Théâtre de campagne/La Veuve Singulière

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Théâtre de campagneRuaulttome III (p. 145-210).

LA VEUVE
SINGULIERE,
COMÉDIE
En un Acte & en Prose.

PERSONNAGES.

LE VICOMTE, Tuteur de la Marquise.
LA MARQUISE, jeune Veuve.
LA COMTESSE, Niéce du Vicomte.
LE CHEVALIER, Frère de la Comtesse.
LA FRANCE, Laquais du Chevalier.


La Scène est chez le Vicomte, dans un Sallon.

Scène première.

LA COMTESSE, LA MARQUISE.
La Marquise entre, s’assied auprès d’une table, prend un Livre, l’ouvre, en prend un autre, lit un moment, puis le jette sur la table.

Je ne saurois lire, travaillons plutôt. Elle veut prendre un tambour à broder.

La Comtesse qui l’a observée, s’avance en faisant des nœuds.

Laissez, laissez votre ouvrage, ma chère Marquise, vous n’avez pas besoin de travailler pour être occupée.

La Marquise, voulant se lever.

Que voulez-vous dire, Madame la Comtesse ?

La Comtesse.

Restez donc. À quoi bon ces façons-là, entre nous ? Elle s’assied. Je veux dire que j’ai découvert le sujet de vos distractions.

La Marquise.

À moi, Madame ?

La Comtesse.

Oui, à vous ; vous aimez, & très-vivement. Pourquoi vous troubler ? Quel mal y a-t-il à cela ? Vous êtes jeune, veuve riche, il est tout simple que vous ayez un amant dont vous vouliez faire un mari ; il est vrai que toutes les femmes ne pensent pas comme cela, mais je suis sûre que c’est à quoi vous rêvez.

La Marquise, soupirant.

Un Mari !

La Comtesse.

Ce mot vous fait soupirer ?

La Marquise.

Oui, Madame, & c’est parce que j’ai été mariée.

La Comtesse.

Je ne vous comprends pas.

La Marquise.

J’étois bien jeune, il est vrai ; le Marquis m’avoit charmée ; je croyois qu’il m’aimeroit toujours, il m’en avoit assurée ; mais au bout de trois mois, quel changement ! je ne le vis presque plus ; je me désespérai, & j’appris par cette cruelle expérience, que rarement, dans le mariage, on voit régner l’amour.

La Comtesse.

Il y a pourtant des exemples de Femmes qui n’ont point à se plaindre de leurs maris.

La Marquise.

Dites plutôt qu’elles sont assez sages pour dévorer leurs chagrins.

La Comtesse.

Ou bien pour trouver les moyens de se consoler.

La Marquise.

C’est un parti que je ne prendrois jamais.

La Comtesse.

Je le crois.

La Marquise.

Et je ne veux pas m’y exposer.

La Comtesse.

Vous ne voulez donc pas vous remarier ?

La Marquise.

Hélas ! comment espérer d’être heureuse en formant un pareil engagement ?

La Comtesse.

Heureuse ? Il faut savoir en quoi vous faites consister le bonheur dans le mariage. Je vois que vous voudriez être sûre que votre mari ne cesseroit point de vous aimer.

La Marquise.

Et c’est une chose impossible !

La Comtesse.

Les plus grandes passions n’ont-elles pas un terme ?

La Marquise.

Voilà ce qui m’afflige !

La Comtesse.

Dans leur naissance, tout est vif, agréable, délicieux, sur-tout lorsqu’on a éprouvé quelques contrariétés ; mais un Mari amant n’en éprouve point ; c’est ce qui fait qu’il cesse d’aimer le premier. Si nous le prévenons, en aimant ailleurs, n’est-il pas insupportable d’être obligée de souffrir les empressemens d’un homme que l’on n’aime plus & qui vous tourmente en raison de l’éloignement qu’il vous inspire.

La Marquise.

Et quand on aime également ?

La Comtesse.

Tant que l’amour dure, on peut être heureux.

La Marquise.

Pour moi, je réponds bien que jamais je ne changerai.

La Comtesse.

Enfance que tout cela ! on ne sauroit répondre de son cœur.

La Marquise.

J’ai des moyens pour fixer, ou pour…

La Comtesse.

Que prétendez-vous faire ?

La Marquise.

Reculer autant qu’il me sera possible l’instant de mon mariage, pour prolonger au moins l’amour de ce que j’aime.

La Comtesse.

C’est risquer beaucoup ; les difficultés rebutent quelquefois les hommes ; plus on estime ce qu’on aime, moins il faut l’exposer à lui faire perdre cette estime ; car pour lors, c’est nous qui perdons réellement.

La Marquise.

Mais n’est-il pas des hommes plus parfaits que les autres ?

La Comtesse.

Ceux que nous aimons, nous le paroissent toujours davantage.

La Marquise.

En vérité, Madame, vous êtes désespérante !

La Comtesse.

Peut-être suis-je aussi trop vraie.

La Marquise.

Si vous saviez… Mais non.

La Comtesse.

Qui vous aimez ?

La Marquise.

Oui, je suis persuadée que vous changeriez de langage.

La Comtesse.

Eh, ouvrez-moi votre cœur, nommez-le moi.

La Marquise.

Et si vous m’alliez trahir.

La Comtesse.

Ce soupçon est honnête.

La Marquise.

Si l’amitié vous parloit en sa faveur, vous pourriez l’en instruire, sur-tout, faisant aussi peu de cas de toutes mes craintes.

La Comtesse.

Comment ! il l’ignore ?

La Marquise.

Oui, & je ne veux pas encore le lui apprendre.

La Comtesse.

Rassurez-vous ; les femmes doivent faire une ligue offensive contre tous les hommes, sans en excepter un seul.

La Marquise.

C’est qu’il est si essentiel pour mon projet, que mon amour soit un secret.

La Comtesse.

Prétendez-vous ne jamais l’avouer à celui qui vous l’inspire ?

La Marquise.

Jamais, c’en est trop ; mais le plus tard que je pourrai, pour me voir aimer toujours avec la même vivacité.

La Comtesse.

Vos yeux vous trahiront.

La Marquise.

Ma bouche les démentira.

La Comtesse.

Voilà le projet le plus ridicule !… Mais quel est le malheureux à qui vous préparez un pareil tourment ?

La Marquise.

Jurez-moi… Non, vous ne pourrez pas me tenir parole.

La Comtesse.

Marquise, vous m’offensez. Faut-il vous faire les sermens les plus inviolables ?

La Marquise.

Eh bien, je vous crois.

La Comtesse.

