Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 01/Chapitre 06

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 23-30).

CHAPITRE VI.



ARRIVÉE DE MISTRESS DÉBORAH DANS LE VILLAGE. COMPARAISON POÉTIQUE. COURTE HISTOIRE DE JENNY JONES. ÉCUEILS QUE RENCONTRENT LES JEUNES FILLES QUI VEULENT DEVENIR TROP SAVANTES.

Mistress Déborah ayant rempli, à l’égard de l’enfant, les ordres de son maître, se mit en devoir de visiter les maisons du village où l’on soupçonnoit que la mère inconnue pouvoit être cachée.

Quand l’amoureuse colombe, quand d’innocents et faibles oiseaux aperçoivent un milan dans les airs, ils fuient de toutes parts, ils cherchent un asile contre ses cruelles serres : cependant le milan, fier de sa puissance, plane orgueilleusement au haut des cieux, épiant le moment de fondre sur sa proie.

Semblable à ce terrible ennemi du peuple ailé, mistress Wilkins, à son arrivée dans le village, y répand l’épouvante. Toutes les femmes effrayées rentrent à la hâte dans leurs demeures. Chacune craint d’être l’objet de sa visite. L’altière gouvernante s’avance la tête haute et d’un pas mesuré ; pleine du sentiment de sa supériorité, elle rêve aux moyens d’assurer le succès de sa mission.

Avec un peu de perspicacité, on n’infèrera pas de notre comparaison que les pauvres villageoises eussent quelque soupçon du motif qui conduisoit chez elles mistress Déborah. Toutefois comme il pourroit fort bien s’écouler un siècle entier, avant qu’un habile commentateur s’avisât de faire sentir la beauté de cette comparaison, il nous semble à propos d’en expliquer tout de suite le sens mystérieux.

Notre intention a été de faire entendre, que s’il est dans la nature du milan de dévorer les petits oiseaux, il est aussi dans la nature des Déborah et de leurs semblables, d’insulter et de tyranniser le petit peuple. C’est ainsi que la classe domestique a coutume de se venger de son asservissement aux volontés d’un maître ; et doit-on s’étonner que d’humbles esclaves exigent de leurs inférieurs le tribut de bassesse qu’ils ne rougissent point de payer à leurs supérieurs ?

Toutes les fois que la patience de mistress Déborah avoit été mise par sa maîtresse à une épreuve extraordinaire, et que la contrainte avoit augmenté l’aigreur naturelle de son caractère, elle s’en alloit décharger sa bile sur les habitants du village : aussi n’aimoient-ils guère ses visites. À dire vrai, Déborah étoit crainte et haïe de tout le monde.

Elle entra d’abord chez une femme du même âge qu’elle, que le ciel avoit pourvue des mêmes agréments, et qu’elle honoroit, pour cette raison, d’une faveur particulière. Elle l’informa de ce qui étoit arrivé, et du motif de sa démarche. Les deux sibylles se mirent aussitôt à scruter la conduite de chacune des jeunes filles du village. À la fin, leurs soupçons s’arrêtèrent sur une certaine Jenny Jones, qui leur parut plus capable qu’aucune autre du fait en question.

Cette Jenny Jones n’étoit rien moins que jolie ; mais la nature avoit compensé en elle le défaut d’attraits, par une qualité généralement plus estimée des femmes, dont les années ont mûri le jugement. Elle l’avoit douée d’un esprit peu commun. Jenny s’étoit plu à perfectionner ce don par l’étude. Elle avoit passé plusieurs années comme servante chez un maître d’école, où elle consacroit tous ses moments de loisir à la lecture. Le pédagogue, frappé de ses heureuses dispositions, et de sa passion de s’instruire, eut la bonté, ou si l’on veut la sottise, de lui donner de si bonnes leçons, qu’elle acquit une connoissance passable de la langue latine, et y devint peut-être aussi habile que la plupart des jeunes gens de qualité de nos jours. Cet avantage, comme presque tous ceux d’un genre singulier, ne fut pas pour elle sans quelques inconvénients. On conçoit qu’une fille si accomplie, devoit se sentir peu de goût pour la société de celles que la fortune avoit faites ses égales, et qui lui étoient si inférieures du côté de l’éducation. On comprend aussi que cette supériorité, et la conduite qui en étoit la conséquence presque inévitable, devoient exciter contre elle un peu de malveillance et de jalousie. Depuis sa sortie de chez le maître d’école, ces dispositions malignes croissoient en silence dans les cœurs. Elles ne s’étoient pas encore manifestées, lorsqu’à l’étonnement général, et au grand dépit de toutes les filles de la paroisse, Jenny parut un dimanche à l’église, avec une robe de soie neuve, un fichu de blonde et un bonnet garni de dentelles.

