Tolstoï (André Suarès)/12

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Union pour l'action morale (p. 87-97).


XII
QUEL HOMME IL EST SELON LUI


Jamais homme ne parla de lui avec moins d’indulgence : car il ne s’accable même pas ; il se rend justice ; il ose se traiter avec vérité. Aller jusqu’à être vrai avec soi-même, — courage étonnant, qu’il a eu seul, peut-être, avec Montaigne, qui, pourtant, y met quelque coquetterie. Tolstoï semble se regarder avec les yeux d’un autre, — d’exquise sensibilité pour tout voir, — et d’un jugement détaché jusqu’à l’insensibilité parfaite. Des portraits de Tolstoï par lui-même, à ceux des autres, il y a la même différence que de ceux de Vélasquez aux portraits des autres peintres. C’est la vie offerte aux yeux, — et qui se donne à juger. Rien n’indique le sentiment de l’artiste. Il a tout aperçu ; il fait tout apercevoir ; mais, comme la vie même, il n’exprime pas le jugement, qu’elle implique toutefois. Ainsi, l’on peut différer de sentiment, en présence de ces images, comme devant la créature vivante. Taine a dit d’Innocent X, tel qu’il est à Rome, au palais Doria, toute sorte de faussetés, selon mon goût. On ne s’accorde qu’à convenir d’un talent miraculeux ; Vélasquez n’a pas laissé là un portrait de ce Pape, — mais le pape Panfili en personne.

Tolstoï traite ses personnages avec la même liberté dominatrice : il n’est pas croyable qu’il en fasse autant de soi-même. Le génie de Montaigne, qui décompose et qui analyse sans cesse les éléments d’une vie, est tout opposé, dirait-on, au génie de Shakespeare, qui ne se lasse pas de créer des êtres vivants, par un prodige de force et de sensibilité, où la raison jugeante semble ne pas avoir de part. Le fait est que Montaigne était le philosophe de Shakespeare : il le lisait assidûment. Et le fait est encore qu’il n’y a point de portrait de Shakespeare par lui-même. — Tolstoï, qui n’intervient jamais dans son récit, pour le compte de ses personnages ; qui ne loue ni ne condamne ; qui laisse parler uniquement la vie ; — ne paraîtrait pas devoir s’être pris pour modèle. Or, il l’a, au contraire, toujours fait. Il a ce don extraordinaire de se voir dans tous les détails, et dans les plis les plus secrets de l’âme, — sans jamais se reconnaître. Il ne se quitte, pour ainsi dire, point, — et n’est pas à soi-même attaché. De là, cet air incomparable de vérité mis en tout. Les Anciens nous peignent ainsi la simplicité grecque, Œdipe, Ulysse, Philoctète ; mais ils ne se sont jamais peints.

Point d’image de Tolstoï, qui vaille donc celles qu’il en a données. Il n’est que d’aller à son œuvre, et de les y prendre. On le suit de l’enfance à la vieillesse. Il n’y manque pas, non plus, les traits du visage. Ce n’en est pas un des moindres mérites, que ce portrait ait été tracé peu à peu, avec le temps, au cours d’un demi-siècle. Rousseau vieillard parle de Rousseau jeune homme. Mais c’est Tolstoï jeune homme, qui peint Tolstoï adolescent. Outre les dons d’une mémoire admirable, Tolstoï, s’observant sans relâche, n’a pas remis à plus tard de fixer ses impressions.

Ses Souvenirs d’Enfance sont le seul livre, au monde, où l’âme et l’esprit de l’enfant s’offrent aux yeux, comme on les trouve dans le regard, le sourire, les caresses, les paroles de l’enfant. Nulle ironie : elle est trop déplacée en la matière. Nulle comparaison à l’âge mûr : elle détruit cette fleur impalpable de la naïveté. Et nulle affectation de puérilité : c’est un jeu qui sent le vieillard. Un tel ouvrage, avec le charme du chef-d’œuvre, à la portée d’une étude unique pour la science. La confidence de l’être enfantin, que nul enfant ne fait, parce qu’il manquerait précisément à l’enfance, s’il pensait à la faire, — Tolstoï l’a faite. Qui veut connaître les idées de ce raccourci d’homme, tout barbouillé encore du lait de la femme, sa méthode sentimentale, sa logique propre, absolue et instinctive, son être passionné et léger, où les pensées mêmes se jouent à l’état d’émotions, — n’a qu’à lire ce livre, — et n’a, du reste, à lire que celui-là.