Prenez garde : si je vous devine, je ne serai plus engagée à rien.

La Marquise.

Pourrez-vous taire au Chevalier…

La Comtesse.

Mon Frère ?

La Marquise.

Oui.

La Comtesse.

Je vous le promets : j’étois déjà plus instruite que vous ne l’imaginiez.

La Marquise.

Et lui, qu’en pense-t-il ?

La Comtesse.

Il se flatte & se désespère tour-à-tour, en un mot, c’est un Amant.

La Marquise.

Ah ! qu’il soit fidèle, & il sera parfait.

La Comtesse.

Mais vous retardez son bonheur & le vôtre.

La Marquise.

Dites plutôt que je le prolonge.

La Comtesse.

Et comment pourrez-vous le voir à chaque instant vous jurer qu’il vous adore & lui taire que vous l’aimez.

La Marquise.

Je le lui dirai & il ne le croira pas.

La Comtesse.

Je ne vous comprends point ; mon Oncle aime mon Frère, il peut lui faire un sort qui le rendra digne de vous.

La Marquise.

Je sais l’estime & l’amitié qu’a pour moi Monsieur le Vicomte ; je les dois à celles qu’il avoit pour mon Père, il me l’a bien prouvé par tous les soins qu’il a pris de mon enfance & qu’il prend encore de tous mes biens ; on n’a jamais vu un Tuteur plus honnête.

La Comtesse.

Je vous réponds qu’il seroit très-aise de vous voir faire ce mariage, & que s’il ne vous l’a pas proposé, c’est seulement par délicatesse. Le nom de Tuteur lui déplaît extrêmement, & il préféreroit celui de votre ami ; jugez combien il sera ravi de vous voir sa Niéce.

La Marquise.

Je le desire au moins autant que lui ; mais je ne peux vaincre encore toutes mes craintes ; laissez-moi travailler à les affoiblir.

La Comtesse.

C’est l’affaire de mon Frère. Le voici qui vous cherche sans doute ; puisque je me suis engagée, je me tairai ; mais vous ne devez pas m’en vouloir, si je lui laisse la liberté de vous entretenir. Adieu, ma chère Marquise. Elle l’embrasse. Nous nous reverrons. Je vais achever une lettre d’affaires que j’ai commencée il y a trois jours, & qu’il faut que je fasse partir.


Scène II.

LA MARQUISE, LE CHEVALIER.
La Marquise, à part.

Saisissons ce moment pour faire agréer mon projet au Chevalier. Au Chevalier. Monsieur le Chevalier, vous venez à propos.

Le Chevalier.

Que dites-vous, Madame ? Serois-je assez heureux pour que vous puissiez cesser de me haut ?

La Marquise.

Je ne vous hais point, je vous estime, & je vais vous le prouver.

Le Chevalier.

Si je ne puis réussir à toucher votre cœur, si l’amour le plus vif & le plus tendre ne peut que vous déplaire, bannissez-moi de votre présence, j’irai vivre, ou plutôt mourir loin de vous.

La Marquise.

Que voulez-vous faire ? Non, je n’y consentirai jamais.

Le Chevalier.

Que faut-il donc que j’espère ?

La Marquise.

Écoutez-moi. J’attends de vous un service essentiel.

Le Chevalier.

Ah ! Madame, ordonnez, ma vie est entièrement a vous, & je serois trop heureux de la perdre en vous servant, puisque vous ne voulez pas que je vive pour vous aimer.

La Marquise.

Quoi, mon amitié ne peut-elle vous dédommager…

Le Chevalier.

Que l’amitié est froide, en comparaison de l’amour ! & que ces deux sentimens sont différens !

La Marquise.

Puisque vous m’aimez autant, il doit vous être agréable de faire ce que je desire.

Le Chevalier.

Voyons.

La Marquise.

Je crains extrêmement de m’engager, & je ne puis me déterminer à me remarier.

Le Chevalier.

Eh, Madame, je ne vous demande seulement que d’approuver que je vous aime.

La Marquise.

S’il m’étoit possible de vous épouser sans craindre le plus grand des malheurs, croyez que je n’hésiterois pas.

Le Chevalier.

Quels malheurs pouvez-vous redouter ?

La Marquise.

Laissez-moi vous expliquer ce que je desire de vous. Depuis quelque tems je crois m’appercevoir que Monsieur le Vicomte a quelques desseins sur moi.

Le Chevalier.

Soyez sûre, Madame, qu’il me les sacrifieroit, que quelques partis qui pussent se présenter, si vous me faisiez la grace de me préférer, il les éloigneroit promptement.

La Marquise.

Vous ne m’entendez pas ; c’est lui-même que je crains.

Le Chevalier.

Vous croiriez qu’il vous aime ?

La Marquise.

Oui, & je voudrois qu’il ne pût former aucun espoir.

Le Chevalier.

Vous m’étonnez !

La Marquise.

Ce que j’exige de vous, vous surprendra davantage.

Le Chevalier.

Je crois, Madame, que vous vous trompez en pensant qu’il a de l’amour pour vous.

La Marquise.

Que je me trompe ou non, voici ce que j’ai imaginé pour l’en guérir, pendant qu’il en est encore tems. Vous savez qu’il se tient assez souvent dans le Cabinet qui touche ce Sallon, & qu’on y entend facilement tout ce que l’on dit ici ?

Le Chevalier.

Il est vrai.

La Marquise.

Je voudrois qu’il crût que j’ai de l’amour pour vous, afin de détruire tous les projets qu’il pourroit former sur moi.

Le Chevalier.

Et comment ferez-vous ?

La Marquise.

Rien n’est plus aisé à exécuter que ce que je vais vous proposer. Nous aurons ici des conversations où je vous assurerai que je vous aime ; vous me répondrez ce que vous voudrez ; pourvu que vous m’écoutiez & que vous me répondiez ; c’est tout ce que j’exige de vous.

Le Chevalier.

Quoi, vous, Madame, vous me direz que vous m’aimez ?

La Marquise.

Oui.

Le Chevalier.

Et ce ne sera qu’une feinte ?

La Marquise.

Qui fera sentir à votre Oncle qu’il ne réussiroit pas à vouloir se proposer ; je serai par-là délivrée de la crainte qui m’occupe, & ce sera à vous que j’aurai cette obligation.

Le Chevalier.

C’est pour un Amant, un supplice bien nouveau, que celui que vous voulez me faire éprouver.

La Marquise.

Il ne doit pas être fâcheux de s’entendre dire je vous aime, ce me semble.

Le Chevalier.

