Tolstoï (André Suarès)/11

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Union pour l'action morale (p. 72-87).


XI
LE MOI


Il faut haïr le moi ; mais, d’abord, il faut le connaître, et qu’on le hait. On se trompe sans cesse sur ce fond de l’homme. On confond l’amour de soi avec la force, d’où il procède. L’égoïsme fait honte à l’homme de l’homme même. On mêle au sentiment de soi l’idée du tort que l’amour unique de soi fait aux autres. Enfin, on se sert de la morale pour avilir ce que l’esprit relève : car, bon gré, mal gré, jamais l’intelligence ne prendra parti dans l’homme contre ce qui fait sa force.

Tolstoï enfant est égoïste, comme tous les enfants. Il ramène tout à soi. La plupart des hommes fait de même ; mais elle se fait craindre ou haïr par là ; car l’amour-propre des uns se heurte à celui des autres ; ils se combattent ; ils s’envient ; ils se nuisent ; et c’est proprement en quoi le moi est haïssable au moi. Tolstoï, sous la figure de Bésoukhow et de Lévine, fait encore assez souvent l’effet d’un homme plein d’amour-propre. Mais, en dépit de ses violences, on ne peut ni le mépriser, ni le haïr. On l’aime, au contraire. Comme le moi des enfants se fait aimer, le sien n’est point odieux ; et, là même où il semble sans agrément, il est aimable. C’est que ce moi ne s’aime point. Avec tout son orgueil, sa violence et parfois sa brutalité, il n’a aucune complaisance pour lui-même.

Ici l’on voit comment ce que la morale condamne dans l’égoïsme n’est pas du tout ce qu’y connaît l’esprit.

Les égoïstes, selon l’opinion vulgaire, sont ceux qui n’aiment que leur intérêt propre ou le préfèrent à tout. Avec plus ou moins de conscience, selon qu’ils ont plus ou moins de cœur et d’esprit. Mais, d’un enfant plein de vie, où tout l’être est en croissance, l’âme avec le corps, et la volonté propre comme le rôle marqué par le destin, on ne peut dire justement qu’il est égoïste. Il accroît et développe sa force. S’il n’en avait une, qui le défend contre la masse de l’univers, il ne pourrait jamais la porter à ce point de grandeur où quelques hommes ont atteint, et où ils ont su en faire le sacrifice à cet univers même. Ce qui est vrai de l’enfant l’est de certains hommes, et du génie. On appelle égoïsme ce qui n’est, en eux, que l’effet de leur force, sans quoi ils ne seraient pas ce qu’ils sont ; ni capables surtout, le jour venu, d’un parfait sacrifice. En quelque sorte, on ne peut immoler que ce qu’on a le plus. On n’est prodigue que de sa fortune. Il faut un moi bien plein, grand et fort, pour un amour des autres grand, plein et fort. Et, enfin, il faut être égoïste, ou le pouvoir, pour pouvoir aussi ne pas l’être.

On condamne le moi sur l’arrêt que l’amour rend contre l’égoïsme. Mais c’est confondre les espèces ; car l’égoïsme est l’objet d’un jugement moral ; et le moi ne dépend que de la connaissance intellectuelle. Or, l’intelligence ne peut blâmer ce qu’elle sait être le puissant ressort de toute force pour le bien et pour le mal. Puis, l’esprit qui connaît véritablement ne condamne point. Condamner, c’est ne connaître pas.



Le Moi est le nœud de la force. Sans le moi, l’homme est une faible créature, qui n’a rien pour elle-même ni pour les autres. Sans un moi puissant, l’homme ne peut rien. La foule des hommes n’est que faible : et leur égoïsme confesse leur faiblesse.

Ils n’ont que de petits intérêts ; et il est naturel que ce soit uniquement les leurs. Ils ne sont capables que d’un très pauvre amour ; — et c’est celui-là qui est l’amour-propre. Ils ne sont pas égoïstes, parce que leur moi est grand ; mais il faut dire que leur moi est tout égoïste, à cause que leur moi est petit. Si l’égoïste était celui dont le moi est puissant, il faudrait croire que de tous les hommes le grand égoïste est le moins sujet à ce qu’on nomme égoïsme. Apprenez à réconcilier la grandeur de l’âme avec le cœur : il n’y faut, peut-être, qu’une divine imagination.

