Tolstoï (André Suarès)/07

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Union pour l'action morale (p. 33-50).


VII


SUR LES PORTRAITS DE TOLSTOÏ


Tolstoï est le centre de chacun de ses grands ouvrages. Il en fait l’unité, que l’esprit léger ne leur voit pas d’abord. Ces tableaux immenses de toute une époque, de toute une société, sont le cadre d’un drame particulier, où le sort d’une conscience se joue. Il y va toujours de la vie, pour ces héros ; et, comme pour Tolstoï, leur vie n’a point de sens, que dans son étroite union avec la vie universelle.

Dans Guerre et Paix, il s’agit, avant tout, de savoir quel effet les catastrophes de la patrie ont sur Pierre Bésoukhow, et le rapport de cette vie à celle de tout le peuple. Bésoukhow est le raccourci de toute sa race, l’homme de grande famille où, grâce au mélange du sang et au hasard d’une naissance irrégulière, la nature du moujik prend conscience d’elle-même ; il arrive que cette histoire d’un seul, loin d’être un épisode du poème, en est le sujet véritable. Les immenses proportions d’une épopée nationale cachent ce dessein avec un art infini. La colère d’Achille se mêle, à peu près de la même manière, à la guerre des Grecs contre Troie, qui est l’Iliade.

Anna Kharénine est l’occasion, pour Tolstoï, d’éprouver toutes les idées morales et les principes où notre société repose. Il les prend dans leur pureté, et les suit jusque dans le feu de leur propre révolte, où ils se désagrègent et se dissolvent. Les malheurs d’un couple passionné sont l’épisode le plus frappant de cette histoire. Mais les doutes et les expériences de Lévine en forment le fond. Le témoin de la tragédie, qui en fait constamment l’analyse, est le héros du drame : il est au cœur de ce monde condamné, dont les formes de mort sont plusieurs fois sur le point de l’emprisonner lui-même ; mais il garde la vie, et il la doit, peut-être, à la recherche perpétuelle des conditions où elle est possible. La douloureuse amante, qui avait en elle toutes les forces et toutes les séductions de la vie, en est dépouillée, peu à peu, par les crimes sans nombre d’une société si absurde, qu’elle fait le mal et le subit également, presque sans être criminelle : « Je me suis réservé la Vengeance », dit le Seigneur. C’est l’inscription mise par Tolstoï au frontispice de l’œuvre. Tout ne finit point avec la mort d’Anna, — ni sur le désespoir de Wronsky. Ils étaient condamnés avant de naître, étant sans remords de cette société, dont la vie est une mort continue. La Guerre et la Paix s’achèvent sur une promesse de vie, mélancolique et admirable : on voit poindre un jour nouveau, en tout pareil aux jours écoulés, dont l’importance semblait unique, les péripéties sans secondes, les événements irréparables ; — et pourtant, Bésoukhow ayant fondé une famille, les fils ayant pris la place des pères, la vie, semblable à elle-même, recommence. Dans Anna Kharénine, les maux de la passion tuent leurs victimes ; et les hommes, qui y ont échappé, pour une cause ou l’autre, continuent de vivre : Lévine, qui a été le confident de tous, l’est enfin de la vie ; et la scène ne se ferme que sur cette révélation capitale : il fallait au milieu de ce monde, plein de contradictions, d’absurdité, de maux, de fautes et d’erreurs, — que l’univers dît son secret à une conscience d’homme.

La docilité exemplaire du peuple russe envers le destin a été l’instrument de sa profondeur psychologique. Que la conséquence n’en paraisse point singulière : le sens de la fatalité est à la base d’une conscience profonde. Le peuple russe, habitué à souffrir, dédaigne l’accident. Il en arrive aisément à ne pas tenir grand compte de ce qui le touche. Nulle part, on ne se donne moins la mort, — et nulle part, cependant, on ne meurt mieux. Je veux bien qu’il tombe par là en torpeur, et qu’un nombre immense de ces pauvres diables ait passé des siècles dans un abrutissement stupide. Il suffit que les yeux de la pensée s’ouvrent sur ce monde intérieur où, pendant son sommeil, elle a seulement vécu, — pour qu’ils y voient plus loin que n’ont accoutumé les autres. Tolstoï est le Russe qui a vu ce fond caché. On suit en lui l’histoire entière du génie moscovite. Peu de poètes ont jamais été d’une telle importance pour leur nation.