Quoi ! lorsqu’il n’en est rien, & qu’on le sait ? Ah ! Madame l’apparence même du bonheur, lorsqu’elle s’évanouit, n’augmente-t-elle pas encore nos regrets ? Jugez quelle sera ma situation, quand je verrai cette bouche adorable prononcer ce mot si doux, que je desire si vivement d’entendre ; que je saurai que tout ce qu’elle me dira ne sera qu’un mensonge cruel, & que votre cœur sera bien éloigné d’être d’accord avec elle.

La Marquise.

Pourriez-vous me refuser ?

Le Chevalier.

J’en mourrai de douleur.

La Marquise.

Non, non ; consentez-y.

Le Chevalier.

Ah ! Madame ! vous le voulez ?

La Marquise.

Vous savez le tems où votre Oncle vient dans son Cabinet, venez ici, vous m’y trouverez. Y viendrez-vous, Chevalier ?

Le Chevalier, soupirant.

Oui, Madame.

La Marquise, souriant.

Songez donc que c’est un rendez-vous que je vous donne, & pour vous y dire combien je vous aime. Adieu. Elle sort.

Le Chevalier.

La cruelle plaisante encore ! en me faisant éprouver le tourment le plus rigoureux, elle rit de ma douleur ?


Scène III.

LA COMTESSE, LE CHEVALIER.
La Comtesse.

Eh bien, mon Frère, la Marquise vous quitte ?

Le Chevalier.

Elle vient encore d’ajouter à sa cruauté.

La Comtesse.

Comment donc ?

Le Chevalier.

Elle veut, après m’avoir assuré qu’elle ne sauroit m’aimer, me forcer de m’entendre dire par elle-même le contraire.

La Comtesse.

Je ne vous comprends point.

Le Chevalier.

Elle croit que mon Oncle est amoureux d’elle.

La Comtesse.

Cela ne se peut pas.

Le Chevalier.

Je vous répète ce qu’elle vient de me dire ; & voulant lui ôter tout desir de lui parler de son amour, elle veut en feindre pour moi, m’entretenir ici de manière qu’il l’entende de son Cabinet.

La Comtesse.

Tout ce que vous me dites-là me surprend de plus en plus.

Le Chevalier.

Ces assurances d’un amour, qui, s’il étoit réel, seroit pour moi le plus grand bonheur, sera le plus cruel tourment.

La Comtesse.

Mais si c’étoit pour vous qu’elle voulût se conserver.

Le Chevalier.

Pourquoi me diroit-elle que ce n’est qu’une feinte ?

La Comtesse.

Je ne sais.

Le Chevalier.

Ah ! je ne suis pas assez heureux pour oser seulement le penser !

La Comtesse.

Pourquoi pas ?

Le Chevalier.

Aimeroit-elle quelqu’un qu’elle voudroit épouser, après avoir ôté tout espoir au Vicomte ?

La Comtesse.

Peut-être que…

Le Chevalier.

Ah ! si je puis découvrir…

La Comtesse.

Quoi, votre rival ? Seroit-ce en le punissant que vous parviendriez à plaire à la Marquise ? Ayez la complaisance qu’elle vous demande ; peut-être trouvera-t-elle quelque douceur à vous dire quelle vous aime.

Le Chevalier.

Et si elle aime ailleurs ?

La Comtesse.

Et qui vous dit qu’elle soit aimée ?

Le Chevalier.

Tout, tout, ma Sœur ; qui pourroit lui résister ?

La Comtesse.

Un cœur prévenu d’une autre passion, par exemple. Si cela étoit, vous pourriez parvenir à mériter sa confiance, vous la plaindriez. Oubliez-vous, pour ne lui parler jamais que d’elle ; c’est en flattant sans cesse l’amour propre qu’on réussit à plaire, vous finirez par la consoler. Peu-à-peu, vous lui deviendrez nécessaire, elle ne pourra se passer de vous ; c’est alors qu’en vous plaignant tous deux de la rigueur du sort, que le vôtre pourra s’adoucir, & pour lors cette conformité de malheurs vous mènera sûrement au port que vous desirez.

Le Chevalier.

Mais si je sers mon rival, en faisant ce qu’elle veut ? concevez-vous ma position ?

La Comtesse.

Paix, voici mon Oncle. Laissez-nous ; je vais tâcher de démêler ce qu’il pense de la Marquise. Soyez assuré que j’emploierai tous mes soins pour vous servir.

Le Chevalier.

Adieu, ma Sœur, je n’ai plus de secours à attendre que de vous. Il sort.

La Comtesse, à part.

Le Vicomte aimeroit-il réellement la Marquise ? Cela n’est pas vraisemblable.


Scène IV.

LA COMTESSE, LE VICOMTE.
Le Vicomte.

Ma Niéce ; je viens vous trouver, pour vous demander si vous savez pourquoi la Marquise refuse tous les partis que je lui propose ? Si elle ne veut pas se déterminer à se remarier & me laisser encore quatre ans chargé de toutes ses affaires, elle se trompe.

La Comtesse.

Quatre ans ?

Le Vicomte.

Oui, elle n’a que vingt-un an, jusqu’à vingt-cinq, vous voyez bien que c’est le compte.

La Comtesse.

Il est vrai.

Le Vicomte.

Je suis las de suivre des Procès, de faire faire des réparations, de compter avec des Receveurs, ce n’est point-là mon métier ; j’ai assez calculé quand j’étois Major.

La Comtesse.

Aussi vous y entendez-vous très-bien.

Le Vicomte.

Ce n’est pas-là non plus ce qui m’embarrasse ; mais je n’ai pas le tems de tout cela, & puis la Justice est si lente ! Autrefois avoit-on quelques droits à reclamer, on se battoit, & le vainqueur étoit mis en possession de ce qui faisoit l’objet de la question, il n’en coûtoit rien & cela étoit plutôt fait.

La Comtesse.

Oui, mais on y perdoit la vie.

Le Vicomte.

Cela valoit mieux encore que de mourir de faim en gagnant son Procès. D’ailleurs comment voulez-vous qu’un Militaire passe sa vie à ramper devant des Gens de Robe ?

La Comtesse.

Mais, mon Oncle, quand on a besoin, il faut bien s’y résoudre.

Le Vicomte.

Je ne le ferois sûrement pas pour moi ; enfin tout cela m’ennuie. Il faut que j’aille à Versailles solliciter des congés, pour pouvoir à Paris solliciter ces Messieurs-là, au lieu de m’occuper de faire servir les troupes du Roi.

La Comtesse.

Cela fait que nous jouissons un peu plus long-tems de vous, l’hiver, mon Oncle.