L’amour de soi et la force du moi ne se doivent donc pas confondre. Il est d’un dommage continuel, pour la raison, de ne point distinguer des objets si contraires. Que faire d’une âme sans force ? — Encore bien moins le meilleur que le pire des hommes. On n’aura jamais assez la crainte de la médiocrité du cœur. Il est vrai : le moi puissant ramène tout à soi, ou le semble ; comme l’enfant, il est le centre de l’univers : mais admirez qu’il puisse être celui des caresses. Il y a une plus belle vertu qu’on ne croit dans l’art qu’on a de se faire aimer. Et quoi qu’en disent les roués, — qui se fait beaucoup aimer, même s’il feint de n’aimer pas, il aime. Les roués, en conduite ou en esprit, ne voient que le moindre côté des choses. Ils ne connaissent que l’amour charnel. Mais le vaste amour de l’univers, l’idée même leur en est étrangère.

Ainsi, orgueilleux, violent et passionné, Tolstoï, qu’assez bassement on a dit égoïste, n’est égoïste qu’au sens où il a l’âme puissante, qu’il le sait, et qu’il ne cache pas cette puissance. Supposé même qu’il l’oppose brutalement à la faiblesse d’autrui, ce n’est point égoïsme en lui, mais force. Ce l’est pourtant en vous. Veut-on que l’homme le plus fort du monde soit docile, humble, souple d’échine, prompt à céder, sans instinct de domination ? — Mais, quand il devrait l’être, le pourrait-il, sans cesser d’être ce qu’il est ? — Ou attend-on de la force la plus grande qu’elle soit faible en effet ? — Elle pourra vouloir l’être ; elle pourra se donner un jour cette loi ; et jamais elle ne saura s’y plier.

Je sais que ce moi puissant effraye. Quand il a marqué ce qu’il veut, et qu’il y applique sa force, elle se fait jour avec violence. Elle n’a pas égard à ce qui l’arrête ; elle y va contre, sans mesure, quelquefois même sans pitié. Elle renverse les obstacles ; elle les broie ; ou le médite. Elle est pleine de heurts pour tout le monde ; elle semble insolente, et elle n’est pas toujours sans cruauté. La grande pluie d’avril, qui fait lever les blés, noie une foule d’insectes ; et ces bestioles se plaignent d’une telle injustice. Mais le pain de la vie est à ce prix. Jésus-Christ n’est pas sans pardon ; mais il est sans mollesse pour les pécheurs endurcis. Les marchands du Temple l’ont dû juger violent et égoïste. La force est à toutes fins. C’est pourquoi elle peut avoir de mauvaises apparences. Mais ce qui en est l’âme, et qui l’est du moi puissant, est la source de tout bien.

Cette force, enfin, reste obscure en son dessein à la plupart des hommes. Ils la calomnient, parce qu’ils la craignent. Ils en sentent seulement la présence ; et, tant qu’ils ne sont pas sûrs qu’elle ne tend pas uniquement à leur nuire, ils la détestent, parce qu’ils l’en soupçonnent. Un grand moi passe aisément pour haïssable auprès de tous les moindres. S’il l’est, c’est en ce qu’il n’est pas grand. Encore préfèrent-ils se voir contraints d’y céder, à pressentir qu’ils devront le suivre. Il les humilie ; mais l’humiliation imposée à tous n’est plus si dure, et à la fin c’est une gloire subie.

Qu’ils s’en fient pourtant à ce moi qui les domine, même s’il en a l’orgueil, de n’aimer pas sa domination. Ni surtout le fond caché qui l’a pu faire. Une tristesse invincible y est liée, comme Andromède au rocher battu de la vague. Il le sait bien, ce moi, et qu’il ne cesse de se haïr, que s’il se donne tout à ce qu’il aime, en parût-il le tyran.

Pendant longtemps il est à charge à tout le monde, et plus encore à lui-même, ou il le reste. C’est tant qu’il ne sait où s’exercer. Alors, il a beaucoup du commun égoïsme, du moins par le dehors. Il est brusque, irascible, mécontent de tous, d’apparence jalouse et querelleuse, dur et prompt à abaisser autrui, abondant en caprices, et, en fin de compte, avec un violent désir de s’imposer aux autres, réduit à les fuir sans trêve, pour ne trouver du reste aucun contentement en soi-même. Tolstoï a paru pendant trente ans un homme insociable, tour à tour misanthrope et enthousiaste ; un esprit bizarre, tantôt hanté de chimères morales, et tantôt réaliste, rigoureux et pratique, presque insensible de parti pris ; comme un gentilhomme campagnard d’Angleterre, épris de jeux violents et d’économie rurale. Il aimait les courses et la chasse, les chevaux et les combats de coqs ; il était plus chaste par timidité que par froideur naturelle. Toutefois, comme quelques hommes le sont, passionnés d’amour jusques à la volupté charnelle, la femme avilie et la caresse vénale les dégoûtent trop pour les laisser sensibles au plaisir même qu’ils y prennent. La pitié de leur mère les prend dans la souillure de cette chair souillée ; et la femme, qui sommeille enchaînée dans le cœur triste de chaque homme, se fait alors connaître, comme une mère, par ses larmes. La pitié et la chasteté se tiennent par la main, divines et douces prisonnières, retenues aux murailles de la caverne ; et leur parenté est un grand mystère. — Enfin, ce n’est pas seulement parce qu’il y réussissait peu que Tolstoï n’aimait pas le monde : c’est qu’une viande aussi creuse ne pouvait satisfaire la faim sauvage de cet esprit. Puis, nul homme, au milieu même de la débauche de la vie, n’était plus prompt que lui à la pudeur[1]. Enfin il se jetait parfois, tête baissée, au fond du dégoût, pour l’oublier. La honte de vivre a son ivresse.