Le feu qui couvoit sous la cendre éclata en ce moment. La science de Jenny lui avoit inspiré un excès d’orgueil qu’aucune de ses compagnes n’étoit disposée à nourrir de l’encens qu’elle se croyoit en droit d’exiger : aussi au lieu de respects et d’hommages, sa riche parure ne lui attira que des marques de haine et de mépris. On s’écria d’une commune voix, qu’il étoit impossible qu’elle possédât honnêtement de si beaux atours, et les mères, loin d’en souhaiter de pareils à leurs filles, se félicitèrent de leur modeste simplicité.

Ce fut peut-être cette aventure qui engagea la commère à désigner d’abord Jenny à mistress Wilkins ; mais une autre circonstance confirma aux yeux de celle-ci, les soupçons de son accusatrice. Jenny, dans ces derniers temps, alloit souvent chez M. Allworthy. Pendant une violente maladie de miss Bridget, elle avoit passé plusieurs nuits auprès d’elle, en qualité de garde. Mistress Wilkins elle-même l’avoit vue au château la veille du retour de M. Allworthy, sans concevoir, toute fine qu’elle étoit, le moindre doute sur sa vertu ; car elle avoit toujours, disoit-elle, regardé Jenny comme une honnête fille, quoiqu’elle la connût fort peu, et auroit plutôt soupçonné quelqu’une de ces petites coquettes du village, qui se donnoient des airs, parce qu’elles se croyoient jolies.

Jenny, sommée de comparoître devant mistress Wilkins, obéit sur-le-champ. À sa vue, la gouvernante, prenant la gravité d’un juge, et en exagérant même un peu l’austérité, commença par lui adresser ces mots : « Effrontée coquine ! » c’étoit la condamner avant de l’entendre.

Les circonstances rapportées plus haut, avoient suffi pour convaincre mistress Wilkins de la faute de Jenny. Il est possible, cependant, que M. Allworthy en eût exigé des preuves plus positives. Mais Jenny épargna à ses accusatrices de nouvelles recherches, en avouant ingénument le fait qu’on lui imputoit.

Cet aveu, quoiqu’il parût l’effet du repentir, n’attendrit point le cœur de Déborah. Elle y répondit par une seconde apostrophe plus injurieuse encore que la première. Les spectateurs, devenus très-nombreux, n’en furent pas plus touchés que la gouvernante. « Nous savions bien, dirent plusieurs d’entre eux, ce que produiroit la robe de soie de mademoiselle. » D’autres se moquèrent de sa science. Il n’y eut pas une femme qui n’imaginât quelque genre d’insulte, pour lui témoigner son mépris. La pauvre Jenny supporta sans se plaindre tous ces outrages. À la fin pourtant, sa philosophie échoua contre la malice d’une vieille sorcière qui, la raillant sur sa figure, et lui passant la main sous le menton, s’écria : « Il faut qu’un homme ait le diable au corps, pour payer d’une robe de soie les faveurs d’une pareille laideron. » Jenny releva ce propos avec un ton d’aigreur d’autant plus surprenant, qu’elle avoit opposé jusque-là un sang-froid imperturbable aux nombreuses attaques dirigées contre son honneur. Peut-être bien sa patience étoit-elle fatiguée ; car c’est une vertu qui résiste difficilement à un long exercice.

Mistress Déborah ayant réussi dans sa mission au-delà de son espoir, s’en revint triomphante au château, et fit à l’heure dite son rapport à M. Allworthy. L’écuyer en fut fort surpris. Il avoit entendu vanter l’esprit et les connoissances de Jenny, et se proposoit de la marier à un jeune ministre du voisinage, auquel il destinoit en dot un petit bénéfice. La peine que lui causa cette découverte égala pour le moins la satisfaction de Déborah, et paroîtra sûrement plus raisonnable à la plupart de nos lecteurs.

Miss Bridget se récria, et dit qu’elle ne croiroit plus désormais à la vertu d’aucune femme ; car elle avoit eu jusqu’alors la meilleure opinion de Jenny.

On renvoya la gouvernante au village, avec ordre d’amener la malheureuse fille devant M. Allworthy. L’écuyer avoit dessein, non de la condamner, selon le désir de quelques-uns et l’attente de tous, à expier sa faute dans une maison de correction, mais de lui adresser les reproches et les conseils salutaires que liront dans le chapitre suivant, ceux qui font cas de ce genre d’instruction.