Tite et Bérénice/Acte II

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Tite et Bérénice
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome VII (p. 215-229).
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ACTE II.


Scène première.

TITE, FLAVIAN.
TITE.

Quoi ? Des ambassadeurs que Bérénice envoie
Viennent ici, dis-tu, me témoigner sa joie,
M’apporter son hommage, et me féliciter
Sur ce comble de gloire où je viens de monter ?

FLAVIAN.

355En attendant votre ordre, ils sont au port d’Ostie.

TITE.

Ainsi, grâces aux Dieux, sa flamme est amortie ;
Et de pareils devoirs sont pour moi des froideurs,
Puisqu’elle s’en rapporte à ses ambassadeurs.
Jusqu’après mon hymen remettons leur venue :
360J’aurois trop à rougir si j’y souffrois leur vue,
Et recevois les yeux de ses propres sujets
Pour envieux témoins du vol que je lui fais ;
Car mon cœur fut son bien à cette belle reine,
Et pourroit l’être encor, malgré Rome et sa haine,
365Si ce divin objet, qui fut tout mon désir,
Par quelque doux regard s’en venoit ressaisir.
Mais du haut de son trône elle aime mieux me rendre
Ces froideurs que pour elle on me força de prendre.
Peut-être, en ce moment que toute ma raison
370Ne sauroit sans désordre entendre son beau nom,

Entre les bras d’un autre un autre amour la livre :
Elle suit mon exemple, et se plaît à le suivre :
Et ne m’envoie ici traiter de souverain
Que pour braver l’amant qu’elle charmoit en vain.

FLAVIAN.

375Si vous la revoyiez, je plaindrois Domitie.

TITE.

Contre tous ses attraits ma raison endurcie
Feroit de Domitie encor la sûreté ;
Mais mon cœur auroit peu de cette dureté.
N’aurois-tu point appris qu’elle fût infidèle,
380Qu’elle écoutât les rois qui soupirent pour elle ?
Dis-moi que Polémon[1] règne dans son esprit,
J’en aurai du chagrin, j’en aurai du dépit,
D’une vive douleur j’en aurai l’âme atteinte ;
Mais j’épouserai l’autre avec moins de contrainte ;
385Car enfin elle est belle, et digne de ma foi ;
Elle auroit tout mon cœur, s’il étoit tout à moi.
La noblesse du sang, la grandeur de courage,
Font avec son mérite un illustre assemblage :
C’est le choix de mon père ; et je connois trop bien
390Qu’à choisir en César ce doit être le mien.
Mais tout mon cœur renonce à lui faire justice,
Dès que mon souvenir lui rend sa Bérénice.

FLAVIAN.

Si de tels souvenirs vous sont encor si doux,
L’hyménée a, Seigneur, peu de charmes pour vous.

TITE.

395Si de tels souvenirs ne me faisoient la guerre,
Seroit-il potentat plus heureux sur la terre ?
Mon nom par la victoire est si bien affermi,

Qu’on me croit dans la paix un lion endormi :
Mon réveil incertain du monde fait l’étude ;
400Mon repos en tous lieux jette l’inquiétude ;
Et tandis qu’en ma cour les aimables loisirs
Ménagent l’heureux choix des jeux et des plaisirs,
Pour envoyer l’effroi sous l’un et l’autre pôle,
Je n’ai qu’à faire un pas et hausser la parole[2].
405Que de félicité, si mes vœux imprudents
N’étoient de mon pouvoir les seuls indépendants !
Maître de l’univers sans l’être de moi-même[3],
Je suis le seul rebelle à ce pouvoir suprême :
D’un feu que je combats je me laisse charmer,
410Et n’aime qu’à regret ce que je veux aimer.
En vain de mon hymen Rome presse la pompe :
J’y veux de la lenteur, j’aime qu’on l’interrompe,
Et n’ose résister aux dangereux souhaits
De préparer toujours et n’achever jamais.

FLAVIAN.

415Si ce dégoût, seigneur, va jusqu’à la rupture,

Domitie aura peine à souffrir cette injure :
Ce jeune esprit, qu’entête et le sang de Néron[4]
Et le choix qu’en Syrie on fit de Corbulon[5],
S’attribue à l’empire un droit imaginaire,
420Et s’en fait, comme vous, un rang héréditaire.
Si de votre parole un manque surprenant
La jette entre les bras d’un homme entreprenant,
S’il l’unit à quelque âme assez fière et hautaine
Pour servir son orgueil et seconder sa haine,
425Un vif ressentiment lui fera tout oser :
En un mot, il vous faut la perdre, ou l’épouser.