Quelques-uns disent qu’il est resté cet homme-là, et qu’en lui tout est volontaire, surtout la vertu.

Ils n’en voient que les apparences, sans le connaître plus en ce qu’il est qu’en ce qu’il fut. Le fond du cœur est le même, et il est admirable qu’on n’en puisse pas douter. De tout le fer qu’il avait pour le mal et pour la guerre, il a fait une charrue pour le bien et pour la paix. Ce Moi puissant enfin a trouvé sa vérité. La volonté seule fixe le sens de la force.

Tolstoï était sans cesse irrésolu et indécis. Sa volonté n’avait pas d’emploi. L’immense labeur qu’elle pouvait fournir dépendait de la raison, qui devait seule en régler l’usage. Il lui fallait la vérité, ou, comme on dit, une foi.

Il l’a eue. Dès lors, en lui tout a eu sa règle. Ce que cette force avait d’unique pour le bien et pour la vie s’est révélé.

Sa critique ruinait toute créance. La vie et la pensée lui semblaient justement inutiles ; l’action et l’amour, sans objet. Il a dû paraître plus égoïste, quand il a embrassé un objet unique ; qu’il en a défini l’utilité suprême ; qu’il s’y est attaché de toutes ses forces, et a voulu y engager l’humanité entière. Il n’est qu’une grâce : non pas même tenir la vérité, mais être la vérité. — Que sera-ce d’un homme sans vérité ? Sans unité ? c’est-à-dire enfin, sans moi ? — Un filet d’eau qui passe, en mirant des feuilles qui bruissent, et qui tombent, desséché par un peu de soleil plus tôt qu’elles ne sont tombées. Sort dérisoire ; plus dérisoire encore qu’on puisse s’en contenter. Il y a de pauvres hères de savants, qui se tiennent pour les plus grands esprits du monde, et se jugent, avec gaîté, un jeu de sensations sans aucun lien : qu’ils se croient les meilleurs, en outre, c’est ce qu’il y a de plus bouffon. Il est doux de voir ces docteurs se faire justice, et qu’ils sont pareils dans leurs laboratoires à des Patagons sur leurs pirogues, dans le canal de Magellan, — ou même mieux, qu’ils ne diffèrent point d’un polypier. Il est vrai sans doute ; mais qu’ils s’en contentent…

Sans le moi, il n’y aura pas de vraie morale. Il faut porter le moi au plus haut, dans une perfection entière, pour le parfaitement immoler. Voilà la morale. Les docteurs et les savants de trois kopecks n’auront jamais de morale. Ils n’y ont aucun droit. Ils n’ont besoin que d’arithmétique, et de balances. Leur moi pèse justement ce que pèsent leurs doigts : il est bien connu que ce ne sont que des millièmes de milligramme. Un docteur très docte méprise toute pesée au-dessus de ce poids. Que j’aime les voir se rendre justice.



Voici donc les termes d’une grande conscience : où il n’y a point d’amour de soi, il n’y a point d’égoïsme, et fût-ce dans le moi le plus tyrannique du monde. Il n’est pas égoïste, ce moi, qui ne peut se passer d’amour divin, et du bien où il se perpétue à l’infini, comme l’espèce dans le désir. Une faim ardente d’immolation y trouve son aliment, et, comme le désir, le moi se jette dans son cher abîme. Les générations de l’âme sont bien plus enivrantes que celles de la chair ; et le moi s’y précipite.

La lumière du jour ne donne pas d’elle-même des preuves plus fortes, que Tolstoï de ce caractère. Il a le besoin perpétuel d’amour. Il a le regret de la parfaite innocence. Il a cet appétit de la vérité universelle, dont s’aiguise la faim de l’immolation. C’est alors que le vrai est le bien ; et le bien, l’amour de toutes les créatures.

