Tolstoï (André Suarès)/05

La bibliothèque libre.
Union pour l'action morale (p. 22-27).


V


SUR LE SENS DE LA VIE ET LE SENS DE L’ART


Ils sont unis dans Tolstoï ; il ne peut pas en être autrement. Toute la philosophie de Tolstoï est sociale. C’est l’ennemi né de la métaphysique, le moins allemand des esprits. Le jeu des abstractions lui inspire un dégoût invincible. Il ne voit rien à considérer hors de l’homme. Il appelle vrai ce qui est humain, et concerne l’homme en société : car aucun philosophe n’a eu, plus que lui, la conviction que l’homme est l’animal social par excellence. De là, qu’il est injuste pour les anciens, lui qui raisonne à leur manière. Toutefois, à la cité des citoyens, il substitue la cité de Dieu. Il en croit l’heure proche ; et il en est partial contre Athènes. Le petit cercle qui enferme la cité antique lui semble d’un horizon si restreint qu’il l’appelle barbare. C’est qu’il n’est pas sensible à la beauté en elle-même. On le voit bien, dans sa théorie de l’Art : il nie la beauté, et n’en fait qu’une relation sociale.

Quiconque n’est pas sensible à la beauté ne peut l’être au monde antique. Tolstoï veut qu’on lui définisse la beauté : il a raison de tourner en ridicule toutes les explications de mots qu’on en donne. Cependant, il se défend de définir la bonté : elle se sent de soi ; on la connaît en conscience ; elle passe toute formule. On en pourrait dire autant du beau. Mais Tolstoï mérite qu’on fasse un effort plus généreux. La beauté est la perfection vivante du moi. Elle est la révélation d’une vie sensuelle et parfaite, le plaisir suprême du moi en équilibre, qui jouit pleinement de l’harmonie entre sa volonté et ses moyens, sa pensée et ses sens, sa puissance et ses effets. L’Art est égoïste. Tolstoï ne le purifie pas du moi, ou bien il doit le sacrifier.

Sans opposer une esthétique à une esthétique, il faut reconnaître que Tolstoï juge de l’Art selon des règles morales, comme il juge de la Philosophie. C’est toujours selon le canon social ; c’est toujours selon la norme de l’utilité publique. Or, il arrive au véritable artiste de ne pas s’en soucier. Si on accorde à Tolstoï son principe, il faut tout lui accorder. On ne peut vivre humainement que si l’on fait du bien à tous les hommes ; on ne le peut que si l’on vit pour tous, et ne vit pas pour soi. — Tolstoï fonde là-dessus son édifice. Ainsi, le sens de la vie, pour lui, n’est pas une recherche de l’ordre spéculatif ni de celui des sciences. C’est une recherche éthique, et l’explication d’un ordre de faits capital pour l’homme en société. De la même manière, le sens de l’Art est un problème, en quelque sorte politique.

Il parle souvent de l’Art, comme un paysan chaste, égaré dans un musée. Il a de cette âme naïve, qui se prend d’abord au sens réel des images ; il se l’est donnée, peut-être : sa volonté accorde, sans cesse, la théorie avec la vie. Il trouve un principe juste, que le malheur des temps a seul pu rendre douteux : à savoir que l’œuvre d’art doit être intelligible. Ce qui n’est pas clair pour l’esprit n’est pas humain, et n’est ni de l’Art, ni de la beauté. L’Art a toujours été une révélation du cœur par la pensée, et de la pensée au cœur. L’émotion qu’il donne est universelle, — parce qu’il s’adresse à l’esprit par la voie des sentiments. Son privilège est de rendre clair à l’intelligence, ce qui est senti par la pitié, la haine et l’amour. Tout ce qu’on découvre, à la longue, dans le grand artiste, importe beaucoup moins que ce qui est impliqué, du premier coup, dans son œuvre, par l’émotion qu’elle donne. La pensée du poète peut prêter à une multitude de gloses et de commentaires. Ce qu’elle a d’essentiel est universel, est humain, — et, par là gagnant le cœur, s’établit dans tous les hommes : la condition unique est qu’ils ne soient pas trop inégaux à l’artiste, en sensibilité. Il est donc vrai qu’un art sans clarté, sans voie directe au cœur, n’est pas viable et n’a pas de beauté. Un art inhumain est absurde, comme un art qui nie la beauté. L’utilité suprême de l’âme ne peut être méconnue : elle veut s’élever au-dessus d’elle-même. L’Art est le moyen qui l’y aide, et par là une sorte de religion. L’œuvre d’Art est une prière. L’enfant voit tout son monde dans le « Notre Père », qu’il récite avec ferveur : dans son œuvre, le véritable artiste met tout le sien. La simplicité est ce qu’il y a de plus grand, car elle contient tout le reste. L’ambigu et le recherché n’ont qu’un faux mystère. Un poème, simple et clair comme une fleur, est incommensurable ; mais il semble ce qu’il y a de plus compréhensible, — et ce que l’émotion de chaque homme eût voulu trouver pour s’exprimer elle-même. Horatio, qui n’a pourtant pas l’âme d’Hamlet, devine l’infini de ses troubles : qu’est-ce davantage qu’un cimetière à traverser ? Quoi de plus vulgaire que de heurter du pied, dans la terre brune, fraîchement remuée, un ossement déjà verdi ? Que dirai-je plus, d’un poème admirable, qu’il est une fleur des champs, comme la rose dans le pré ? Ou, moins et mieux encore, une herbe verte dans la prairie ? — Qui ne sait combien cet humble brin d’herbe est infini et mystérieux en son être ? — Mais sa forme est ce que l’esprit le plus simple conçoit sans aucune peine et ce qu’il connaît le mieux. Ce qui n’est pas un objet de pensée n’est rien pour l’homme, et n’est rien, non plus, pour l’Art, car l’artiste est surtout l’ouvrier intellectuel de nos émotions. J’accorde que l’Art se réduise aux sensations seules : plus que jamais, il lui faut être direct et même grossier, car les objets des sens dépendent encore plus des lois universelles que ceux de la pensée.