TITE.

J’en sais la politique, et cette loi cruelle
A presque fait l’amour qu’il m’a fallu pour elle.
Réduit au triste choix dont tu viens de parler,
430J’aime mieux, Flavian, l’aimer que l’immoler,
Et ne puis démentir cette horreur magnanime
Qu’en recevant le jour je conçus pour le crime.
Moi qui seul des Césars me vois en ce haut rang
Sans qu’il en coûte à Rome une goutte de sang,
420Moi que du genre humain on nomme les délices[6],
Moi qui ne puis souffrir les plus justes supplices[7],
Pourrois-je autoriser une injuste rigueur
À perdre une héroïne à qui je dois mon cœur ?
Non : malgré les attraits de sa belle rivale,

440Malgré les vœux flottants de mon âme inégale,
Je veux l’aimer, je l’aime ; et sa seule beauté
Pouvoit me consoler de ce que j’ai quitté.
Elle seule en ses yeux porte de quoi contraindre
Mes feux à s’assoupir, s’ils ne peuvent s’éteindre,
445De quoi flatter mon âme, et forcer mes douleurs
À souhaiter du moins de n’aimer plus ailleurs.
Mais je ne vois pas bien que j’en sois encor maître :
Dès que ma flamme expire, un mot la fait renaître,
Et mon cœur malgré moi rappelle un souvenir
450Que je n’ose écouter et ne saurois bannir.
Ma raison s’en veut faire en vain un sacrifice :
Tout me ramène ici, tout m’offre Bérénice ;
Et même je ne sais par quel pressentiment
Je n’ai souffert personne en son appartement ;
455Mais depuis cet adieu, si cruel et si tendre,
Il est demeuré vide, et semble encor l’attendre.
Va, fais porter mon ordre à ses ambassadeurs :
C’est trop entretenir d’inutiles ardeurs ;
Il est temps de chercher qui m’en puisse distraire,
460Et le ciel à propos envoie ici mon frère.

FLAVIAN.

Irez-vous au sénat ?

TITE.

Irez-vous au sénat ?Non ; il peut s’assembler
Sur ce déluge ardent qui nous a fait trembler,
Et pourvoir sous mon ordre aux affreuses ruines
Dont ses feux ont couvert les campagnes voisines[8].


Scène II.

TITE, DOMITIAN, ALBIN.
DOMITIAN.

465Puis-je parler, seigneur, et de votre amitié
Espérer une grâce à force de pitié ?
Je me suis jusqu’ici fait trop de violence,
Pour augmenter encor mes maux par mon silence.
Ce que je vais vous dire est digne du trépas ;
470Mais aussi j’en mourrai, si je ne le dis pas.
Apprenez donc mon crime, et voyez s’il faut faire
Justice d’un coupable, ou grâce aux vœux d’un frère.
 J’ai vu ce que j’aimois choisi pour être à vous,
Et je l’ai vu longtemps sans en être jaloux.
475Vous n’aimiez Domitie alors que par contrainte :
Vous vous faisiez effort, j’imitois votre feinte ;
Et comme aux lois d’un père il falloit obéir,
Je feignois d’oublier, vous de ne point haïr.
Le ciel, qui dans vos mains met sa toute-puissance,
480Ne met-il point de borne à cette obéissance ?
La faut-il à son ombre, et que ce même effort
Vous déchire encor l’âme et me donne la mort ?

TITE.

Souffrez sur cet effort que je vous désabuse.
Il fut grand, et de ceux que tout le cœur refuse :
485Pour en sauver le mien, je fis ce que je pus ;
Mais ce qui fut effort à présent ne l’est plus.
Sachez-en la raison. Sous l’empire d’un père
Je murmurai toujours d’un ordre si sévère,
Et cherchai les moyens de tirer en longueur
490Cet hymen qui vous gêne et m’arrachoit le cœur.
Son trépas a changé toutes choses de face :
J’ai pris ses sentiments lorsque j’ai pris sa place ;