Tolstoï est né d’une famille noble, des premières du pays, mêlée en tout temps à son histoire. Le grand seigneur, aujourd’hui même, en Russie, est encore un produit de l’artifice. À ne le prendre qu’en ce qu’il montre de lui, nulle part un tel abîme ne sépare le peuple de l’homme de la première classe. Il est ce qu’on veut qu’il soit. Pendant un siècle, on l’a connu sous la forme du marquis français. Il a passé de ce style à celui de l’Angleterre. Il a porté d’autres habits encore, et s’est toujours déguisé à s’y méprendre. Mais le masque, pour habilement fixé qu’il soit, l’est sur une chair, des os, et le sang russes. Toutes les modes de l’Occident n’étouffent pas cet Oriental. D’abord, il garde sa force, qu’il aurait dû perdre, ayant imité les vices de ses maîtres plus facilement que leurs vertus. Toutes sortes de corruptions n’ont pas gâté le fond de cet homme, qui excelle à se corrompre : s’il gagne la gangrène de l’Europe, le plus souvent elle ne lui entame pas le squelette.

On prétend qu’en grattant ce raffiné, on met à nu le barbare : c’est l’être neuf et sain qu’on veut dire. La même force, qu’il porte dans le vice et l’hypocrisie, nous est garante de celle qu’il a pour le bien et la vérité. Sans aucun doute, ceux de ces Russes, qui cèdent à une corruption si multiple, y atteignent un degré inconnu de méchanceté. Ils y mettent une réalité sensuelle, un scepticisme froid, une cruauté décidée et glaciale, où les Anglais eux-mêmes ne parviennent point ; car, chez ceux-ci, la raison vacille de bonne heure, et la demi-folie est habituelle au demi-équilibre. La force sensée que le Russe corrompu peut exercer dans le mal est un prodige. Il serait trop long de montrer d’où ce monstre tire sa vigueur, et de quelle moelle il est nourri.

Au contraire, le Russe qui résiste, ne perd pas son vernis de politesse et rentre en ses vertus de barbare. Le sol cultivé porte une plante plus vigoureuse. Le tempérament moral reprend le dessus. D’un ancien capitaine, qui eût mené une province à la tartare, il naît quelquefois un philanthrope mystique, ou un de ces rêveurs, incapables d’agir, mais qui, même ivrognes, mettent tant d’humanité dans leurs songeries. Quand la crise morale, par où passent ces hommes, laisse leurs muscles intacts pour l’action, ils y font preuve d’une intelligence et d’une valeur étonnantes. On a dit de cette haute classe, où la Russie recrute presque tous ses hommes éminents et ses hommes d’État, qu’elle forme un des groupes humains le mieux doués, le mieux armés pour la vie, et le plus hardis en entreprises, qui se soient produits sur la scène du monde. Tolstoï aurait compté dans leur nombre, s’il avait voulu. Comme ils sont à la tête de la société qu’il voue à la destruction, Tolstoï ne se lasse pas de les combattre : son opiniâtreté et ses sarcasmes sont la mesure de ce qu’ils valent.

