Thermodynamique (Poincaré)/Chapitre I

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Gauthier-Villars (Réimpression 1995 par les Éditions Jacques Gabay) (p. 2-15).



CHAPITRE I.


LE PRINCIPE DE LA CONSERVATION DE L’ÉNERGIE.


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1. La découverte du principe de l’équivalence[modifier]

Il est difficile de dire à qui appartient l’honneur d’avoir découvert le principe de l’équivalence de la chaleur et du travail mécanique.

Sadi Carnot semble l’avoir reconnu vers la fin de sa vie ; mais ses recherches sur ce sujet, consignées dans des Notes manuscrites publiées seulement dans ces dernières années, restèrent longtemps ignorées et ne furent d’aucun profit pour la Science. Il était réservé à Robert Mayer de le retrouver et de le faire connaître.

Mais, au moment où Mayer énonçait ce principe, Joule était occupé à des expériences qui devaient infailliblement le conduire à sa découverte et qui devinrent la meilleure démonstration de son exactitude. De son côté, Colding, sans avoir connaissance des travaux de Mayer et de Joule, était sur le point d’arriver au même résultat.

Cette simultanéité de recherches, convergeant vers le même but, rappelle la découverte du calcul infinitésimal, découverte à laquelle Newton et Leibnitz possèdent des droits équivalents.

Mais, pour qu’une vérité apparaisse ainsi en même temps à des savants travaillant isolément, et ce fait n’est pas rare dans l’histoire de la Science, il est nécessaire que les esprits s’y trouvent naturellement préparés. Aussi ne peut-on séparer l’exposé du principe de Mayer de celui du mouvement scientifique qui a précédé sa découverte.


2. L’impossibilité du mouvement perpétuel[modifier]

Les premières traces de l’idée de la conservation de l’énergie remontent très loin.

De tout temps la découverte du mouvement perpétuel a été le but de bien des recherches. Galilée, s’inspirant des conditions de fonctionnement des machines simples, affirma le premier l’impossibilité d’un tel mouvement.

Prenons un treuil, par exemple. Soit la force agissant sur la corde qui s’enroule sur le cylindre, de rayon , du treuil. Nous pouvons lui faire équilibre en appliquant à la manivelle une force plus petite, , étant le rayon de la circonférence décrite par le bouton de la manivelle. Si la machine est animée d’un mouvement uniforme, ces deux forces, la résistance et la puissance, sont encore dans le même rapport. Nous pouvons donc avec une force donnée faire monter un corps dont le poids est à cette force dans un rapport , plus grand que l’unité. Mais, si nous multiplions la force, nous ne créons pas de travail, car la vitesse du point d’application de la résistance est à celle du point d’application de la puissance dans le rapport , inverse du précédent. En un mot, le travail de la résistance est égal à celui de la puissance.

Galilée vérifia cette égalité pour le moufle et, en général, pour toutes les machines simples. Mais il observa qu’il fallait prendre pour résistance, non pas la force utile développée, mais cette force augmentée de celles qui résultent des résistances passives telles que le frottement. Ces dernières forces existant nécessairement dans tout mécanisme matériel, Galilée en conclut, avec raison, que le travail utile est toujours inférieur au travail de la puissance. Du travail ne peut être créé et, par suite, le mouvement perpétuel est impossible.

3. Mais, si aucune machine ne peut créer du travail, il n’est pas évident que le travail ne puisse être détruit. La conservation de l’énergie ne saurait donc être une conséquence de l’impossibilité du mouvement perpétuel, bien que la réciproque soit vraie. Galilée ne pouvait donc se rendre compte qu’il y avait conservation de l’énergie dans les machines qu’il étudiait.

Cependant, on trouve dans les œuvres du grand physicien du XVIIe siècle la notion claire du principe de conservation de l’énergie, dans un cas particulier, à savoir, dans le cas où la pesanteur intervient seule, le frottement étant supposé nul. On sait, en effet, que Galilée a démontré que la vitesse acquise par un corps grave tombant d’une hauteur est égale à , quelle que soit la nature du chemin parcouru par le corps par suite des liaisons ; on a donc


ou
Or, le premier terme de cette relation est l’énergie due à la force vive du corps, la masse de ce corps étant prise pour unité ; le second, est, à une constante près, l’énergie potentielle de ce même corps, ou mieux, du système composé par ce corps et la terre ; par conséquent, l’égalité précédente exprime que la somme de ces deux énergies est constante, en d’autres termes qu’il y a conservation de l’énergie. Huygens étendit le même principe à un système de corps pesants.

4. Le principe de la conservation du mouvement. — Quelques années après, Descartes énonce le principe de la conservation du mouvement. Certes, sa démonstration n’a rien de scientifique : « Dieu étant immuable, dit-il, il a dû conserver la même quantité de mouvement. » D’ailleurs, tel que l’entendait Descartes, ce principe est faux, il est déraisonnable.

