Tolstoï (André Suarès)/10

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Union pour l'action morale (p. 69-72).


X
SUR L’HUMOUR DE TOLSTOÏ


Souvent Tolstoï renverse son ennemi par le ridicule. Son humour est irrésistible. Elle a ce caractère singulier d’être encore bonne, même quand elle porte des coups terribles. Il n’y a pas, dans Tolstoï, l’ombre d’une volonté méchante ; et quand le monde entier me ferait calomnie de lui sur calomnie, j’en croirais Tolstoï et n’en croirais pas le monde entier. Tolstoï a pu être mauvais, comme tout homme : encore y a-t-il des abîmes entre la méchanceté d’un homme et celle d’un autre. Nul ordre ne compte plus de degrés, depuis les infiniment petits de la mauvaise conscience, qui la trompent elle-même, jusqu’aux élans divins de la bonne. Il va de soi que la bonne volonté de l’esprit et le bon mouvement du cœur sont tout. Fit-il le mal, en Tolstoï la volonté est bonne. Il est admirable qu’elle le demeure, avec une vue si impitoyable des vices, des fautes et des ridicules humains. Mais c’est que Tolstoï ne voit pas moins au fond de la misère humaine : il a plus de raison même que de verve. Il est beau que sa charité dépende étroitement de sa raison. La sotte idée d’en faire un prêcheur de pitié ! Tolstoï est un des esprits le plus éloignés de tout rêve sentimental. La foi et un raisonnement complet ne sont pas loin de ne faire qu’un à ses yeux. Cette pitié, dont on se fait un peu partout un dogme, et qui en est un même pour la sensibilité des sceptiques, ne lui plaît guère, si elle ne le dégoûte. Tolstoï est réaliste en tout : il lui faut des réalités. La vraie pitié, à son sens, consiste en une vie pure et sans crime.

Il serait donc d’une ironie implacable, s’il n’avait toujours la volonté du bien. Voilà par où son humour, aussi forte que celle de Swift, est souvent innocente comme celle de Dickens. Mais Swift et Dickens, à eux deux, ne font pas encore Tolstoï : car ce démon de Swift et cette douce femme de Dickens, ne sauraient être unis dans le même homme, que par une vertu supérieure à tous les deux, — qui est le génie de cet homme. L’humour est l’alcool robuste, que distille un esprit assez fort pour se suffire, et qui se rit d’un objet, sans d’abord penser à en faire rire. L’humour est un effet âpre et violent d’une raison, qui raisonne directement, sans se soucier des raisons d’autrui. Elle va droit devant soi, et ne s’arrange ni pour qu’on l’excuse, ni pour qu’on lui prête plus d’attention qu’à ce qu’elle raille. L’humour ne moque pas : elle veut détruire par la raillerie. Elle est une sorte de raisonnement par l’absurde, manié par une pensée qui voit, et qui donne la vie du ridicule aux objets absurdes. L’humour est l’esprit d’une âme puissante en vérité. Les raisons de Tolstoï sont pleines d’humour pour la plupart des gens, parce que Tolstoï cherche toujours le vrai, s’attache au vrai seul, et n’omet aucun des éléments du vrai. La plupart des hommes accepte une vérité pour vraie, ou une erreur pour fausse, sans aller au delà. Tolstoï en démembre les réalités une à une ; et comme souvent ce qui passe pour vérité de fait est un mensonge à ses yeux, l’humour éclate de tous les points de la découverte.