Tolstoï (André Suarès)/06

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Union pour l'action morale (p. 27-33).


VI


SUR L’ORGUEIL DE TOLSTOÏ


L’orgueil de Tolstoï est immense ; mais on en juge mal, communément. Beaucoup de personnes sont blessées des arrêts tranchants qu’il porte, depuis qu’il prononce sur le bien et le mal, sur la bonne et la mauvaise qualité des œuvres, par rapport à la morale chrétienne. Et peut être n’est-on si sensible à la sévérité de ses jugements que depuis le temps où il se mêle de prononcer sur les ouvrages de l’esprit. En France, comme à Florence ou à Athènes, la sévérité en cette matière ne se pardonne pas ; et presque tout le monde y voit de l’insolence, car chacun craint de passer par cette épreuve, s’imagine maltraité, et se révolte à l’avance de l’être.

Quand Tolstoï ne faisait pas le procès de l’Art, il ne paraissait pas d’un orgueil si intolérable. Ce n’est pas qu’il l’eût moins âpre et moins fort, mais il ne s’exerçait que touchant la vie, la vérité et le bien ; et ce sont de petits objets, au prix de l’amour-propre et de la vanité d’auteur. Il est vrai qu’un jugement si dur, et si à l’aise dans le mépris, étonne venant d’une âme chrétienne et d’un esprit où la charité doit avoir le pas même sur l’exacte justice. Mais il n’est pas loisible, même aux plus grands apôtres, d’être chrétiens parfaits, comme les solitaires. Ils ont l’épée de saint Paul ; et même quand ils en détestent l’usage, — bien plus, quand le doute les prend de son utilité, — c’est sur le glaive qu’ils s’appuient, comme on voit, selon la profonde pensée de Raphaël, saint Paul méditer, la main sur son arme, aux mérites singuliers de sainte Cécile, à la victoire de la musique et de la seule douceur. Les apôtres sont nés pour combattre ; et la lutte porte en soi sa dureté.

Il est douteux qu’il y ait jamais eu une grande âme sans orgueil, — ou une petite sans vanité. Toute la différence de l’orgueil des unes à l’orgueil des autres est de savoir où on l’a placé. Dans tous ses livres, Tolstoï est orgueilleux : il accuse son amour-propre d’enfant, comme son entêtement d’homme fait, qui s’opiniâtre dans ses vues, et les préfère à celles d’autrui. Toutefois, plus l’orgueil de Tolstoï est sûr de lui et se déclare sans égards, moins Tolstoï lui est sévère. Et il y aurait bien lieu de s’en étonner, comme d’une singularité morale tout à fait contraire à l’idée qu’on se fait d’un saint, d’un chrétien, ou seulement d’un sage, si ce trait n’était précisément le plus propre à marquer le véritable caractère de cet orgueil.

Au début de sa vie, Tolstoï rougit de son amour-propre. Plus tard, il en souffre. Il est si loin de la vanité, qu’il ne craint pas, souvent, d’en avoir l’apparence. En quoi il fait bien : il n’y a qu’un petit homme, pour se tromper si grossièrement, et trouver de sa vanité dans ces grands orgueilleux. Jamais on ne surprend Lévine, ni Bésoukhow, satisfaits d’avoir raison. Ils sont déterminés critiques, et ruinent les opinions des autres, par besoin d’y voir clair et d’être sincères avec eux-mêmes. Mais ils ne se savent point gré de le faire. Ils en souffrent plutôt ; et même, quand ils semblent intraitables aux gens de leur société, fiers de penser à l’encontre de tout le monde, ils n’en sentent en secret aucun contentement. On les tient orgueilleux ; et, se défendant de l’être, ils souffrent surtout de ne l’être pas.

Est-ce donc que Tolstoï aime tant l’orgueil ? — En rien : il en sait la malice ; il en a éprouvé les douloureuses chances, et ces maux qui vont jusques aux fureurs convulsives ; son esprit enfin, avant d’en être purifié par l’Évangile, ne lui laisse ignorer aucun inconvénient de cette passion. Mais il voudrait la sentir en lui, pour être sûr qu’il en sent la cause. Il voudrait avoir l’orgueil qui, en un homme de sa sorte, n’est qu’un effet de la certitude d’avoir raison. Pour tout dire, l’orgueil de Tolstoï se réduit à la conscience nette de la vérité. Cet orgueil étrange est un témoin de la foi.