Le Vicomte.

Oui ! & quand me voyez-vous ? Je vous fais souvent attendre pour dîner, je sors promptement après ; le soir, nous soupons avec vingt personnes, & quelquefois séparément. Quand je sors le matin, vous n’êtes pas éveillée. Si vous appellez cela vivre ensemble, pour moi, je ne le trouve pas.

La Comtesse.

Il est vrai…

Le Vicomte.

Qu’il faut que la Marquise se marie, celui qui l’épousera sera chargé de ses affaires, & pour lors, quand je serai à Paris, hors mes voyages de Versailles, je vous verrai, je jouirai de la douceur de vivre avec mes amis, & je serai fort aise d’être ici, quand le service du Roi n’exigera pas que je sois ailleurs.

La Comtesse.

Je vous assure que j’en serai encore plus charmée que vous.

Le Vicomte.

Eh bien, faites donc finir tout cela.

La Comtesse.

Ayez un peu de patience.

Le Vicomte.

Oh, la patience est bonne pour les gens qui ont du temps à perdre. Je ne saurois souffrir les ames froides, indéterminées, cela n’est bon à rien, qu’à tourmenter les autres.

La Comtesse.

La Marquise est plus vive & plus sensible que vous ne le pensez.

Le Vicomte.

Je n’en crois rien & j’ai raison. Les Maris que je lui ai offerts sont jeunes, bien-faits, riches, bons serviteurs du Roi, que lui faut-il de plus ? Une Femme qui n’est pas touchée de tout cela est sûrement insensible.

La Comtesse.

Eh bien, vous vous trompez, permettez-moi de vous le dire.

Le Vicomte.

Je ne vous le permets point.

La Comtesse.

Pardonnez-moi ; car je sais qu’elle aime.

Le Vicomte.

Que ne parle-t-elle ? Si c’est quelqu’un qui lui convienne, cela sera fini tout de suite. Tenez la voilà, je m’en vais le lui dire.

La Comtesse.

Gardez-vous-en bien ; c’est un secret, qu’elle ne me pardonneroit jamais de vous avoir révélé.

Le Vicomte.

Voilà un secret bien merveilleux ! les Femmes font mystère de tout. Ne vous inquiétez pas, laissez-moi faire, je ne lui en dirai rien.


Scène V.

LA MARQUISE, LE VICOMTE, LA COMTESSE.
Le Vicomte.

Madame la Marquise, je me plaignois de vous tout-à-l’heure à ma Niéce.

La Marquise.

De moi, Monsieur ? j’en serois très-fâchée. Qu’ai-je donc pu faire ?

Le Vicomte.

Vous ne vous déterminez point, & je serai encore obligé de retourner dans mon Commandement avant que vous soyez remariée.

La Marquise.

Monsieur, permettez-moi d’y songer. Un établissement mérite quelques réflexions, & l’on ne sauroit brusquer un engagement d’où dépend le bonheur ou le malheur de la vie.

Le Vicomte.

Qui vous parle de brusquer ? Je crois qu’en quinze jours on peut faire toutes les réflexions possibles, & il y a déjà trois mois que vous me remettez. Votre Père n’auroit pas aimé cela, je suis moins vif que lui, parce qu’il faut être raisonnable ; mais une veuve doit être plus décidée que vous ne l’êtes.

La Marquise.

Une Veuve ?

Le Vicomte.

Oui : je sai bien que les Filles sont obligées de faire semblant de craindre de se marier, quoiqu’il y en ait qui se marieroient bien toutes seules, si on les laissoit faire.

La Comtesse.

Que dites-vous donc-là, mon Oncle ?

Le Vicomte.

Eh parbleu, ce que je vois arriver tous les jours dans les garnisons. Les femmes ne sont-elles pas de même par-tout ? je dis donc qu’une Veuve ne doit avoir ni craintes, ni inquiétudes.

La Marquise.

Cela est fort aisé à dire, Monsieur.

Le Vicomte.

Il est vrai que lorsqu’on a perdu un Mari, on peut craindre d’en perdre un second ; mais on a la ressource d’en épouser un troisième.

La Marquise.

Si j’avois cette pensée, je ne me remarierois jamais ; est-ce une ressource quand on perd tout ce qu’on aime ?

Le Vicomte.

Mais quand on a aimé une fois, il est sûr qu’on aimera encore, ce n’est pas à nous autres Militaires qu’on fait croire le contraire ; quel peste de conte ! sans cela, le Roi ne pourroit, sans inhumanité, faire changer de garnisons à ses Régimens. Déterminez-vous donc toujours pour le présent ; quand vous aurez vingt-cinq ans, cela ne me regardera plus & pour-lors, si vous devenez Veuve encore, je trouverai très-bon tout ce que vous ferez.

La Marquise.

Je vous prie de croire que je suis très-fâchée de toutes les peines que vous donnent mes affaires.

Le Vicomte.

La peine n’est rien quand on a du tems ; mais tout est ici d’une lenteur insupportable ! Les plaisirs ont le pas sur tout ; rien n’est si impatientant pour quelqu’un qui pense sérieusement. Si vous aviez un Mari, il feroit tout ce que je ne fais pas, il vous feroit peut-être visiter vos Rapporteurs ; vous êtes belle & vous réussiriez sûrement mieux que moi vis-à-vis ces Messieurs, à ce qu’on dit : mais je n’approuve point de pareilles démarches, sur-tout d’une jeune femme, & ce seroit à lui à voir ce qu’il auroit à faire. Mariez-vous donc Madame, sans quoi vous serez peut-être ruinée.

La Comtesse.

Mon Oncle, Madame y pensera.

Le Vicomte.

Y pensera, y pensera ! vous êtes de grandes penseuses vous autres Femmes ! Si lorsque l’ennemi se présente, nous dirions, nous penserons s’il faudra nous battre, il nous passeroit sur le corps, il arriveroit à Paris avant qu’on eût résolu de se mettre en mouvement, & vous verriez, s’il faut s’amuser à penser. Enfin, Madame, je vous donne un mois.

La Marquise.

Cela est bien peu, Monsieur.

Le Vicomte.

Eh bien, deux ; mais pas davantage. Allons, ma Niéce, venez vous-en avec moi dans le Jardin, pour achever de raisonner sur ce que vous me disiez tout-à-l’heure. Madame, ne m’en voulez pas de tout ce que je viens de vous dire.

La Marquise.

Moi, Monsieur ? au contraire.

Le Vicomte.

C’est pour votre bien, & pour vous prouver l’intérêt que je prends à ce qui vous regarde. Il s’en va.