Je m’impose à mon tour les lois qu’il m’imposoit,
Et me dis après lui tout ce qu’il me disoit.
495J’ai des yeux d’empereur, et n’ai plus ceux de Tite ;
Je vois en Domitie un tout autre mérite,
J’écoute la raison, j’en goûte les conseils,
Et j’aime comme il faut qu’aiment tous mes pareils.
Si dans les premiers jours que vous m’avez vu maître
500Votre feu mal éteint avoit voulu paroître,
J’aurois pu me combattre et me vaincre pour vous ;
Mais si près d’un hymen si souhaité de tous,
Quand Domitie a droit de s’en croire assurée,
Que le jour en est pris, la fête préparée,
505Je l’aime, et lui dois trop pour jeter sur son front
L’éternelle rougeur d’un si mortel affront.
Rome entière et ma foi l’appellent à l’empire :
Voyez mieux de quel œil on m’en verroit dédire,
Ce qu’ose se permettre une femme en fureur,
510Et combien Rome entière auroit pour moi d’horreur.

DOMITIAN.

Elle n’en auroit point de vous voir pour un frère
Faire autant que pour elle il vous a plu de faire.
Seigneur, à vos bontés laissez un libre cours ;
Qui se vainc une fois peut se vaincre toujours :
515Ce n’est pas un effort que votre âme redoute.

TITE.

Qui se vainc une fois sait bien ce qu’il en coûte :
L’effort est assez grand pour en craindre un second.

DOMITIAN.

Ah ! si votre grande âme à peine s’en répond,
La mienne, qui n’est pas d’une trempe si belle,
520Réduite au même effort, Seigneur, que fera-t-elle ?

TITE.

Ce que je fais, mon frère : aimez ailleurs.

DOMITIAN.

Ce que je fais, mon frère : aimez ailleurs.Hélas !

Ce qui vous fut aisé, seigneur, ne me l’est pas.
Quand vous avez changé, voyiez-vous Bérénice ?
De votre changement son départ fut complice ;
525Vous l’aviez éloignée, et j’ai devant les yeux,
Je vois presqu’en vos bras ce que j’aime le mieux.
Jugez de ma douleur par l’excès de la vôtre,
Si vous voyiez la reine entre les bras d’un autre ;
Contre un rival heureux épargneriez-vous rien,
530À moins que d’un respect aussi grand que le mien ?

TITE.

Vengez-vous, j’y consens ; que rien ne vous retienne.
Je prends votre maîtresse ; allez, prenez la mienne.
Épousez Bérénice, et…

DOMITIAN.

Épousez Bérénice, et…Vous n’achevez point,
Seigneur : ne pourriez-vous aimer jusqu’à ce point ?

TITE.

535Oui, si je ne craignois pour vous l’injuste haine
Que Rome concevroit pour l’époux d’une reine.

DOMITIAN.

Dites, dites, seigneur, qu’il est bien malaisé
De céder ce qu’adore un cœur bien embrasé ;
Ne vous contraignez plus, ne gênez plus votre âme,
540Satisfaites en maître une si belle flamme ;
Quand vous aurez su dire une fois : « je le veux, »
D’un seul mot prononcé vous ferez quatre heureux.
Bérénice est toujours digne de votre couche,
Et Domitie enfin vous parle par ma bouche ;
545Car je ne saurois plus vous le taire ; oui, Seigneur,
Vous en voulez la main, et j’en ai tout le cœur :
Elle m’en fit le don dès la première vue,
Et ce don fut l’effet d’une force imprévue,
De cet ordre du ciel qui verse en nos esprits
550Les principes secrets de prendre et d’être pris.

Je vous dirois, Seigneur, quelle en est la puissance,
Si vous ne le saviez par votre expérience.
Ne rompez[9] pas des nœuds et si forts et si doux :
Rien ne les peut briser que le trépas, ou vous ;
555Et c’est un triste honneur pour une si grande âme,
Que d’accabler un frère et contraindre une femme.

TITE.

Je ne contrains personne ; et de sa propre voix
Nous allons, vous et moi, savoir quel est son choix.


Scène III.

TITE, DOMITIAN, DOMITIE, ALBIN, PLAUTINE.
TITE.

Parlez, parlez, Madame, et daignez nous apprendre
560Où porte votre cœur, ce qu’il sent de plus tendre,
Qui le possède entier de mon frère ou de moi ?

DOMITIE.

En doutez-vous, Seigneur, quand vous avez ma foi ?

