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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 01/Chapitre 03

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 9-15).

CHAPITRE III.



GRANDE AVENTURE QUI ARRIVE À M. ALLWORTHY À SON RETOUR DE LONDRES. CONDUITE DISCRÈTE DE MISTRESS DÉBORAH WILKINS. RÉFLEXIONS JUDICIEUSES SUR LES BÂTARDS.

Nous avons dit, dans le précédent chapitre, que M. Allworthy avoit une grande fortune, un bon cœur, et point d’enfants. Plusieurs de nos lecteurs en concluront qu’il vivoit en honnête homme, ne devant pas une obole, et n’exigeant rien des autres que ce qui lui étoit dû ; qu’il étoit charitable pour les pauvres, c’est-à-dire pour cette espèce de gens qui, en général, aiment mieux mendier que de travailler ; qu’il tenoit une bonne maison, recevoit cordialement ses voisins à sa table, et en distribuoit les reliefs aux indigents ; qu’il bâtit un hôpital, et mourut immensément riche.

Il fit à la vérité la plupart des choses que nous venons de dire, mais s’il n’eût rien fait de plus, nous lui aurions laissé le soin d’immortaliser son nom par une inscription fastueuse gravée sur le frontispice de son hôpital. Cette histoire présentera des faits bien plus extraordinaires, ou nous aurions sottement perdu notre temps à écrire un si volumineux ouvrage ; et vous, spirituel lecteur, vous pourriez parcourir, avec autant de profit et de plaisir, certains recueils que de plats auteurs ont eu l’impertinence d’intituler Histoire d’Angleterre.

M. Allworthy avoit passé trois mois entiers à Londres, pour une affaire particulière dont nous ignorons la nature. On peut juger toutefois qu’elle étoit très-importante, puisqu’elle l’avoit retenu si long-temps éloigné de sa maison, d’où il ne s’étoit pas absenté un mois de suite, depuis un grand nombre d’années. Il arriva chez lui, le soir, très-tard, accablé de fatigue ; il soupa avec sa sœur, et ne tarda point à se retirer dans sa chambre. Après avoir donné quelques moments à la prière, pratique qu’il ne négligeoit jamais, il se disposoit à se mettre au lit, lorsqu’en levant sa couverture, il vit entre les draps un enfant enveloppé de linges grossiers, et plongé dans un profond sommeil. À cet aspect il demeura quelque temps immobile d’étonnement ; mais comme la bonté avoit toujours sur son cœur un empire irrésistible, il se sentit bientôt ému de compassion pour le petit infortuné qui s’offroit à sa vue.


à la vue de son maître debout en chemise,
elle recula saisie d’épouvante.
Il sonna, et fit dire à une ancienne gouvernante de se lever sur-le-champ, et de venir le trouver. Cependant il contemploit d’un œil attendri la beauté de l’innocence, empreinte des vives couleurs que lui prêtent l’enfance et le sommeil. Absorbé dans ses pensées, il ne s’aperçut pas qu’il étoit en chemise quand la gouvernante entra. Elle lui avoit pourtant laissé tout le temps de se rhabiller : car, autant par respect pour son maître que par amour de la décence, elle avoit passé plusieurs minutes à arranger ses cheveux devant son miroir, quoiqu’on fût venu la chercher en toute hâte, et qu’elle ignorât si M. Allworthy n’étoit pas tombé en foiblesse, ou frappé d’apoplexie.

On conçoit qu’une personne aussi esclave de la décence pour elle-même, devoit se choquer aisément du moindre oubli de cette vertu chez les autres. À peine eut-elle ouvert la porte, qu’à la vue de son maître debout, en chemise, une lumière à la main, elle recula saisie d’épouvante, et elle alloit s’évanouir, si l’écuyer, se rappelant qu’il étoit déshabillé, n’eût calmé sa frayeur en la priant d’attendre pour entrer, qu’il eût passé quelques vêtements, et fût en état de paroître sans blesser les chastes regards de mistress Déborah Wilkins qui, bien qu’âgée de cinquante-deux ans, juroit qu’elle n’avoit jamais vu un homme en chemise. Les esprits railleurs et profanes pourront rire de sa peur, mais les gens graves, en considérant l’heure de la nuit, l’ordre qu’elle avoit reçu de se lever à la hâte, et l’état où elle trouva son maître, approuveront sa conduite, à moins que l’expérience qu’on doit toujours supposer aux filles de l’âge de mistress Déborah, ne diminue un peu de leur admiration.