La Marquise.

J’en suis bien persuadéè, Monsieur. À la Comtesse. Madame, tâchez, je vous prie, de calmer son impatience.

La Comtesse.

Laissez-moi faire.

La Marquise.

Je compte sur vous.


Scène VI.

LA MARQUISE.

S’il pouvoit être obligé de partir avant deux mois !… Mais où est le Chevalier, pendant que le Vicomte est dans le Jardin ?… S’il pouvoit venir !… Quelle impatience j’éprouve de voir arriver le moment où je vais lui dire que je l’aime ! le moyen que j’ai imaginé pour l’empêcher de le croire, me conservera son cœur, & il adoucira cette cruelle contrainte d’être obligée de se taire de peur de perdre son amant. Je ne puis trop m’applaudir de cette idée, toute bisarre qu’elle pourroit paroître… J’entends quelqu’un, c’est peut-être lui.


Scène VII.

LA MARQUISE, LA FRANCE.
La Marquise.

Qu’est-ce qu’il y a, La France ? Où est le Chevalier ? pourquoi ne vient-il pas ?

La France.

Madame, voici une Lettre de sa part.

La Marquise.

Que peut-il me mander ? Attendez-là. La France s’éloigne, & elle lit la Lettre.

Je vous demande pardon, Madame, si je ne puis vous obéir… Comment ? Je ne le vois que trop, c’est un rival que je servirois… Ah ! il croit que j’en aime un autre que lui. & je ne puis m’y résoudre. Ne me faites pas sentir tout le poids de votre haine, je suis déjà assez malheureux ; puisque ce n’est pas moi que vous aimez, & que malgré cela je ne pourrai jamais cesser de vous adorer.

La persuasion où il est favorise mon projet, & je n’en veux pas perdre le fruit ; je veux absolument lui parler. La France ?

La France.

Madame ?

La Marquise.

Dites au Chevalier… Mais, non ; je vais lui écrire. Elle se met à écrire. Me résister !… & il dit qu’il m’aime ! Elle continue toujours.


Scène VIII.

LA MARQUISE, écrivant, LE CHEVALIER, LA FRANCE.
Le Chevalier, à La France.

Va-t’en. La France sort.

La Marquise plie la Lettre & la donne, sans regarder.

Tenez La France, donnez cela au Chevalier.

Le Chevalier, prenant la Lettre.

Le voici, Madame, tout prêt à exécuter vos ordres. Le repentir a suivi de près ma faute.

La Marquise, bas.

Paix donc, le Vicomte est-là, écoutez, & répondez. Haut. En vérité, Monsieur le Chevalier, vous vous faites bien attendre ; vous savez pourtant que tous les momens que je passe sans vous voir, n’ont pour moi nulle douceur.

Le Chevalier, bas.

Ah, Madame, que je voudrois bien que cela fût vrai !

La Marquise.

Vous ne répondez point, ingrat ?

Le Chevalier.

Moi ingrat ? moi ! je n’ai jamais mérité ces reproches, Madame. Bas. Puissiez-vous être aussi sensible que je le suis, & m’aimer autant que je vous aime.

La Marquise.

Vous vous plaisez à douter de mon amour pour vous ! & dans quels instans n’en suis-je pas occupée ? M’avez-vous vû jamais d’autres desirs que ceux de faire votre bonheur ?

Le Chevalier, bas.

Faut-il que ceci ne soit qu’une feinte ?

La Marquise.

Quoi, vous ne lisez pas dans mes yeux tout le plaisir que je goûte à vous voir & à vous le dire ?

Le Chevalier.

Quel est donc le trop heureux Rival à qui s’adresse ce langage ?

La Marquise.

Parce que je me contrains continuellement, vous croyez que je ne vous aime pas.

Le Chevalier.

Pourquoi ne saurois-je me flatter que votre cœur ne dément pas votre bouche ?

La Marquise.

Quand je me plais à vous faire l’aveu de ma tendresse pour vous, vous pouvez croire que je vous trompe ?

Le Chevalier, bas.

Faut-il que ces assurances qui me seroient si précieuses, qui feroient tout le charme de ma vie, si elles étoient réelles, ne soient faites que pour augmenter mon tourment ?

La Marquise.

Quelle froideur, quelle indifférence ! votre cœur se refuse à la joie que devroit lui faire éprouver le doux épanchement de mon ame, il n’est seulement pas émû. Regardez-moi donc, Chevalier.

Le Chevalier.

Ah, Madame, je me meurs !

La Marquise.

Tout m’est indifférent sans vous, ou plutôt tout m’importune ; c’est dans vos yeux que je cherche à lire si vous pourriez m’aimer toujours, je voudrois sans cesse y puiser cette certitude d’un bonheur dont vous me laissez douter, & dont vous ne devriez jamais vous lasser de m’assurer.

Le Chevalier, bas.

Eh ! Madame, que faut-il que je fasse pour vous prouver… Mais je m’égare… À genoux. Ah ! par pitié, laissez-moi vous fuir !

La Marquise, émûe.

Chevalier, levez-vous, levez-vous donc.

Le Chevalier.

Ce charme inexprimable qui est en vous, augmente encore en ce moment ; il semble que vous vous plaisiez à triompher de ma douleur. Ah ! laissez-moi m’éloigner, ou vous allez me voir expirer à vos pieds.

La Marquise.

Eh bien,… À part. Qu’allois-je dire, ô Ciel ! Haut. Quoi, vous pourriez-vous résoudre à m’abandonner, vous Chevalier ?

Le Chevalier, se levant, à part.

Quelles expressions de tendresse ! & je n’en suis pas l’objet ! Mon cœur est déchiré, je n’ai jamais rien éprouvé de pareil.

La Marquise.

Vous m’avez dit tant de fois que vous m’aimiez, & vous voulez me quitter ! Etoit-ce une imposture ? N’avez-vous plus le même sentiment ? Qu’ai-je fait pour l’éteindre, & que fais-je encore qui me puisse faire perdre votre cœur ?

Le Chevalier.

Ah ! Madame, je vous prie, cessez ces reproches cruels, que je ne mérite pas & que je ne mériterai jamais.


Scène IX.

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, LE VICOMTE, s’arrêtant dans le fond.
La Marquise.

Eh ! ne voulez-vous pas vous éloigner, me fuir ? vous Chevalier ?

Le Chevalier.

Ah !

La Marquise.

Les difficultés vous rebutent, rien ne peut vous arrêter.

Le Chevalier.

Décidez de mon sort, Madame, je ne veux que ce que vous ordonnerez.