TITE.

J’aime à n’en point douter, mais on veut que j’en doute :
On dit que cette foi ne vous donne pas toute,
565Que ce cœur reste ailleurs. Parlez en liberté,
Et n’en consultez point cette noble fierté,
Ce digne orgueil du sang que mon rang sollicite :
De tout ce que je suis ne regardez que Tite ;
Et pour mieux écouter vos désirs les plus doux,
570Entre le prince et moi ne regardez que vous.

DOMITIE.

Qu’avez-vous dit de moi, prince ?

DOMITIAN.

Qu’avez-vous dit de moi, prince ?Que dans votre âme
Vous laissez vivre encor notre première flamme ;
Et qu’en faveur du rang si vous m’osez trahir,
Ce n’est pas tant aimer, Madame, qu’obéir.
575C’est en dire un peu plus que vous n’aviez envie ;
Mais il y va de vous, il y va de ma vie ;
Et qui se voit si près de perdre tout son bien,
Se fait armes de tout, et ne ménage rien.

DOMITIE.

Je ne sais de vous deux, Seigneur, à ne rien feindre,
580Duquel je dois le plus me louer ou me plaindre.
C’est aimer assez mal, que remettre tous deux
Au choix de mes desirs le succès de vos vœux ;
Et cette liberté par tous les deux offerte
Montre que tous les deux peuvent souffrir ma perte,
585Et que tout leur amour est prêt à consentir
Que mon cœur ou ma foi veuille se démentir.
Je me plains de tous deux, et vous plains l’un et l’autre,
Si pour voir tout ce cœur vous m’ouvrez tout le vôtre.
Le prince n’agit pas en amant fort discret ;
590S’il ne m’impose rien, il trahit mon secret :
Tout ce qu’il vous en dit m’offense ou vous abuse.
Mais ce que fait l’amour, l’amour aussi l’excuse[10].
Vous, seigneur, je croyois que vous m’aimiez assez
Pour m’épargner le trouble où vous m’embarrassez,
595Et laisser pour couleur à mon peu de constance
La gloire d’obéir à la toute-puissance :
Vous m’ôtez cette excuse, et me voulez charger
De ce qu’a d’odieux la honte de changer.
Si le prince en mon cœur garde encor même place,
600C’est manquer de respect que vous le dire en face ;

Et si mon choix pour vous n’est point violenté,
C’est trop d’ambition et d’infidélité.
Ainsi des deux côtés tout sert à me confondre.
J’ai cent choses à dire, et rien à vous répondre ;
605Et ne voulant déplaire à pas un de vous deux,
Je veux, ainsi que vous, douter où vont mes vœux.
Ce qui le plus m’étonne en cette déférence
Qui veut du cœur entier une entière assurance,
C’est que dans ce haut rang vous ne vouliez pas voir
610Qu’il n’importe du cœur quand on sait son devoir[11],
Et que de vos pareils les hautes destinées
Ne le consultent point sur ces grands hyménées.

TITE.

Si le vôtre, Madame, était de moindre prix…
Mais que veut Flavian ?


Scène IV

TITE, DOMITIAN, DOMITIE, PLAUTINE, FLAVIAN, ALBIN.
FLAVIAN.

Mais que veut Flavian ?Vous en serez surpris,
615Seigneur, je vous apporte une grande nouvelle :
La reine Bérénice…

TITE.

La reine Bérénice…Eh bien ! est infidèle ?
Et son esprit, charmé par un plus doux souci…

FLAVIAN.

Elle est dans ce palais, Seigneur ; et la voici[12].


Scène V.

TITE, DOMITIAN, BÉRÉNICE, DOMITIE, FLAVIAN, ALBIN, PHILON, PLAUTINE.
TITE.

Ô dieux ! est-ce, Madame, aux reines de surprendre ?
620Quel accueil, quels honneurs peuvent-elles attendre,
Quand leur surprise envie au souverain pouvoir
Celui de donner ordre à les bien recevoir ?

BÉRÉNICE.