Tolstoï les connaît bien, dans ce qu’ils ont de pis et d’excellent. Son frère a été ministre. Sa famille a toujours occupé les plus grands emplois. Lui-même a été tous ces hommes, les uns après les autres, avant de rompre avec cet ordre social. Il en a longtemps suivi les modèles, comme son temps les lui offrait. Pourtant, la passion qu’il y portait, et le mépris secret dont il ne cessait de se poursuivre, l’en distinguèrent dès lors. Il raconte comment, à vingt ans, il plaçait l’idéal de la vie humaine à être « un homme comme il faut », de la tête aux pieds ; et, quelques tortures que lui aient coûtées ses prétentions à l’élégance, il avoue n’avoir jamais atteint à la perfection de niaiser. Il ne s’y élevait pas au-dessus du médiocre. Il en désespérait. D’amour-propre vain et timide, épris de rêves romantiques, jeune officier à la Byron, comme Pouschkine et Lermontow, il n’était pas loin, à cette époque, de mettre très haut une origine noble, de grands biens, une mine galante, les croix, les cordons, la clef dans le dos et la gloire des cours. Pierre Bésoukhow, dans la Guerre et la Paix, sacrifie encore, jusqu’à la trentième année, à la vanité mondaine. Mais il se guérit bientôt de l’ambition, et de jouer un rôle : il sent à merveille qu’il y a, en lui, un élément — force ou faiblesse — qui s’opposera toujours à son succès dans le monde. Il ne peut pas plus être un employé correct de l’État qu’il n’a pu se pousser à la dignité « d’homme comme il faut ». Bésoukhow prend part à la guerre de 1812, et la voit de ces yeux, qui ont suivi le siège de Sébastopol, avec une attention si profonde. Expérience décisive : la mort, le sang versé, les blessures, les ambulances, la pourriture d’hôpital ont effacé, dans cet esprit en quête de vérité, toute créance à l’héroïsme. En ce temps-là, Tolstoï avait 30 ans ; et il quitta l’armée. — Il peint, dans Bésoukhow, son personnage au milieu de ces scènes terribles, comment et sous quelle forme il en est sorti. Bésoukhow s’éveille à la conscience, parmi les maux de la guerre et les souffrances du peuple. Il cherche sa voie morale ; et, presque à son insu, il ne rentre en lui-même, et dans l’homme, qu’en dépouillant le grand seigneur. L’homme d’emprunt, comme on le fabrique à Pétersbourg, laisse paraître le Moscovite. Ce bon géant vainement a forcé sa nature ; il se redresse : on a eu beau courber l’arbre, on ne l’a pas mutilé, et il tient à ses racines. Bésoukhow paraît aussitôt ce que le monde ne croyait pas qu’il fût : d’intelligence vaste ; d’une force et d’une pureté de cœur incorruptibles ; d’une candide bonté, qui ne craint pas de verser dans la faiblesse. Il ne lui manque que la volonté ; et une doctrine ferme sur la vie : car, il ne saurait vouloir, à moins de tenir le vrai. Tolstoï, avec cette perfection d’art que la réflexion seule aperçoit, a fait de Bésoukhow un homme timide et gauche, taillé en colosse. Il est propre à tout ; mais il semble emprisonné dans sa lourde et puissante nature. Il est faible en apparence, obéissant, presque endormi : mais vienne un grand devoir, vienne la nécessité d’agir, — et l’on sent quel ressort meut cette masse. Il se fera voir, alors, puissant en dévouement, en amour, en exquise délicatesse ; et il a la vertu suprême des cœurs sans défaut : un intime et irrésistible courage. En lui, c’est vraiment la Russie qui prend conscience de soi. Il rejette pour elles les croyances étrangères, après les avoir tentées toutes : essai loyal jusqu’à la naïveté et la maladresse, mais qui ne pouvait suffire.

Au jour du danger, on ne doit se guider que sur soi, — et non sur l’exemple des autres, fût-ce des plus excellents. Comme Bésoukhow, la Russie, au moment de la catastrophe, après avoir tant attendu des généraux et des diplomates, de Stein et de Barclay, des ministres et du tsar même, tourne enfin les yeux sur le moujik, et le paysan russe fait son salut. À combien d’erreurs, de crimes involontaires, de coutumes perverses, Bésoukhow et la Russie, rougissant de leurs propres forces, la vue courte, les membres embarrassés, ne s’étaient-ils pas abandonnés dans leur mollesse ? — Mais quand Bésoukhow, dans le malheur de la patrie, a tout perdu, et l’intérêt même de vivre, — le moujik, qui a tiré la Russie de la mort, lui rend le goût de la vie. Bésoukhow se connaît un frère dans l’humble camarade, dont ni les souffrances, ni la mort ne désarme la foi. Tolstoï a compris que le peuple russe est né en ce jour. Dès lors, Bésoukhow décide de vivre à la mode de son peuple, en paix, presque en communauté, s’il se peut, avec tous les hommes de sa race, en formant un foyer, où tous ont, plus qu’ailleurs, quelque chance d’être admis, — et le plus près possible de la terre.

Lévine n’est autre que Bésoukhow retiré dans ses quartiers, à la campagne. La vraie Russie est aux champs. Les villes y sont, presque partout, de vastes villages. Lévine comprend assez tôt qu’il n’est pas plus possible à l’homme policé de faire un paysan, qu’au paysan de devenir un seigneur. Le paysan, se préfère au seigneur, et se moque du seigneur qui ne se préfère pas au paysan. Quel éloignement de l’apparence du moujik, à être un moujik soi-même : Et, du reste, à quoi sert de l’être ? — Lévine ne touche pas, du premier coup, à ce désenchantement. Plus tard, une foule d’expériences l’ont instruit : il ne doute plus qu’il ne continue à se nuire, s’il sert ses paysans, — et qu’il ne nuise à ses paysans, s’il résout de se servir. Il a vu la peste sociale qui règne en Occident et dans les villes. Il ne voit pas avec moins de clarté quels maux rongent la Russie. Les remèdes qu’on y propose lui paraissent dangereux et ridicules. Il ne se paye pas de panslavisme ou de philanthropie. La famille, qu’il crée à son tour au foyer même où il est né, ne le satisfait pas davantage. La vanité universelle de tous les efforts, de tous les partis, de toutes les conditions possibles de la vie, l’obsède au point de l’empêcher de vivre. Il ne lui reste qu’une vérité certaine : c’est que le moujik, ce grossier paysan, connaît seul le sens de la vie ; et que, parfois, ce misérable paysan, même dans la pauvreté, même dans la vie, même dans la mort, trouve le bonheur.