Le Vicomte, à part.

Fort bien. Ma Niéce à raison, mon Neveu est aimé de la Marquise.

La Marquise.

Si je vous eusse épousé, je vous aurois sans doute déjà perdu.

Le Chevalier.

Vous pourriez le penser ? Mais que dis-je ? Toujours trompé par ce que je desire.

La Marquise.

Il y faut donc renoncer ! Ah, pourquoi ne puis-je cesser de vous aimer !

Le Vicomte, avançant.

À merveille, Marquise !

La Marquise interdite.

Quoi, Monsieur,…

Le Vicomte.

Je me réjouis de vous voir enfin sensible.

La Marquise.

Que lui dirai-je ? Haut & souriant. Vous croyez donc, Monsieur, que réellement…

Le Vicomte.

Parbleu, je crois ce que je vois & ce que j’entends. À part. Elle est embarrassée.

Le Chevalier, à part.

Il ne paroît point fâché de ce qu’il a entendu.

La Marquise.

Je ris de bon cœur de l’erreur où vous êtes ; mais il m’est aisé de la détruire.

Le Vicomte.

Celui-ci est fort bon. Et comment ?

La Marquise.

Vous ne vous êtes pas apperçu que c’est une Scène de Comédie que nous répétons, Monsieur le Chevalier & moi.

Le Vicomte.

Cette ruse est très-ingénieuse.

La Marquise.

Une ruse ?

Le Vicomte.

Sans doute.

La Marquise.

Monsieur, je vous prie de croire…

Le Vicomte.

Je croirai tout ce que vous voudrez ; mais pour le mieux prouver, dites-moi de quelle Pièce est cette Scène ?

La Marquise.

De quelle Pièce ?

Le Vicomte.

Oui, faut-il rêver long-tems pour dire cela ?

La Marquise.

Cela est… d’une Pièce nouvelle.

Le Vicomte.

Et qui s’appelle ?

La Marquise.

Qui s’appelle… le… la… Monsieur le Chevalier, aidez-moi donc à dire.

Le Chevalier.

Je ne m’en souviens pas, Madame.

Le Vicomte.

Qu’a-t-il donc ? Il est tout ému. Cette Scène m’a bien l’air d’un impromptu dicté par l’Amour.

La Marquise, bas au Chevalier.

Remettez-vous donc.

Le Chevalier, à part & surpris.

Il ne me paroît point jaloux.

Le Vicomte.

On ne me trompe pas aisément ; dans ma jeunesse j’ai fait de très-bons tours & je m’y connois. Allons, avouez-moi.

La Marquise.

Quoi donc, Monsieur ?

Le Vicomte.

Je ne vois pas les raisons que vous auriez de vous taire.

Le Chevalier, à part & surpris.

Il ne l’aime pas

La Marquise.

Des raisons ?

Le Vicomte.

Oui. Tenez, avec votre embarras à tous deux, la confidence est à moitié faite ; je vois que vous vous aimez, eh bien j’en suis ravi ; parce que je ne vois rien qui s’oppose à votre bonheur & que si vous voulez que je vous le dise, Madame ; c’est tout ce que je desire que de vous voir épouser mon Neveu, je n’osois vous le proposer.

Le Chevalier, à part.

Ô Ciel ! serois-je assez heureux…

Le Vicomte.

Répondez-moi donc, Madame, ou bien parle, toi, mon Neveu ?

Le Chevalier.

Mon Oncle…

La Marquise.

Non, Monsieur, laissez-moi dire. Au Vicomte. Je vous avouerai, Monsieur, que vous avez pénétré une partie de ce qui se passe ; mais vous ignorez quel est mon malheur.

Le Vicomte.

Eh, où diable peut-il être ? Je ne le comprends pas.

La Marquise.

Depuis plus de six mois, j’aime Monsieur Votre Neveu.

Le Chevalier, à part.

Qu’entens-je ? seroit-il possible ?

La Marquise.

J’ai cru que je pourrois toucher son cœur…

Le Vicomte.

Eh bien ?

Le Chevalier, bas à la Marquise.

Madame, qu’allez-vous dire ?

La Marquise, au Chevalier.

Ne m’interrompez pas. Au Vicomte. Prévenu d’une autre passion, pour un objet qui le mérite sans doute davantage, je le dis à ma honte, il m’a résisté.

Le Vicomte.

Quoi, Monsieur ?…

La Marquise.

Ah, ne vous fâchez pas contre lui, il n’est sûrement pas coupable ; j’aurois tort de l’accuser, & je serois au désespoir d’être cause du malheur qu’il auroit de vous déplaire.

Le Chevalier.

En vérité, mon Oncle…

La Marquise, bas au Chevalier.

Ne me démentez pas, ou vous me perdez.

Le Vicomte.

Que lui faut-il donc de mieux ? Je ne comprends rien à tout ce qui se passe à prêtent. On pense à l’Angloise, on chante à l’Italienne, on danse à l’Allemande, on s’habille à la Prussienne ; apparemment qu’on aimera à la Turque : ces Messieurs sont les petits Sultans, ils dédaignent les Femmes dont ils sont aimés. Où trouvera-t-il quelqu’un qui vous ressemble, Madame, qui soit aussi parfaite en tous points ? Il vous épousera où je le déshériterai.

La Marquise.

Arrêtez, Monsieur, qu’ai-je à lui reprocher ? Est-il possible de régler ses inclinations ? est-on maître de son cœur ? Quand il m’épouseroit, puisqu’il ne sauroit m’aimer, je n’en serois pas plus heureuse. Au-lieu de le punir, songez qu’il ne pouvoit pas prévoir les sentimens que j’aurois pour lui, & que celle qu’il aime lui fera sans doute mériter que vous lui continuiez vos bontés.

Le Vicomte.

Celle qu’il aime ! Ah, oui, il n’a qu’à s’y attendre, je crois que c’est une jolie personne ! Je le fais venir passer l’hiver à Paris, pour éviter qu’il ne s’amourache en Province, de quelqu’un qui ne me conviendroit sûrement pas ; il se présente ici une Femme charmante, adorable & Monsieur ne peut pas l’aimer. Qu’il ne croie pas que j’approuve ses folies : non ; je vais le faire partir, dès ce moment, pour son Régiment. Ah ! je lui apprendrai…

Le Chevalier.

Mais, mon Oncle…

Le Vicomte.

Je n’écoute rien. Envoie chercher des chevaux & prépare tout pour ton départ.

La Marquise alarmée.

Eh, Monsieur, par ce départ, que voulez-vous que devienne celle dont il est aimé ?