En effet, la quantité de mouvement d’un système est la somme des produits des masses des points matériels qui le composent par les vitesses de ces points. Si donc , sont les masses de ces points, , , les composantes de leurs vitesses suivant trois axes, le principe de la conservation du mouvement s’exprime par


étant

Or, l’inexactitude de cette égalité est évidente. Pour s’en convaincre, il suffit de remarquer que, si elle est vraie dans le mouvement absolu, elle cesse de l’être dans le mouvement relatif lorsque les axes sont animés d’un mouvement de translation[1].

Modifié convenablement, le principe de Descartes est devenu un des principes importants de la Mécanique : le principe des quantités de mouvement projetées. Il s’exprime par les relations



et s’énonce : la somme des projections sur un axe quelconque des quantités de mouvement d’un système (et non plus la somme des quantités de mouvement elle-mêmes) est constante. C’est à Huyghens qu’est due cette modification.

5. La force vive. — D’ailleurs, quoique faux, le principe de Descartes a une grande importance historique ; il a préparé et conduit Leibnitz à la considération de la force vive.

Comme Descartes, et pour les mêmes raisons métaphysiques, Leibnitz admet que quelque chose doit rester invariable dans l’univers. Ayant remarqué que le carré de la vitesse d’un point est la somme des carrés des composantes, il fait observer que le produit


est la somme de trois produits analogues où entrent des vitesses , , de direction arbitraire. Il en conclut que dans un système de points matériels, où les vitesses ont des directions quelconques, c'est la somme de ces produits, la force vive, qu'il faut considérer, et non, comme le faisait Descartes, la somme . Leibnitz introduit en outre ce qu'il appelle l'action motrice et l'action latente, et, pour lui, ce qui reste constant, c'est l'action motrice, somme de la force vive et de l'action latente. Leibnitz était donc sur la voie de la découverte du principe de la conservation de l'énergie.

Il semble d'ailleurs que Leibnitz ait eu l'intuition de nos idées actuelles. En effet, suivant ce mathématicien, si l'action motrice paraît se perdre dans certains cas, c'est que les mouvements sensibles sont transformés en mouvements moléculaires. On ne pouvait exprimer plus clairement l'hypothèse qui a été à l'origine de la Théorie mécanique de la chaleur.

6. Le théorème des forces vives[modifier]

Les idées émises par Leibnitz ne tardèrent pas à être précisées ; on en déduisit le théorème des forces vives.

Soient les masses des points d'un système matériel ; les coordonnées de ces points ; les composantes suivant les axes de la résultante de toutes les forces intérieures et extérieures qui agissent sur chacun des points. Les équations du mouvement de l'un d'eux sont

La demi-force vive du système a pour valeur

En dérivant par rapport au temps, il vient


et, en remplaçant dans cette expression les dérivées secondes par rapport au temps par leurs valeurs tirées des équations du mouvement, on obtient


ou

Le second membre de cette égalité représente le travail de toutes les forces appliquées au système quand leurs points d'application subissent des déplacements infiniment petits. De là le théorème suivant : La variation de la demi-force vive d’un système est égale à la somme des travaux accomplis par toutes les forces du système pendant le déplacement considéré.

7. La conservation de l’énergie[modifier]

Bornons-nous au cas d’un système soumis seulement à des forces intérieures et supposons que ces forces admettent une fonction des forces, c’est-à-dire que , ,… soient les dérivées partielles par rapport aux coordonnées d’une même fonction de ces coordonnées ; nous avons alors

Mais, ne dépendant pas explicitement du temps, par hypothèse, sa dérivée par rapport à est


et par conséquent

Il résulte de cette expression que la variation de la fonction des forces est égale, au signe près, à celle de la demi-force vive ; nous avons donc


et en intégrant

La demi-force vive d'un système étant appelée énergie cinétique ou actuelle du système ; la fonction des forces intérieures changée de signe, , étant son énergie potentielle ; enfin, la somme de ces deux énergies, l'énergie totale ; la relation précédente exprime que l'énergie totale du système considéré est constante, c'est-à-dire qu'il y a conservation de l'énergie.

8. Le travail des forces extérieures[modifier]

Considérons maintenant le cas où le système n'est pas isolé, où il y a des forces extérieures. Soient le travail de ces forces et celui des forces intérieures pour un déplacement infiniment petit. Si est la variation de la demi-force vive, le théorème des forces vive donne

Si nous supposons encore que les forces intérieures admettent une fonction des forces , nous avons

Par conséquent en additionnant, nous obtenons,

Le travail des forces extérieures pendant un déplacement est donc égal à la variation de l'énergie totale du système pendant ce déplacement.

9. Cas où il y a conservation de l'énergie[modifier]

Pour reconnaitre s'il y a toujours conservation de l'énergie, il suffit donc de chercher si, dans un cas quelconque, les forces intérieures admettent une fonction des forces.

On sait qu'une telle fonction existe lorsque les points matériels du système s'attirent ou se repoussent suivant les droites qui les joignent deux à deux avec une force ne dépendant que de la distance qui les sépare, et si, en outre, il y a égalité entre l'action et la réaction.