Pardonnez-le, Seigneur, à mon impatience.
J’ai fait sous d’autres noms demander audience :
625Vous la donniez trop tard à mes ambassadeurs ;
Je n’ai pu tant attendre à voir tant de grandeurs ;
Et quoique par vous-même autrefois exilée,
Sans ordre et sans aveu je me suis rappelée,
Pour être la première à mettre à vos genoux
630Le sceptre qu’à présent je ne tiens que de vous,
Et prendre sur les rois cet illustre avantage
De leur donner l’exemple à vous en faire hommage.
Je ne vous dirai point avec quelles langueurs
D’un si cruel exil j’ai souffert les longueurs :
Vous savez trop…

TITE.

635Vous savez trop…Je sais votre zèle, et l’admire,
Madame ; et pour me voir possesseur de l’empire,
Pour me rendre vos soins, je ne méritois pas
Que rien vous pût résoudre à quitter vos États,
Qu’une si grande reine en formât la pensée.
640Un voyage si long vous doit avoir lassée.
Conduisez-la, mon frère, en son appartement[13].

Vous, faites-l’y servir aussi pompeusement,
Avec le même éclat qu’elle s’y vit servie
Alors qu’elle faisoit le bonheur de ma vie.


Scène VI.

TITE, DOMITIE, PLAUTINE, PHILON.
DOMITIE.

645Seigneur, faut-il ici vous rendre votre foi ?
Ne regardez que vous entre la reine et moi ;
Parlez sans vous contraindre, et me daignez apprendre
Où porte votre cœur ce qu’il sent de plus tendre[14].

TITE.

Adieu, Madame, adieu. Dans le trouble où je suis,
650Me taire et vous quitter, c’est tout ce que je puis.


Scène VII.

DOMITIE, PLAUTINE.
DOMITIE.

Se taire et me quitter ! Après cette retraite,
Crois-tu qu’un tel arrêt ait besoin d’interprète ?

PLAUTINE.

Oui, Madame ; et ce n’est que dérober au jour ;
Que vous cacher le trouble où le met ce retour.

DOMITIE.

655Non, non, tu l’as voulu, Plautine, que je vinsse
Désavouer ici les vanités du prince,
Empêcher qu’un amant dont je n’ai pas le cœur
Ne cédât ma conquête à mon premier vainqueur :

Vois la honte qu’ainsi je me suis attirée.
660Quand sa reine[15] a paru, m’a-t-il considérée ?
A-t-il jeté les yeux sur moi qu’en me quittant ?

PLAUTINE.

Pensez-vous que sa reine ait l’esprit plus content ?
Avant que vous quitter, lui-même il l’a bannie.

DOMITIE.

Oui, mais avec respect, avec cérémonie,
665Avec des yeux enfin qui l’éloignant des miens,
Lui promettoient assez de plus doux entretiens.
Tu me diras encor que la chose est égale,
Que s’il m’ose quitter, il chasse ma rivale.
Mais pour peu qu’il m’aimât, du moins il m’auroit dit
670Que je garde en son âme encor même crédit :
Il m’en auroit donné des sûretés nouvelles,
Il m’en auroit laissé quelques marques fidèles.
S’il me vouloit cacher le trouble où je le voi,
La plus mauvaise excuse étoit bonne pour moi.
675Mais pour toute réponse, il se tait, et me quitte ;
Et tu ne peux souffrir que mon cœur s’en irrite !
Tu veux, lorsque lui-même ose se déclarer,
Que je me flatte encore assez pour espérer !
C’est avec le perfide être d’intelligence.
680Sans me flatter en vain, courons à la vengeance ;
Faisons voir ce qu’en moi peut le sang de Néron,
Et que je suis de plus fille de Corbulon.

PLAUTINE.

Vous l’êtes ; mais enfin c’est n’être qu’une fille,
Que le reste impuissant d’une illustre famille.
685Contre un tel empereur où prendrez-vous des bras ?

DOMITIE.

Contre un tel empereur nous n’en manquerons pas.

S’il épouse sa reine, il est l’horreur de Rome.
Trouvons alors, trouvons un grand cœur, un grand homme,
Un Romain qui réponde au sang de mes aïeux ;
690Et pour le révolter, laisse faire à mes yeux.
Juge, par le pouvoir de ceux de Bérénice,
Si les miens auront peine à s’en faire justice.
Si ceux-là forcent Tite à me manquer de foi,
Ceux-ci feront briser le joug d’un nouveau roi ;
695Et si de l’univers les siens charment le maître,
Les miens charmeront ceux qui méritent de l’être.
Dis-le-moi, tu l’as vue, ai-je peu de raison
Quand de mes yeux aux siens je fais comparaison ?
Est-elle plus charmante, ai-je poins de mérite ?
700Suis-je moins digne qu’elle enfin du cœur de Tite ?