Le Vicomte.

Tout ce qu’elle voudra.

La Marquise.

Monsieur, je vous conjure…

Le Vicomte.

Vous êtes trop bonne ; non, Madame. Allons, Monsieur, sortez d’ici & laissez-nous.

Le Chevalier, désespéré.

Que devenir ? Allons trouver la Comtesse. Il sort, & la Marquise se laisse tomber dans un fauteuil.


Scène X.

LA MARQUISE, LE VICOMTE.
Le Vicomte, à part.

Je ne comprends rien à tout ceci.

La Marquise.

Monsieur, vous me désespérez de traiter le Chevalier avec cette rigueur. Combien il va me haïr, si je suis la cause de son malheur ! je vous en supplie, qu’il ne parte point encore.

Le Vicomte.

Cessez de me parler pour lui, Madame, il ne mérite pas vos regrets. Oubliez un ingrat, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

La Marquise.

Mais, Monsieur…

Le Vicomte.

Faites-moi, je vous prie, la grace de m’entendre, Madame ; vous savez combien je vous suis attaché : vous êtes belle, spirituelle, généreuse ; je vous reprochois tantôt votre indifférence, votre insensibilité, je ne connoissois pas votre cœur ; il sait aimer avec vivacité, avec délicatesse ; ces nouvelles qualités que je découvre en vous, vous embellissent encore ; une ame tendre rend la beauté plus touchante, il est impossible de lui résister ; enfin, Madame, oserai-je vous le dire ? Vous venez de me rendre jaloux de mon Neveu, & c’est cette jalousie qui m’apprend à quel point je vous aime ; j’ai cru que c’étoit la pitié qui me parloit pour vous, en apprenant que vous aviez le malheur d’aimer un ingrat & je me trompois, c’étoit l’amour.

La Marquise, se récriant.

Que dites-vous, Monsieur ?

Le Vicomte.

Oui, Madame, je vous aime à la fureur ; il vous faut une distraction aux maux que vous souffrez, une consolation ; j’espère que vous la trouverez en moi. Je ne suis pas aussi jeune que mon Neveu ; mais je ne suis pas vieux encore. Si vous voulez un Mari, qui n’aime que vous, un Mari raisonnable, qui sente tout ce que vous valez, personne ne le sait mieux que moi ; le Chevalier sera désespéré, & vous serez vengée ?

La Marquise.

Qui, moi ! pour me venger d’un homme que j’aime, je consentirois à le dépouiller de ses biens ?

Le Vicomte.

Ils ne seront jamais à lui, Madame. J’aurois pu ne pas me marier, mais vous me faites trop connoître ce que vaut une Femme estimable, pour renoncer à cette union ; je prends mon parti sur-le-champ, n’hésitez pas non plus, rendez-vous à mon empressement.

La Marquise.

Ah ! laissez-moi du moins le tems d’oublier un ingrat !

Le Vicomte.

Pour oublier un ingrat, un instant doit suffire.

La Marquise.

Me croyez-vous assez légère…

Le Vicomte.

Il n’y a pas de légèreté à cela ; ce n’est pas de l’amour que je vous demande, je ne suis pas assez vain pour me flatter de vous en inspirer ; mais ma franchise, le desir que j’ai de mériter vos bontés, mes soins, un entier dévouement, parviendront sûrement à vous toucher & avec cela je suis sûr d’être heureux.

La Marquise.

Ne précipitons rien, Monsieur, & laissez-moi penser à tout ce que vous me venez de dire.

Le Vicomte.

Vous n’y penserez point, vous ne vous occuperez que de mon Neveu, votre douleur s’accroîtra, il faut la combattre la vaincre ; & pour cela, il n’y a pas un moment à perdre. Laissez-moi faire, je vais envoyer chercher mon Notaire, le Contrat sera fait dans l’instant, vous le signerez & tout le passé sera bientôt oublié. Il s’en va.

La Marquise.

Arrêtez, Monsieur, je vous le demande en grace.

Le Vicomte.

Non, non ; je ne vous écoute plus. Il sort.


Scène XI.

LA MARQUISE, LA COMTESSE.
La Marquise.

Dieux, qu’ai-je fait ! dans quel embarras viens-je de me plonger !

La Comtesse.

Ah ! ma chère Marquise, dans quel état vous voilà !

La Marquise.

Je me suis perdue, Madame, & par ma faute !

La Comtesse.

Mon Frère m’a tout dit ; je ne vous comprends pas.

La Marquise.

Je ne pouvois pas prévoir ce qui arriveroit, vous ne savez pas quel est l’excès de mon malheur ; le Chevalier ne vous a pas tout dit.

La Comtesse.

Quoi donc, que peut-il y avoir de plus ?

La Marquise.

Votre Oncle veut que je l’épouse ; je ruine votre malheureux Frère.

La Comtesse.

Vous, épouser mon Oncle ?

La Marquise.

Je vous dis, qu’il le veut.

La Comtesse.

Et vous y consentiriez ?

La Marquise.

Je suis désesperée ! Aidez-moi à rompre ce mariage, je crains votre Oncle, ma chère Comtesse, il m’a long-tems servi de Père, sans vous comment réussirois-je à le détourner de ce projet ?

La Comtesse.

Qu’est-ce que c’est donc que tout cela ?

La Marquise.

C’est ma faute, vous dis-je.

La Comtesse.

Il faut tout réparer & promptement.

La Marquise.

Et comment guérir votre Onde de l’amour qu’il a pris pour moi ? L’ingratitude dont j’ai accusé devant lui le Chevalier, a fait qu’il m’a plaint, qu’il s’est attendri, & je crains, que quelque chose que nous fassions, il ne veuille jamais me céder à son Neveu.

La Comtesse.

Il aime le Chevalier ; qu’il lui parle, & je ne désespère encore de rien.

La Marquise.

Vous voulez calmer mes craintes ; mais, ma chère Comtesse, votre Frère me pardonnera-t-il de l’avoir perdu dans l’esprit du Vicomte ? Que pensera-t-il de moi ? Je dois lui paroître extravagante, j’ai fait tout ce qu’il falloit pour détruire son amour, il doit me haïr, il ne comprendra même jamais, après ce qui vient d’arriver, que j’aye pu l’aimer. Dois-je lui dire le motif qui m’a fait agir, pourra-t-il en être convaincu ?

La Comtesse.

Songez donc qu’il vous aime, & qu’il sera trop heureux de savoir enfin qu’il est aimé de vous. Consentez à le voir.

La Marquise.

Hélas ! je le crains, autant que je le desire !