Cette dernière condition est toujours réalisée d'après le principe de l'égalité de l'action et de la réaction, principe justifié par tous les faits connus. Mais on peut imaginer des systèmes où les forces ne satisfont pas aux conditions ci-dessus et où par conséquent il peut n'y avoir pas conservation de l'énergie. Les principes fondamentaux de la Mécanique ne suffisent donc pas à démontrer dans toute sa généralité le principe de la conservation de l'énergie : ils apprennent seulement que ce principe est vérifié toutes les fois que les forces intérieures du système considéré admettent une fonction des forces.

10. Les conséquences de l'impossibilité du mouvement perpétuel[modifier]

Examinons maintenant ce qu'il était possible de déduire de ces résultats en les combinant avec le principe de l'impossibilité du mouvement perpétuel enseigné par Galilée.

Montrons que si les forces qui agissent sur les divers points du système ne dépendent que de leurs positions il existe une fonction des forces.

Pour simplifier la démonstration supposons le système réduit à un point matériel M soumis à une force satisfaisant à la condition précédente et dont les composantes sont .

La variation de la demi-force vive de ce point pour un déplacement élémentaire est, d’après le théorème des forces vives,

Si le point considéré passe de la position , à la position M, la variation de sa demi-force vive est donnée par


l'intégrale étant prise le long de la courbe décrite par le point mobile. Dans le cas où le mobile revient à sa position initiale , l'intégration doit alors être prise le long d’une courbe fermée  ; soit alors la valeur de cette intégrale.

11.[modifier]

Montrons que est nul.

D'abord ne peut être positif. En effet, s’il en était ainsi, la demi-force vive augmenterait de lorsque le point matériel décrit la courbe  ; en lui faisant parcourir fois cette courbe l'augmentation serait . On pourrait donc faire croître indéfiniment la force vive et, si on l'employait a accomplir un travail, on obtiendrait le mouvement perpétuel, ce qui est contraire au principe de Galilée.

D’autre part, ne peut être négatif. En effet, si nous assujettissons le point mobile à décrire la courbe en sens inverse du précédent, les composantes , , de la force reprennent en chaque point les mêmes valeurs que dans le sens primitif, puisque par hypothèse , , ne dépendent que de la position de leur point d'application ; mais , , changent de signe par suite l'élément différentiel


change également de signe. La variation de force vive lorsque le point matériel revient à sa position initiale est donc alors , c'est-à-dire positive. Or, d'après ce qui précède, cette variation positive entraînerait la possibilité du mouvement perpétuel. Par conséquent, ne peut être positif, c'est-à-dire que ne peut être négatif.

Cette quantité ne pouvant être ni positive ni négative est donc nécessairement nulle.

12.[modifier]

Il résulte immédiatement de là que la variation de force vive, lorsque le point passe de la position à la position , est indépendante du chemin décrit pour passer de l'une à l'autre de ces positions.

Soient, en effet, deux chemins quelconques et (Fig. 1) pour lesquels les variations de force vive sont respectivement et . Appelons cette variation quand le point passe de en par le chemin .

Nous aurons, d'après ce qui précède,


d'où

Mais et sont les valeurs de l'intégrale


prise suivant les courbes et . Puisqu'elles sont égales la valeur de l'intégrale ne dépend que de ses limites. Or, c'est une condition suffisante pour que la quantité placée sous le signe d'intégration soit une différentielle exacte. Il y a donc bien une fonction des forces et, par suite, conservation de l'énergie.

13.[modifier]

Considérons maintenant le cas où la force dépend non seulement de son point d'application, mais aussi de la vitesse de ce point.

En répétant le raisonnement précédent on trouverait que ne peut être positif. Mais on ne peut affirmer que cette quantité n'est pas négative, car la démonstration donnée précédemment ne s'applique plus. En effet, quand on change le sens du mouvement du point matériel sur la courbe fermée, on change en même temps celui de la vitesse ; comme , , dépendent de cette vitesse, on ne peut plus dire que ces composantes possèdent, au même point de la courbe, la même valeur quel que soit le sens du mouvement ; par suite, la variation de la force vive peut non seulement changer de signe, mais aussi de valeur absolue quand on invertit le sens du mouvement. La valeur de l’intégrale du travail peut donc dépendre du chemin décrit par le point d’application et il n’y a pas de fonction des forces. On ne peut alors affirmer qu’il y ait conservation de l’énergie dans le système. Telles étaient les conséquences auxquelles l’étude des principes de la Dynamique avait conduit les savants à la fin du XVIIIe siècle.




  1. Descartes s’est bien aperçu que son principe n’est pas confirmé par l’expérience ; on peut s’en assurer en lisant une remarque qui vient à la suite de sa théorie du choc des corps ; mais il croyait que l’accord serait rétabli si l’on tenait compte de la quantité de mouvement de l’éther.