eſpece d’extaſe. Couchée ſur mon lit, les ridaux ouverts de toute part, deux tableaux (les Fêtes de Priape, les amours de Mars & de Vénus,) me ſervoient de perſpective. L’imagination échauffée par les attitudes qui y étoient repréſentées, je me débarraſſai de draps & de couverture ; & ſans réfléchir ſi la porte de ma chambre étoit bien fermée, je me mis en devoir d’imiter toutes les poſtures que je voyois. Chaque figure m’inſpiroit le

16


ſentiment que le Peintre y avoit donné. Deux Athlétes, qui étoient à la partie gauche du Tableau des Fêtes de Priape, m’enchantoient, me tranſportoient, par la conformité du goût de la petite femme au mien. Machinalement ma main droite ſe porta où celle de l’homme étoit placée, & j’étois au moment d’y enfoncer le doigt, lorſque la réflexion me retint. J’apperçus l’illuſion ; & le ſouvenir des conditions de notre gageûre m’obligea de lâcher priſe.

Que j’étois bien éloignée de vous croire ſpectateur de mes foibleſſes, ſi ce doux penchant de la nature en eſt une : & que j’étois folle, grands Dieux, de réſiſter aux plaiſirs inexprimables d’une jouiſſance réelle ! Tels ſont les effets du préjugé : ils ſont nos tyrans. D’autres parties de ce premier tableau excitoient tour à tour mon admiration & ma pitié. Enfin je jettai les yeux ſur le ſecond. Quelle laſciveté dans l’attitude de Vénus ! Comme elle, je m’étendis mollement ; les cuiſſes un peu éloignées, les bras voluptueuſement ouverts, j’admirois l’attitude brillante du Dieu Mars le feu dont ſes yeux, & ſurtout ſa lance paroiſſoient être animés, paſſa dans mon cœur. Je me coulois ſur les draps, mes feſſes s’agittoient voluptueuſement, comme pour porter en avant la couronne deſtinée au vainqueur. Quoi ! m’écriai-je, les Divinités même font leur bonheur d’un bien que je refuſe ! Ah ! cher amant, je n’y réſiſte plus. Parois, Comte, je ne crains point ton dard : tu peux percer ton amante ; tu peux même choiſir où tu voudras frapper, tout m’eſt égal, je ſouffrirai tes coups avec conſtance, ſans murmurer : & pour aſſurer ton triomphe, tiens ! Voilà mon doigt placé.

Quelle ſurpriſe ! quel heureux moment ! Vous parûtes tout à coup, plus fier, plus brillant que Mars ne l’étoit dans le tableau. Une légere robe de chambre qui vous couvroit fut arrachée. J’ai eu trop de délicateſſe, me dites-vous, pour profiter du premier avantage que tu m’as donné : j’étois à ta porte d’où j’ai tout vû, tout

15


entendu ; mais je n’ai pas voulu devoir mon bonheur au gain d’une gageûre ingénieuſe. Je ne parois, mon aimable Théreſe, que parce que tu m’as appellé. Es-tu déterminée ? Oui, cher amant ! m’écriai-je, je ſuis toute à toi ; frappe-moi, je ne crains plus tes coups.

A l’inſtant vous tombâtes entre mes bras ; je ſaiſis, ſans héſiter, la fléche qui juſqu’alors m’avoit parue ſi redoutable, & je la plaçai moi-même à l’embouchure qu’elle menaçoit ; vous l’enfonçâtes, ſans que vos coups redoublés m’arrachaſſent le moindre cri ; mon attention fixée ſur l’idée du plaiſir, ne me laiſſa pas appercevoir le ſentiment de la douleur.