Scène XII.

LA MARQUISE, LA COMTESSE, LA FRANCE.
La France, accourant.

Ah ! Madame la Comtesse, c’est vous que je cherche ; mon Maître est dans un état qui vous feroit pitié ; il veut se tuer, puis il veut partir pour ne revenir jamais dans ce païs-ci ; il est au désespoir.

La Marquise, soupirant.

Et c’est moi qui suis la cause de tout cela !

La France.

Je crois que oui, Madame ; car il soupire, il vous nomme, il lève les yeux au Ciel, & puis il tombe dans un fauteuil, en pleurant à chaudes larmes.

La Comtesse.

La France, dites-lui de venir ici.

La France.

Ah ! peut-être il ne m’entendra pas, car il est comme un égaré.

La Comtesse.

Dites-lui que c’est la Marquise qui le demande, en la nommant, vous serez bien sûr d’être entendu.

La France.

Allons.


Scène XIII.

LA MARQUISE, LA COMTESSE.
La Marquise, soupirant.

Que de reproches j’ai à me faire ! le Vicomte ne sera-t-il pas outré contre moi, quand il apprendra que je l’ai joué ? Je me meurs de douleur !

La Comtesse.

Ah ! Marquise, ayez plus de courage, l’amour fait tout excuser.

La Marquise.

Puissiez-vous ne pas trop me flatter ! voici votre Oncle.

La Comtesse.

Et mon Frère.

La Marquise.

Je tremble.


Scène dernière.

LA MARQUISE, LA COMTESSE, LE VICOMTE, LE CHEVALIER, qui entre par une autre porte que le Vicomte.
Le Vicomte.

Madame, tout est arrangé, le contrat est tout prêt, & il n’y a plus qu’à signer. Au Chevalier. Ah ! vous voilà, Monsieur, j’en suis bien-aise, vous signerez aussi.

Le Chevalier.

Quoi, mon Oncle, serois-je assez heureux… Mais je m’égare

La Marquise, au Vicomte.

Ah ! Monsieur, arrêtez. Il faut vous l’avouer, je vous ai trompé en vous disant que le Chevalier ne m’aimoit pas, je l’ai trompé lui-même en lui laissant ignorer combien je l’aime, je ne voulois que retarder le moment qui pourroit nous unir, pour m’assurer davantage de son amour.

Le Chevalier.

Seroit-il bien possible.

La Marquise.

Oui, Chevalier.

Le Chevalier.

Ah ! Madame, j’en mourrai de joie !

La Marquise.

Vous ne savez pas quel est l’excès de notre malheur.

Le Chevalier.

Que dites-vous, Madame ? Je frémis !

Le Vicomte, à la Marquise.

Vous l’aimiez & il vous aimoit ?

Le Chevalier.

Ah ! mon Oncle, je l’adorois, elle le savoit bien. Si mon bonheur dépend de vous, quel autre projet pourriez-vous former ? qui voudriez-vous me préférer.

La Marquise.

Monsieur, vous m’avez toujours regardé comme votre Fille, vous aimez votre Neveu, si vous nous séparez, non-seulement vous ferez notre malheur, mais vous serez au désespoir de l’avoir causé.

Le Vicomte.

Je vous l’ai dit, le contrat est tout prêt & vous le signerez tous les deux.

La Marquise.

Non, Monsieur, non, jamais.

Le Chevalier.

Mon Oncle…

Le Vicomte.

Je vous réponds que vous le signerez : ne suis-je pas ton Oncle ? Ne suis-je pas votre Tuteur ?

La Marquise.

Ce titre vous donne-t-il le droit de me tyranniser, Monsieur, de me marier malgré moi ?

Le Vicomte.

Je ne vois pas où est le malheur d’épouser un homme qui vous aime & que vous aimez.

La Marquise.

Que j’aime, moi ?

Le Vicomte.

Oui, vous ne pourrez vous en défendre.

La Marquise.

Au contraire, Monsieur, je vais vous détester ; puisque vous me forcez de vous le dire.

Le Vicomte.

Vous ne me détesterez point, j’en suis sûr, quand vous verrez que j’assure tout mon bien…

La Marquise.

Eh, Monsieur, le bien seul fait-il le bonheur ? Je n’ai que faire du vôtre.

Le Vicomte.

Non ; mais l’égalité est nécessaire dans le mariage, & mon Neveu a besoin du mien pour vous épouser, & c’est ce contrat-la que je veux que vous signiez tous les deux.

La Marquise, avec joie.

Quoi, Monsieur…

Le Vicomte.

Mais dans l’instant.

Le Chevalier.

Ah ! mon Oncle ! Il l’embrasse.

Le Vicomte.

Si vous retardiez, Madame, je n’y consentirois plus.

Le Chevalier.

Ah ! Madame !…

La Marquise.

Chevalier, croyez-vous que je puisse hésiter un instant, après la crainte que j’ai eue de vous perdre, & tous les regrets que j’ai eus de vous avoir autant tourmenté ? Au Vicomte. Mais, Monsieur, est-il bien vrai que notre bonheur soit aussi sûr ?

Le Vicomte.

En pouvez-vous douter ? Quel plaisir trouverois-je à détruire le bonheur de deux personnes qui me sont chères, & qui s’aiment autant ; n’est-il pas bien doux au contraire de l’assurer ?

La Marquise.

Pourquoi donc ?…

Le Vicomte.

Je savois ce qui se passoit, vous avez voulu me tromper, Marquise, & je m’en suis vengé en terminant enfin toutes vos irrésolutions, & en vous donnant un homme d’affaires, qui en faisant les vôtres, fera mieux les siennes que je ne les faisois.

La Marquise.

Ah ! ma chère Comtesse, vous m’avez trahie !

La Comtesse.

Non, mon Frère n’a appris que par vous qu’il étoit aimé ; mon Oncle seul en étoit instruit.

La Marquise.

Je vous le pardonne ; puisque vous avez hâté le moment où je devois être votre Sœur. Elle l’embrasse.

La Comtesse.

Je puis vous assurer que vous ne me le reprocherez jamais.

La Marquise.

Chevalier, si j’ai pu douter de votre constance après le mariage, ce n’est pas à moi qu’il faut s’en prendre ; c’est aux exemples qu’on en voit arriver tous les jours.

Le Chevalier.

Votre tendresse pour moi, ne surpassera jamais celle que j’aurai toute ma vie…

Le Vicomte.

Allons, allons, avec toutes ces assurances de tendresse-là, ils vont oublier de signer leur contrat. Voilà comme rien ne finit.

FIN.