Quand la gouvernante rentra dans la chambre, et qu’elle apprit de quoi il étoit question, sa surprise surpassa celle de M. Allworthy. « Mon cher maître, s’écria-t-elle avec l’air et l’accent de l’effroi, que faut-il faire ?

— Il faut, répondit M. Allworthy, que vous preniez soin cette nuit de l’enfant. Demain matin je m’occuperai de lui trouver une nourrice.

— Fort bien, monsieur ; et j’espère aussi que votre seigneurie donnera l’ordre d’arrêter sa coquine de mère, qui ne doit pas être loin d’ici. Je serois ravie de la voir enfermée à Bridewell et fouettée à la queue d’un tombereau. On ne sauroit châtier avec trop de rigueur de si infames créatures. Je parierois que ce n’est pas son coup d’essai. Quelle impudence ! oser attribuer son enfant à votre seigneurie !

— À moi, Déborah ? je ne puis le croire ; je suppose seulement qu’elle a pris ce moyen de pourvoir aux besoins de son enfant ; et en vérité, je suis charmé qu’elle n’ait pas fait pis.

— Et que peuvent faire de pis ces infames prostituées, que de déposer le fruit de leur déshonneur à la porte des honnêtes gens ? Tenez, monsieur, vous avez beau être sûr de votre innocence, le monde aime à médire, et il est arrivé à plus d’un honnête homme, de passer pour le père d’enfants qui n’étoient pas les siens. Si monsieur se charge de celui-ci, que ne pensera-t-on pas ? D’ailleurs, pourquoi monsieur s’en chargeroit-il, puisque ce soin regarde la paroisse ? Encore si c’étoit un enfant légitime ! mais un petit monstre de bâtard ! J’ai horreur d’y toucher ; je ne puis voir en lui mon semblable. Fi ! comme il pue ! il n’a pas l’odeur d’un chrétien. Si j’osois donner un avis, ce seroit de déposer ce marmot à la porte du marguillier. La nuit est belle, sauf un peu de pluie et de vent. En l’enveloppant comme il faut, et le plaçant bien chaudement dans une corbeille, il y a deux à parier contre un qu’on le trouvera en vie demain matin. Dans le cas contraire, nous aurons pris de lui le soin convenable et rempli notre devoir. Peut-être même est-il plus heureux pour de telles créatures de mourir dans l’état d’innocence, que de vivre pour imiter l’exemple de leurs mères ; car on n’en peut rien attendre de mieux. »

Quelques traits de ce discours étoient de nature à blesser M. Allworthy, s’il y eût prêté une oreille attentive ; mais il avoit, en ce moment, un de ses doigts engagé dans la main de l’enfant, qui, par une douce pression, sembloit implorer son secours, et ce muet langage auroit prévalu sur l’éloquence de mistress Déborah, eût-elle été dix fois plus grande. M. Allworthy enjoignit à la gouvernante d’emporter l’enfant, de le mettre dans son propre lit, et de faire lever une servante pour lui préparer de la bouillie, et ce dont il auroit besoin en s’éveillant. Il commanda aussi qu’on le pourvût le lendemain matin, de bonne heure, des vêtements nécessaires, et qu’on le lui apportât à son lever.

Mistress Wilkins avoit du discernement, et beaucoup de respect pour son maître ; elle occupoit d’ailleurs dans la maison une excellente place. L’ordre positif qu’elle reçut fit taire à l’instant ses scrupules ; elle prit l’enfant entre ses bras, sans témoigner la moindre aversion pour l’illégitimité de sa naissance ; elle dit que c’étoit une charmante petite créature, et l’emporta dans sa chambre.

M. Allworthy se livra ensuite au doux repos que goûte un homme dévoré de la soif de faire du bien, quand son cœur est pleinement satisfait. Il n’y a peut-être point au monde de sommeil si agréable, et nous nous complairions davantage à en peindre les charmes, si nous savions comment prescrire un air propre à en exciter le besoin.