Dès le début, on voit une nature puissante, rebelle à toute contrainte, sinon l’amoureuse, qui porte à l’extrême limite les forces mises en elle : avant toutes, une sensibilité en continuel mouvement, une sincérité de cœur qui n’a d’égale que la sincérité de l’esprit. Il éprouve, avec une rare plénitude, les alternatives de la vie sentimentale, — et d’abord les sentiments tendres. Mais il paraît les juger avec non moins d’ardeur, qu’il les sent : enfant ou homme, il applique tout ce qu’il a de réflexion aux intrigues, par où son cœur et son âme passent. Il est curieusement avide de se rendre compte de lui-même et des autres. Le goût de la vérité lui est, de bonne heure, si intime, qu’il se confond entièrement avec le goût de la justice ; et, si cette disposition est enfantine, il n’a pas cessé d’être enfant sur ce point. Il souffre, jusque dans l’âge mûr, de cette timidité ombrageuse, presque maladive, qui est comme la peau presque toujours froissée à nu, d’un amour-propre toujours blessé. Il semble n’avoir jamais été content de lui. Sa manie de raisonner l’a éloigné de tout le monde : car, dans une âme violente, raisonner c’est vouloir avoir raison. Bientôt, les autres hommes nous font l’effet de ne vivre que d’à peu près, et de n’aller au fond ni des idées, ni de ce qu’ils sentent. S’il arrive qu’on attache une valeur morale à l’examen de sa pensée, — le peu de profondeur qu’on voit à l’intelligence d’autrui, vous en dégoûte plus que ne feraient même de graves fautes. Beaucoup de grands amis de l’Humanité ont été misanthropes pour cette raison.

Tolstoï n’est pas indulgent. Un amour ardent de la vérité ne va guère avec l’indulgence : il faut la laisser aux âmes molles, ou à celles qui sont revenues de tout, et de la vérité même. Tolstoï ne s’abandonne de bon gré qu’à la terrible innocence de la nature : il ne discute pas avec elle ; de là, que les plus simples créatures l’ont conquis et retenu : les enfants, les hommes du peuple, les paysans, les bêtes, les arbres, et les femmes pures. Sa mère est la seule personne de sa famille, avec une vieille servante, qu’il n’ait jugée que du fond de son amour. Son esprit démonte les ressorts de tous les autres êtres, de ceux-là même qu’il aime le plus : d’un frère, d’une femme, de sa sœur, de ses enfants. Il ne les flatte point parce qu’ils lui tiennent ; mais plutôt il les dessert, parce qu’il les connaît mieux. Sa sincérité brutale le pousse à montrer cette cruelle connaissance, qu’il pourrait cacher. Il est bien difficile, ayant une vue perçante des hommes, et un cœur assez entier pour ne pas les ménager, de ne pas se faire, à la longue, une espèce de mérite d’être sans ménagement. L’orgueil nous dupe où il veut. Puis, il faut en convenir, la connaissance des hommes en inspire le mépris ; et l’habitude d’être vrai ne va presque nulle part avec la politesse. On ne se police, qu’à force de mentir. Les victimes d’un grand homme à l’humeur rude ou morose, devraient la lui pardonner, en partie, s’ils savaient de quel prix il la paye : le don funeste de pénétrer les caractères, et d’en discerner les mobiles, n’est pas un jeu : ne s’y amusent que des âmes assez légères, eussent-elles beaucoup de poids par ailleurs. Au surplus, il n’est pas possible de ne point faire d’amers retours sur soi-même : cette faculté d’une seconde analyse, où la connaissance des autres vous rejette à vous seul, est proprement la revanche du cœur sur l’intelligence. Il n’est pas d’homme aimant sans cette faculté des retours. Elle est le signe qu’une vaste imagination ne s’arrête point à ses conquêtes ; elle passe de là au conquérant ; et s’acharne sur lui à de nouvelles découvertes.