Déjà l’emportement ſembloit avoir banni la philoſophie de l’homme maître de lui-même, lorſque vous me dites avec des ſons mal articulés : „ je n’uſerai pas, Théreſe, de tout le droit qui m’eſt acquis : tu crains de devenir mere, je vais te ménager ; le grand plaiſir s’approche ; porte de nouveau ta main ſur ton vainqueur, dès que je le retirerai, & aide-le par quelques ſecouſſes à… il eſt temps, ma fille ; je… de… plaiſirs… ” Ah ! je meurs auſſi, m’ecriai-je, je ne me ſens plus, je… me… pâ… me.

Cependant j’avois ſaiſi le trait, je le ſerrois légerement dans ma main, qui lui ſervoit d’étui, & dans laquelle il acheva de parcourir l’eſpace qui le raprochoit de la volupté. Nous recommençâmes, & nos plaiſirs ſe ſont renouvellés depuis dix ans, dans la même forme, ſans trouble, ſans enfans, ſans inquiétude.

Voilà, je penſe, mon cher Bienfaiteur, ce que vous avez éxigé que j’écriviſſe des détails de ma vie. Que de ſots, ſi jamais ce manuſcrit venoit à paroître, ſe recrieroient contre la laſciveté, contre les principes de Morale & de Métaphiſique qu’il contient ! Je répondrois à ces ſots, à ces Machines lourdement organiſées, à ces eſpeces d’automates accoutumés à penſer par l’organe d’autrui, qui ne font telle ou telle choſe, que parce qu’on leur dit de les faire ; je leur répondrois dis-je, que tout ce que j’ai écrit, eſt fondé ſur l’expérience, & ſur le raiſonnement détaché de tout préjugé.

Oui, ignorans ! la nature eſt une chimere. Tout eſt l’ouvrage de Dieu. C’eſt de lui que nous tenons les beſoins de manger, de boire, & de jouir des plaiſirs. Pourquoi donc rougir en rempliſſant ſes deſſeins ? Pourquoi craindre de contribuer au bonheur des humains, en leur apprêtant des ragoûts variés, propres à contenter avec ſenſualité ces divers appétits. Pourrai-je appréhender de déplaire à Dieu ni aux hommes, en annonçant des vérités qui ne peuvent qu’éclairer ſans nuire ? Je vous le répete donc, Cenſeurs atrabilaires, nous ne penſons pas comme nous voulons. L’ame n’a de volonté, n’eſt déterminée que par les ſenſations, que par la matiere. La raiſon nous éclaire ; mais elle ne nous détermine point. L’amour propre (le plaiſir à eſpérer, ou le déplaiſir à éviter) ſont le mobile de toutes nos déterminaiſons. Le bonheur dépend de la conformation des organes, de l’éducation, des ſenſations externes : & les loix humaines ſont telles que l’homme ne peut-être heureux qu’en les obſervant, qu’en vivant en honnête-homme. Il y a un Dieu ; nous devons l’aimer, parce que c’eſt un Etre ſouverainement bon & parfait. L’homme ſenſé, le Philoſophe doit contribuer au bonheur public par la régularité de ſes mœurs. Il n’y a point de culte, Dieu ſe ſuffit à lui-même : les génuflexions, les grimaces, l’imagination des hommes, ne peuvent augmenter ſa gloire. Il n’y a de bien & de mal moral, que par rapport aux hommes : rien par rapport à Dieu. Si le mal phiſique nuit aux uns, il eſt utile aux autres : le Médecin, le Procureur, le Financier vivent des maux d’autrui : tout eſt combiné. Les loix établies dans chaque Région, pour reſſerrer les liens de la ſociété, doivent être reſpectées : celui qui les enfreint, doit être puni, parce que, comme l’exemple retient les hommes mal organiſés, mal intentionnés, il eſt juſte que la punition d’un infractaire contribue à la tranquillité générale. Enfin, les Rois, les Princes, les Magiſtrats, tous les divers Supérieurs, par gradations, qui rempliſſent les devoirs de leur état, doivent être aimés & reſpectés, parce que chacun d’eux agit pour contribuer au bien de tous.

FIN.