Qu’ensuite il plie son caractère tant qu’il voudra ; qu’il contrarie ses mœurs, et rompe ses goûts. Quelle petitesse de croire, là-dessus, que la volonté y est pour tout : elle n’y est que pour le monde et la vie, qui ne sont rien ; mais en rien, pour le fond même du moi, qui est tout. Et d’abord, qu’est-ce qu’une volonté hors de la nature ? On ne veut que comme l’on est.

La volonté, dans Tolstoï et ceux de son ordre, dépend étroitement de la raison. Quand il sait ce qu’il doit vouloir, il le veut aussitôt. La volonté est une vue profonde et vaste de l’univers. Il n’y a guère partout que des aveugles. Ils s’agitent honteusement ; et ils s’imaginent qu’ils veulent. Et on le croit. Spectacle qui fait pitié.

Tolstoï, encore une fois, en juge comme Descartes et les anciens : c’est une bonne tête ; mais qui veut être la servante, sans repos, de l’amour : Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera point ôtée. Il veut selon son cœur enfin, et non selon ses habitudes, ou celles que le monde a pour nous. Il nie qu’il soit bon, comme tous les moralistes ; et il en est sûr, comme bien peu : cette idée ravit. À l’égal de chaque grande conscience, il voit combien il aurait pu faire de mal, s’il n’avait eu le bien. C’est le secret superbe de l’humilité des âmes orgueilleuses.

La religion de Tolstoï tue le moi : elle l’a d’abord vivifié. Est-ce donc qu’il faut le tuer ? Un si terrible meurtre est-il tout à fait nécessaire ? — Plus Tolstoï le dit, plus je vois combien le sien est grand. Les petits égoïstes ne pensent jamais à tuer le moi : tous les hommes sont de petits égoïstes. Or, c’est eux qui doivent tuer le moi, et s’instruire à perpétrer ce suave meurtre. Quant à Tolstoï, il est un maître en cet enseignement : ne vous inquiétez pas s’il le suit, pourvu qu’il vous apprenne à le suivre. Si Tolstoï et ceux de sa sorte accomplissaient ce meurtre du moi, ce serait briser le nerf du monde.

Les Saints conduisent l’homme. Aussi, ils s’en méfient et le méprisent. Il ne leur reste qu’à l’aimer. Et infiniment mieux qu’il ne s’aime. Ils le mènent donc à tuer le moi. En effet, les petits n’ont rien de mieux à faire. Ils ne peuvent diriger ce moi, sous le fouet de la perfection, vers le bien et le plein sacrifice. Qu’ils le tuent donc. Qu’ils aient peur de le nourrir.

Cette force du moi, il faut une main puissante pour la brider : Comme Pégase qui emporte le char du soleil, par où le monde reçoit la lumière et la vie : Si c’est Phaëton qui tient les rênes, tout se brise ; il sème l’incendie et la mort. Si c’est le dieu, le char parcourt la belle carrière : il l’a en main. Le dieu ne pense plus, un seul instant, que Pégase ne lui ait été donné que pour lui-même.

Guidant le soc, derrière le bœuf patiemment courbé sous le joug de la vie, Tolstoï s’avance le long d’une semblable route. Ni la mort, ni le désespoir de la vie ne l’occupent plus : il n’a pas le temps. Il a des hommes, qui faire vivre ; du pain à porter aux peuples en famine ; des enfants à nourrir ; des sourds à qui rendre le son de la vérité, et tous ces aveugles à qui la faire entrevoir. Ses seuls doutes sont pour lui-même, et ses frissons. Voilà son égoïsme. Il a des disciples. Il est si resplendissant de foi, qu’il ne se sépare plus d’elle ; et sans doute ses fidèles ne la séparent pas de lui. Il ne parle plus pour ce qu’il dit : mais pour ceux qui l’écoutent. Hommes comme lui, il les fait plus hommes. Il est humain, presque seul dans cette espèce, dont l’humanité est le rêve troublé, douloureux et lourd, sans cesse étouffé par un sommeil accablant, dans son lit de ténèbres.

Et quand il triomphe dans son action, ce grand moi se supprime.

  1. Bésoukhow, Nékhlioudow, Lévine ne peuvent s’empêcher de rougir à tout propos ; cette rougeur fait leur supplice. Image de leur disparité avec le monde : ils sont hors de lieu, et le sentent. On rougit, on pâlit, ou l’on se tait, selon les tempéraments.