PLAUTINE.

Madame…

DOMITIE.

Madame…Je m’emporte, et mes sens interdits
Impriment leur désordre en tout ce que je dis.
Comment saurois-je aussi ce que je te dois dire,
Si je ne sais pas même à quoi mon âme aspire ?
705Mon aveugle fureur s’égare à tous propos.
Allons penser à tout avec plus de repos.

PLAUTINE.

Vous pourriez hasarder un moment de visite,
Pour voir si ce retour est sans l’aveu de Tite,
Ou si c’est de concert qu’il a fait le surpris.

DOMITIE.

Oui ; mais auparavant remettons nos esprits.

FIN DU SECOND ACTE.
  1. Polémon, roi de Cilicie. Voyez ci-dessus, p. 194, note, et plus loin, p. 245, note 1.
  2. « Le célèbre M. de Santeul, voulant composer des vers sur la campagne d’Hollande de 1672, crut ne pouvoir mieux faire que de traduire en latin ces huit vers (397-404)… Il présenta au Roi ses vers latins sous ce titre : Sur le départ du Roi, et mit à côté ceux de M. Corneille. » (Jolly, Avertissement du Théâtre de Corneille, p. LXIX et LXX.) — Santeul donne les vers 403 et 404 avec une double variante :
    Pour envoyer l’effroi sur l’un et l’autre pôle
    Je n’ai qu’à faire un pas et hausser ma parole.
    Voici sa traduction latine :
    REX ITER MEDITANS.
    Sic cæptis favet usque meis Victoria, ut hostes
    Me quoque pace data timeant, credantque leonem,
    Qui male sopitos premit alto corde furores,
    Ancipiti dudum meditans bella horrida somno ;
    Nec tam blanda Venus media dominatur in aula,
    Quin, Marti tantum annuerim, mox palleat orbis.
    (J. B. Santolii Victorini opera poetica. Paris, M.DC.XCIV, p. 211.)
  3. Ce vers est la contre-partie de celui que Corneille a placé dans la bouche d’Auguste (Cinna, acte V, scène ii, vers 1696) :
    Je suis maître de moi comme de l’univers.
  4. Voyez plus haut, p. 204, le vers 80 et la note.
  5. Voyez ci-dessus, p. 203, note.
  6. Suétone commence ainsi sa Vie de Titus : Titus… amor ac deliciæ generis humani ; et Eutrope, au livre VII de son Abrégé de l’Histoire romaine (chapitre xxi), dit au sujet du même empereur : Huic (Vespasiano) Titus filius successit… vir omnium virtutum genere mirabilis adeo, ut amor et deliciæ humani generis diceretur.
  7. « Il déclara qu’il n’acceptait le souverain pontificat qu’afin de conserver toujours ses mains pures. Il tint parole ; car depuis ce moment, il ne fut ni l’auteur ni le complice de la mort de personne. » Nec auctor posthac cujusquam necis, nec conscius. (Suétone, Titus, chapitre ix.)
  8. Voyez ci-après, p. 247, la note 2 du vers 1112. Après l’éruption du Vésuve, Titus tira au sort, parmi les consulaires, des curateurs chargés de soulager les maux de la Campanie. (Suétone, Titus, chapitre viii.)
  9. L’édition de 1692 donne trompez, pour rompez, ce qui ne peut être qu’une faute d’impression.
  10. Après ce vers, Voltaire a ajouté les mots : à Tite.
  11. C’est, avec une tournure un peu différente, le vers 279 de Sertorius :

    Qu’importe de mon cœur, si je sais mon devoir ?
  12. Nous avons vu dans les extraits de Xiphilin (p. 197 et 198) qu’après être venue une première fois à Rome avec son frère Agrippa, du vivant de Vespasien, Bérénice y retourna sous le règne de Titus.
  13. Voltaire (1764) fait suivre ce vers de l’indication : à Flavian et Albin.
  14. Voyez plus haut, p. 223, le vers 570 et les vers 559 et 560.
  15. On lit ici : « la Reine, » dans les éditions de Thomas Corneille et de Voltaire, qui deux vers plus loin ont maintenu l’un et l’autre : « sa Reine. »