Tolstoï avait appris qu’il ne fallait point compter qu’il fît jamais un moujik véritable de lui-même. Il savait, en outre, que ce paysan n’est point du tout l’homme parfait. Il ne doutait plus qu’aucun homme, de quelque classe qu’il fût, ne gagnât rien à être d’une autre classe qu’il n’est, — en l’admettant possible. Il en conclut qu’il fallait chercher une condition nouvelle, propre aux uns et aux autres. Or, ayant connu que le bien seul est commun et nécessaire à tous, — comme étant la condition du bonheur et sa fin même, — il trouva que si l’homme veut répondre à ces deux nécessités de son être, s’il veut être à la fois heureux et juste, il ne lui reste que l’issue unique de mener une vie chrétienne.

Les nombreux portraits qu’on a de Tolstoï reflètent exactement les époques de sa vie morale[1]. On en a de l’âge de 30 ans à celui de 70. Ils semblent n’être tous que des ébauches, souvent malheureuses, à la grande image du vieillard.

Il n’est pas de haute taille ; pour un Russe, il est plutôt petit. Il a les épaules puissantes et larges, le dos vaste, le col épais et robuste. Il respire la force ; sa poitrine est un bloc solide et musculeux. Sa vigueur, même enfant, était déjà très grande. Vieillard, il a les apparences de la pleine maturité. Il est d’une verdeur qui étonne, droit, ferme sur sa base, libre de ses mouvements, les bras capables des travaux les plus pénibles, les jambes bonnes à des marches prolongées. Son squelette est osseux, et dans sa personne les muscles dominent. Il a les mains plus belles qu’on n’attendrait d’un homme qui en a fait ses ouvrières ; larges du reste, et dures. À l’âge où il est parvenu, sa chevelure et sa barbe sont blanches. Il avait le poil noir, très épais, rude et abondant. Sa figure, si belle aujourd’hui, ne l’était pas, à beaucoup près, autant dans sa jeunesse. Il dit lui-même qu’il a toujours été laid, et qu’il en a plus souffert que de rien autre. Son teint est brun, et hâlé par une vie entière passée au soleil et au plein air. Il a le front osseux, rond, médiocre en hauteur, assez large, avec ces tempes sèches et évidées, qu’on voit à beaucoup de visages, en Orient. Les sourcils, naturellement très touffus, sont encore plus épais, depuis que, jeune homme, il lui prit fantaisie de les raser, pour les faire croître, et se donner un air énergique. Le nez est fort, un peu gros du bout, et largement étalé entre deux plis profonds qui vont jusqu’à la bouche. Les oreilles sont fort grosses, quoique d’un assez beau dessin. La bouche est grande, les lèvres fortes, d’un contour simple, mais d’une expression admirable : on ne peut s’imaginer une forme plus éloquente ; et, même serrées, elles semblent pleines de paroles. Trois grandes rides courent sur le front, d’une tempe à l’autre, dans le sens des sourcils. C’est eux, c’est leur arche touffue et sombre, qui enchâsse ces yeux, d’une beauté singulière, où toute la vie du visage est contenue, et dont le sentiment de la bouche n’est que le reflet. Il les a assez petits, oblongs, reculés dans l’orbite, de couleur grise ; le regard profond et clair, parfois aigu, comme si le feu vif qu’il recèle venait à percer le voile léger dont il est couvert. Cette vapeur sur un foyer brûlant a dû faire le grand charme de ces yeux, qui firent tout celui de la personne. Comme beaucoup de contemplateurs attentifs, Tolstoï a la vue basse. Il n’avait rien pour plaire, et il n’a pas plu aux femmes : elles n’ont pas trouvé en lui l’espèce de cavalier à la française, ou d’Anglais homme de salon, fin, correct, précis et flatteur à porter au bras, comme un objet de la bonne fabrique, — où vont toutes leurs préférences, quand elles ne les réservent point à quelque animal piaffant et lustré, qui tient le milieu entre le chanteur de bravoure et le coursier qu’il monte dans sa romance. — La conscience de sa laideur a longtemps tourmenté Tolstoï : comment ne pas savoir gré à un tel homme d’un aveu où se cache une profonde vérité, en général inaperçue, ou qu’on raille puérilement d’être puérile ? Il est bien vrai, comme dit Tolstoï, que rien n’importe peut-être plus à la vie entière que le sentiment qu’on a de sa laideur physique, ou de sa beauté. Pour lui, il fut un temps où il eût tout donné, en retour d’un air de tête séducteur, d’une joue longue, du teint et du poil soyeux d’un pair d’Angleterre, — et de cette tournure élégante, qui semble un aimant pour les désirs féminins, et qui forme un champ magnétique à l’attention, et — avouez-le — à l’envie des hommes.

