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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 01/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 52-60).

CHAPITRE XI.



DE L’AMOUR, DE LA BEAUTÉ. PROJET DE MARIAGE FONDÉ SUR DES MOTIFS PLUS SOLIDES.

Des sages (nous avons oublié de quel sexe ils étoient) ont observé qu’il n’y a personne qui ne soit condamné à aimer une fois en sa vie. La nature, autant que nous le pouvons croire, n’a fixé pour cela aucun âge. En tout cas, celui auquel miss Bridget étoit parvenue, nous semble une époque aussi convenable que toute autre. Ce tribut, il est vrai, se paie généralement beaucoup plus tôt ; dans le cas contraire, on ne manque guère, ou jamais, de l’acquitter vers ce temps-là. Nous remarquerons en outre que, dans cette tardive saison, l’amour se montre plus constant et plus sérieux qu’au printemps de la vie. Chez les jeunes filles, il paroît incertain, capricieux, et si irréfléchi, qu’il est souvent difficile de deviner ce qu’elles veulent, et permis de douter qu’elles le sachent elles-mêmes.

Mais rien de plus aisé que de lire dans le cœur des femmes qui approchent de la quarantaine. Éclairées par une longue expérience, elles ne se méprennent pas sur l’objet de leurs désirs, et l’homme le moins clairvoyant le pénètre aussi sans peine.

Miss Bridget nous offre une preuve de la justesse de ces observations. Elle ne vit pas long-temps le capitaine, sans connoître le pouvoir de l’amour : au lieu de se consumer en soupirs, de promener ses rêveries dans les bosquets du parc, comme eût fait une petite fille assez sotte pour ignorer son mal, elle discerna sur-le-champ la nature de l’émotion qu’elle éprouvoit, elle en goûta le charme ; et, certaine que son penchant étoit non-seulement innocent, mais louable, elle n’en fut ni alarmée, ni honteuse.

Il existe à tous égards beaucoup de différence entre la passion raisonnable d’une femme sur le retour, pour un homme d’un âge mûr, et le goût frivole d’une jeune fille pour un adolescent : cette dernière s’attache, la plupart du temps, à des qualités purement extérieures, à des agréments de peu de durée, tels qu’une taille svelte, des joues vermeilles, des mains blanches, de grands yeux noirs, une chevelure ondoyante, un menton ombragé d’un léger duvet. Souvent même elle se laisse éblouir par quelque chose de moins estimable encore, et de plus étranger à la personne qu’elle aime. C’est l’élégance de sa parure, c’est l’ouvrage du tailleur, de la lingère, de la brodeuse, du coiffeur, du chapelier, qui la séduit, et non la nature. Faut-il s’étonner, après cela, qu’elle rougisse de s’avouer à elle-même, ou d’avouer aux autres une si folle passion ?

Celle de miss Bridget étoit d’un caractère très-opposé. La parure du capitaine ne devoit rien aux arts de luxe, et sa personne, guère davantage à la nature. L’une et l’autre auroient excité le mépris et la risée de toutes les jolies femmes dans un bal, ou dans un cercle. Son habillement étoit propre, à la vérité, mais commun, de mauvais goût, et passé de mode. Quant à sa personne, nous en avons déjà fait plus haut une peinture fidèle. Loin que ses joues fussent vermeilles, on ne pouvoit en distinguer la couleur, à travers la barbe noire qui les couvroit en entier, et lui montoit jusqu’aux yeux. Sa taille et ses membres étoient bien proportionnés, mais épais, disgracieux, et n’annonçant que de la force. Il avoit de larges épaules, des mollets aussi gros que ceux d’un portefaix ; en un mot, tout son grossier individu manquoit de cette beauté, de cette grace qui distinguent nos jeunes seigneurs : espèce de mérite qu’ils doivent à leur précoce introduction dans les brillantes assemblées de la capitale, et au sang illustre de leurs ancêtres, c’est-à-dire à un sang formé de mets exquis et de vins généreux.

Miss Bridget se piquoit d’une grande délicatesse ; mais la conversation du capitaine avoit pour elle un attrait qui la rendoit insensible aux défauts de sa personne. Elle se persuada, peut-être fort sensément, qu’elle seroit plus heureuse avec lui qu’avec un homme beaucoup mieux fait, et elle sacrifia le plaisir des yeux à des jouissances plus solides.

Sitôt que le capitaine s’aperçut de la passion de miss Bridget, et il eut l’œil prompt à la découvrir, il y répondit de tout son cœur. La figure de la maîtresse n’avoit rien à reprocher à celle de l’amant. Nous essaierions de tracer ici son portrait, si nous n’avions été devancé par un plus grand maître que nous, M. Hogarth, chez qui elle se fit peindre il y a nombre d’années. Ce célèbre artiste vient de reproduire ses traits dans son tableau d’une Matinée d’hiver, où elle présente un assez juste emblème de la saison. On la voit marcher (car elle marche en effet dans le tableau) vers l’église de Covent-Garden, suivie d’un petit laquais étique, portant sous le bras son livre d’heures.