Voilà où réside la source du bien : c’est une compassion des autres, qui naît du dégoût de soi, où l’on fut conduit par le dégoût d’eux. Un Tolstoï a toute la capacité qu’il faut pour contenir un mal presque illimité : il y pourrait être puissant ; je m’assure que souvent il lui en souvint. Mais la compassion l’en empêche ; elle le défend de cette violence sans pitié, où le mépris d’une intelligence, qui ne se peut refréner en ses jugements, nous entraîne contre les objets de son dédain. Tolstoï a fui les hommes, par accès, à toutes les époques de sa vie, quand il avait 15 ans ; quand il en avait 30 ; Lévine est une sorte de solitaire : c’est qu’il les aimait ; par crainte de les juger et de les haïr. Il n’était pas agréable à ses parents, ni à ses amis. Il n’en a eu qu’un, au temps de la première jeunesse, où l’on aime son ami à la manière d’une maîtresse ou d’un amant, sans qu’on ait, pour se quitter, la ressource des trahisons charnelles. Et Tolstoï a fait un tableau lamentable de cette amitié, où les esprits devant seuls se déprendre, il y a toujours l’un des deux qui va au-devant, et qui dupe l’autre : celui-ci prête à celui-là toutes les perfections, qui se les laisse prêter, et ne pardonne point ensuite aux yeux dessillés par lui-même, de ne les lui plus trouver.

Sensible à l’excès ; prompt aux larmes, comme peu d’hommes le sont, moins par tendresse de cœur que par rapidité d’imagination ; plein d’amour-propre, et ne s’aimant pas ; d’une vivacité extrême d’esprit, de cœur, de parole, de geste, mais non de résolution ; non moins timide que violent, selon que son amour-propre le bride, ou qu’il en rompt l’entrave ; insatiable curieux des sentiments et des mobiles humains ; malgré lui, juge absolu de ce qu’il analyse ; témoin défiant qu’on ne trompe, ni ne corrompt pas ; raison toujours armée contre la vanité de l’homme, et qui se désarme elle-même, en en touchant le fond ; très instruit des passions, très propre à en éprouver de fortes, dont la connaissance et la crainte accroissent beaucoup la force ; avide d’amour, et incapable de ne pas peser ce qu’il aime ; sans patience ; uni au monde entier des créatures sans pouvoir accepter le commerce des hommes comme ils sont ; fort jaloux de tendresse ; implacable au mensonge ; épris sur toutes choses de pureté : telle est la riche substance de ce caractère redoutable, dont l’équilibre ne s’est établi que dans la sainteté.

L’amour de la vérité a fondé cet établissement. Ceux qui aiment la vérité, et ceux qui n’en sont que curieux, font deux espèces différentes. Les curieux de vérité n’y mettent pas du leur : elle leur sert, esclave humiliée, pour l’excellent et pour le pire. Ceux qui aiment la vérité ont tous une morale : et ils l’auront tôt ou tard, si d’abord la vérité les fuit, et s’ils la cherchent seulement, pourvu que ce soit avec amour. Les règles pour la conduite de l’esprit suppléent longtemps aux règles pour se bien conduire. La pensée droite est une caution de toute sorte de droiture. Le premier usage d’une bonne pensée est de reconnaître que l’homme n’est pas, comme on dit, « un empire dans un empire ». Et, de quelque côté qu’on incline cette pensée, dès qu’elle est sentie par le cœur, elle est le fondement de la morale. Pour l’amour, elle est une vérité de fait. Avec Tolstoï il en est allé de la sorte. Il a commencé par être tout à soi. Il s’est dégoûté de soi-même, et du reste, après s’en être épris par instinct, par devoir, par compassion. Enfin, quand il lui semblait que le monde fût vide, la vérité, qui ne l’avait point laissé se satisfaire d’une réponse médiocre, lui a découvert que le Bien était le plan réel de la compassion universelle. Elle l’a persuadé que ce Bien seul donne une réalité, à ce qui n’en a pas sans lui ; qu’il la crée incessamment ; qu’il est par là le divin, ou la réalité même ; et que, n’y ayant rien autre de vrai que lui, c’est pour lui seul qu’il faut vivre, puisque, lui ôté, il n’est point de vie.