Voilà pourquoi Tolstoï se reprochait ce qui y ressemble, et combattait l’amour-propre en lui ; — et voilà pourquoi il lui donne carrière dans toute sa force, et ne semble pas se soucier d’en modérer seulement l’éclat. Il n’est pas facile aux hommes d’aujourd’hui d’entendre un orgueil, d’autant plus violent, que l’orgueilleux croit y mettre moins de lui-même. La foi conseille l’humilité, et même la commande. Mais cette foi est celle qui procède de la Grâce, et d’un don bénévole, de l’octroi de Dieu. Or, il n’y a ni grâce, ni don accordé à la prière dans la foi de Tolstoï. Je l’ai déjà dit : sa foi est toute rationnelle. Il a la vérité ; il l’a trouvée ; et la prouve aux hommes, dont le cœur est assez pur pour ne pas corrompre le présent limpide qui leur est fait du vrai par la raison.

C’est la raison qui persuade la raison, et, l’armant de la vérité, la convainc de gagner le cœur. Il suit de là que l’orgueil est la force que la raison met dans ses preuves, et dont elle poursuit le contraire de la vérité, soit par le sarcasme, soit par le dédain. Il n’y a, pour ainsi dire, dans cet orgueil, rien de l’homme ni du caractère : il est tout de l’esprit.

La vérité est, de soi, aussi violemment orgueilleuse vis-à-vis de l’erreur, qu’elle est humble avec elle-même — car il n’importe rien autre à la vérité que d’être vraie. Considérez que tout l’orgueil est dans ce que nous mettons de notre personne en nos actes et nos paroles. Mais, pour orgueilleux qu’ils fussent dans le fond de leur cœur, Descartes ni Spinoza n’ont point d’orgueil dans leurs théorèmes. On ne peut reprendre Spinoza sur son orgueil qu’en n’écoutant point ce qu’il dit, et qu’en donnant toute son attention à sa manière de le dire.

Tolstoï est un homme de ce temps-là, — et je veux dire d’il y a vingt siècles. Comme Descartes, il me fait l’effet d’un ancien. Leur orgueil, comme tout le reste, tient au pouvoir capital qu’ils accordent à la raison. Dès lors qu’ils croient tenir la vérité, ils en accablent le mensonge et l’erreur : et c’est bien fait. La vérité sera toujours plus dure et plus résolue, plus ferme en son propos contre l’erreur, que le bien et la vertu contre le vice et le crime même. Rien n’est terrible pour l’erreur, comme la vérité démontrée : elle ne la condamne pas seulement, — elle l’anéantit. De la sorte, Tolstoï, assuré d’être vrai, saisit les erreurs et les réduit à néant. Il ne distingue point entre celles du jugement et celles de la conduite.

Je ne controverse point contre Tolstoï ; je le montre. Si son Évangile est le vrai, il ruine justement les mœurs et les œuvres, qui y sont opposés en principe. Il ne lui faut qu’un mot de paysan, pour priver Wagner de ses droits sur le cœur des hommes, et les convaincre de fuir les charmes de cette sirène. Quand Tolstoï dit d’une œuvre « qu’il ne la comprend pas », — il la condamne à disparaître ; il ne lui en faut pas d’autre motif. Et, sans doute, si on prend cet arrêt de lui, comme on ferait d’un autre homme, il semble plein d’un orgueil intolérable : pourquoi l’intelligence de cet homme se donne-t-elle pour la mesure de toute intelligence ? — Un tel excès du sentiment propre serait sans excuse. Quoique, du reste, en l’occasion, un Tolstoï fût fondé à prendre en parfait mépris tous les auteurs, moins deux, et les œuvres qu’il jette au néant[1]. Mais il en a une raison, qui le dispense de toute autre. Il mesure les objets humains sur le rapport qu’ils ont à une quantité divine, — qui est la vérité. Et l’instrument de la mesure, cette intelligence, qui ravale à néant ce qui lui échappe, n’est pas, pour Tolstoï, l’esprit de Tolstoï même : mais, seulement, la faculté mise en tout homme d’atteindre cette divine réalité, et de la reconnaître.

  1. Il n’est question, on l’a compris, que des contemporains, — de Wagner et d’Ibsen, pour les appeler par leurs noms.