Le capitaine, non moins sage que miss Bridget, préféroit aux agréments fugitifs de la figure, les avantages durables d’un riche mariage. Il étoit du nombre de ces philosophes qui regardent la beauté, dans l’autre sexe, comme une qualité superficielle et indigne d’attention, ou pour parler clairement, qui aiment mieux une femme laide avec toutes les commodités de la vie, qu’une belle femme sans aucune de ces commodités. Doué d’un excellent appétit, et d’un goût peu délicat, il croyoit la beauté un assaisonnement inutile au banquet nuptial.

Ne dissimulons rien ; le capitaine, depuis son arrivée, ou du moins depuis que son frère lui avoit communiqué ses vues, et long-temps avant qu’il eût découvert dans miss Bridget le moindre signe d’intérêt en sa faveur, étoit tombé amoureux (faut-il le dire ?) du château de M. Allworthy, de ses jardins, de ses terres, de ses métairies. Il en étoit si épris, que pour en obtenir la possession, il n’eût pas hésité à épouser, s’il l’eût fallu, la pythonisse d’Endor.

Instruit par M. Allworthy de l’intention où il étoit de ne se point remarier, et d’assurer sa fortune au premier enfant qui naîtroit de miss Bridget, sa plus proche parente (ce que la loi auroit très-bien fait sans lui), le docteur se persuada, ainsi que le capitaine, que ce seroit une œuvre méritoire de donner le jour à une créature humaine qui devoit être si abondamment pourvue des principaux moyens de bonheur. Les deux frères n’eurent donc plus qu’une pensée, ce fut de chercher à gagner le cœur de l’aimable miss Bridget.

La fortune, cette tendre mère, qui fait souvent pour ses enfants chéris plus qu’ils ne méritent, et même plus qu’ils ne désirent, se plut à seconder les vœux du capitaine. Tandis qu’il méditoit l’exécution de son plan, miss Bridget, animée du même sentiment que lui, mais stricte observatrice des lois de la décence, rêvoit de son côté à la manière de lui donner un encouragement convenable, sans laisser voir trop d’empressement. Elle n’eut pas de peine à réussir dans ce dessein. Le capitaine, toujours aux aguets, ne laissoit échapper aucun mot, aucun geste, aucun regard de son obligeante maîtresse.

Cependant la joie que lui causoit l’apparente bienveillance de miss Bridget, n’étoit pas peu troublée par la peur qu’il avoit de M. Allworthy. Il s’imaginoit que l’écuyer, malgré le désintéressement dont il faisoit profession, suivroit l’exemple commun, lorsqu’il s’agiroit de conclure, et refuseroit son consentement à un mariage si désavantageux pour sa sœur, sous le rapport de la fortune. Nous laisserons à deviner au lecteur par quel oracle cette crainte lui fut inspirée ; mais elle le jetoit dans un extrême embarras. Comment instruire la sœur de sa passion, et la cacher en même temps au frère ? Après bien des réflexions, il résolut de saisir toutes les occasions de marquer en particulier sa tendresse à miss Bridget, et de s’imposer en présence de M. Allworthy la réserve la plus sévère : espèce de tactique qu’approuva le docteur.

Le capitaine ne fut pas long-temps sans trouver le moyen de faire à sa maîtresse une déclaration expresse de ses sentiments ; il en reçut la réponse à laquelle il devoit s’attendre, réponse qui fut faite pour la première fois, il y a quelque mille ans, et qui a toujours passé depuis, par tradition, des mères aux filles. On peut la traduire en latin par ces deux mots nolo episcopari[1], phrase d’un usage également immémorial, dans une autre circonstance.

Le capitaine comprit à merveille le langage de miss Bridget ; il renouvela bientôt ses instances avec plus de chaleur, et selon la coutume il essuya un nouveau refus ; mais à mesure que croissoit l’ardeur de ses désirs, la rigueur de la dame diminuoit dans la même proportion.

Nous ne fatiguerons pas le lecteur de tout le détail de ce manége amoureux. Si, dans l’opinion d’un auteur célèbre, il compose la scène la plus amusante de la vie pour l’acteur, le récit en est peut-être le plus insipide et le plus ennuyeux qu’on puisse imaginer pour le lecteur. Bornons-nous donc au point essentiel. Le capitaine conduisit son attaque dans les règles, la citadelle se défendit dans les règles, et, toujours dans les règles, elle finit par se rendre à discrétion.

Pendant ce temps, c’est-à-dire pendant un mois environ, le capitaine ne s’écarta pas un instant de la circonspection qu’il s’étoit prescrite. Plus il faisoit de progrès auprès de sa maîtresse dans le tête-à-tête, plus il paroissoit devant le monde discret et réservé. Quant à la demoiselle, dès qu’elle se fut assurée du cœur de son amant, elle le traita en public avec la dernière indifférence : de sorte qu’il auroit fallu que M. Allworthy eût la pénétration, ou si l’on veut, la malignité du diable, pour concevoir le moindre soupçon de ce qui se passoit sous ses yeux.


  1. Je ne veux pas devenir évêque.