Si Tolstoï avait besoin qu’on le justifiât d’avoir passé des lettres à l’Évangile, on aurait assez fait de comparer les portraits qu’on a de lui avant sa conversion à ceux qui l’ont suivie. L’or pur de cette nature s’est dégagé de tout alliage. Quel témoin incorruptible de l’âme, parfois, c’est le visage d’un homme ! La voici, désormais, cette figure inoubliable. Dans sa blouse de paysan, serrée d’une courroie à la ceinture, soit que Tolstoï, coiffé d’une casquette, fauche la moisson, — soit qu’il fasse, tête nue, le geste de prendre la parole, — son attitude et ses traits respirent une grandeur et une simplicité bibliques.

Sa longue barbe, mêlée aux moustaches, ne laisse plus voir de la bouche que des lèvres où la bonté et la conviction se fortifient l’une de l’autre ; ces cheveux entourant les oreilles ; ces sourcils broussailleux, d’où le regard concentré s’élance ; cette pensée ardente et fixe, où veille on ne sait quoi d’inquiétant : c’est la tête d’un prophète hébreux, une indomptable ténacité, une foi qui ne craint rien, l’orgueil de la vérité, le reflet d’une âme illuminée, et qui a vu Dieu dans le buisson.

Il a beaucoup, à sa manière, d’une des figures de Michel-Ange, au plafond de la Sixtine. Et, tel de ses portraits, au regard fixe, presque terrible, quoique sans modèle dans la société des Titans sacrés, conçus par le grand artiste, ne serait pas hors de place entre Ézéchiel et Isaïe.

  1. Les plus caractéristiques sont : 1o Celui de 1856, où il est dans une compagnie d’auteurs, parmi lesquels Tourguénew, Ostrowsky, et Gontcharow. Tolstoï est debout, en uniforme, le visage rasé. C’est le seul portrait de sa jeunesse, où il retienne l’attention. La figure n’est pas belle ; mais un air sombre, en partie voulu, et comme décidé à n’être point confondu avec les autres. Derrière eux, il semble plutôt garder ces gens de lettres que faire partie de leur société : on le dirait prêt à les reconduire en prison. 2o Un portrait de 1872, avec toute la barbe. Aucune recherche, ou si quelqu’une, celle du contraire de l’élégance. La barbe épaisse couvre le visage jusqu’aux yeux. Les cheveux, coupés ras, font paraître le front plus sec et plus réduit qu’il n’est. Les yeux et la bouche ont une expression brutale. Voilà l’image d’un homme mécontent de tout, et de lui-même. Pourtant, le regard semble déjà passer au delà de l’objet présent. 3o Un portrait de Moscou, vers 1885, quand Tolstoï vient de découvrir la vérité et la vie. Il règne sur cette figure un calme, une douceur sérieuse, une tristesse admirable. La barbe longue n’est plus hirsute. Les yeux ont la paix ; ils fixent sans âpreté ce qu’ils voient ; ils ne s’attachent pas avec trop de passion au but qu’ils se proposent. Ce sont les fiançailles de Tolstoï avec la vie nouvelle. Il ne lui reste de l’ancien homme que les cheveux, moins courts déjà, mais trop abondants encore, partagés, d’une manière désagréable, en deux bandeaux coiffés avec soin, sur le milieu de la tête. 4o Le dessin de Répine, de 1888, si connu : Tolstoï fauchant, une casquette sur le front, la barbe longue, balayée en épi par le vent, le corps vêtu d’une blouse russe, serrée à la taille, les jambes chaussées de grandes bottes. Ce croquis est plein de vie et de force. 5o Enfin, les deux portraits de 1894-1895 : Tolstoï à mi-corps, tête nue, chauve sur le haut du front, les cheveux assez longs tombant par derrière sur les oreilles.