Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 01/Chapitre 13

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 65-69).

CHAPITRE XIII.



TRAIT D’INGRATITUDE MONSTRUEUSE QUI EXCITERA, NOUS L’ESPÉRONS, L’INDIGNATION DU LECTEUR.

On doit juger, par ce qui précède, que la réconciliation entre les deux époux et M. Allworthy ne fut qu’une affaire de forme. Au lieu de nous y arrêter, nous nous hâterons d’arriver à un sujet plus important.

Le docteur, après avoir conté au capitaine ce qui s’étoit passé entre M. Allworthy et lui, ajouta en riant : « Oh ! par ma foi, je vous ai drapé d’une jolie façon. J’ai fait plus, j’ai prié, conjuré le bon écuyer de ne point vous pardonner. Les sentiments qu’il avoit manifestés en votre faveur, me permettoient de hasarder de pareilles instances, auprès d’un homme de son caractère. Il importoit d’ailleurs, autant pour vous que pour moi, de prévenir tout soupçon d’intelligence entre nous. »

Le capitaine Blifil ne fit, dans le moment, nulle attention à ce discours, mais il sut par la suite en tirer un grand parti.

Le diable, dans son dernier voyage sur la terre, laissa cette maxime à ses disciples : une fois parvenu au but où tu aspires, aie soin de tirer l’échelle ; c’est-à-dire, quand tu as fait ta fortune par les bons offices d’un ami, hâte-toi de rompre au plus vite avec lui.

Nous n’assurerons pas que cette maxime infernale ait servi de règle au capitaine. Ce que nous pouvons dire hardiment, c’est qu’il est très-permis de la regarder comme le principe de sa conduite, et fort difficile de lui en assigner un autre. Dès qu’il se vit possesseur de miss Bridget, et réconcilé avec M. Allworthy, il témoigna à son frère une froideur qui augmenta de jour en jour, et dégénéra en une rudesse de manières dont tout le monde fut frappé. Le docteur lui en fit ses plaintes en particulier ; il n’obtint, pour toute satisfaction, que cette réponse : « Monsieur, si quelque chose vous déplaît dans la maison de mon frère, vous êtes le maître d’en sortir. »

Une ingratitude si noire et si étrange blessa le pauvre docteur jusqu’au fond de l’ame ; car l’ingratitude ne perce jamais plus douloureusement le cœur, que lorsqu’elle vient de ceux pour qui l’on a transgressé ses devoirs. Qu’un indigne retour soit le prix d’une grande et louable action, la réflexion en adoucit toujours l’amertume ; mais comment se consoler de l’ingratitude d’un ami, aux intérêts duquel on a eu la foiblesse de sacrifier sa conscience ?

M. Allworthy parla lui-même au capitaine en faveur de son frère, et voulut savoir de quels torts il l’accusoit. Le misérable n’eut pas honte de répondre, qu’il ne pardonneroit jamais au docteur d’avoir cherché à le perdre, par un vil calcul d’intérêt : « J’ai tiré, dit-il, de sa propre bouche, l’aveu de sa perfidie ; et c’est une bassesse qu’il m’est impossible d’oublier. »

M. Allworthy se récria contre une disposition qui lui paroissoit inhumaine. Il témoigna tant d’horreur pour les esprits implacables, que le capitaine feignit de céder à la raison, et de se réconcilier avec le docteur.

Quant à la nouvelle mariée, elle étoit encore, suivant le proverbe, dans la lune de miel. Idolâtre de son époux, il lui sembloit qu’il n’avoit jamais tort. Elle partageoit tous ses sentiments. Haïssoit-il quelqu’un, c’étoit pour elle un motif suffisant de le haïr aussi.

Le capitaine, ainsi qu’on vient de le dire, ne s’étoit réconcilié qu’en apparence avec son frère. Il lui gardoit toujours rancune dans le fond de l’ame, et trouvoit mille occasions de lui donner secrètement des marques de sa malveillance. Le pauvre docteur, à qui le séjour du château devint insupportable, aima mieux s’exposer à braver de nouveau dans le monde les inconvénients de la pauvreté, que de souffrir plus long-temps l’ingratitude et les outrages d’un frère qu’il avoit si bien servi.

Il forma un jour le dessein d’ouvrir son cœur à M. Allworthy ; mais il n’eut pas la force de faire un aveu qui devoit laisser à sa charge une si grande part du crime. Il sentit, en outre, qu’en peignant son frère de noires couleurs, il aggraveroit d’autant son propre tort, et n’auroit que plus de sujet de redouter la colère de l’écuyer.

Il prétexta donc une affaire qui l’obligeoit de partir, et promit de revenir dans peu. Il prit congé du capitaine avec une cordialité si bien feinte ; celui-ci joua de même si parfaitement son rôle, que M. Allworthy demeura convaincu de la sincérité de leur réconciliation.

Le docteur se rendit en droiture à Londres, où il mourut bientôt de chagrin, maladie qui tue beaucoup plus de gens qu’on ne pense, et qui enrichiroit bien davantage les registres mortuaires, si l’on appeloit les médecins pour la guérir.

En faisant d’exactes recherches sur la vie des deux frères, avant leur liaison avec M. Allworthy, nous avons trouvé qu’on pouvoit assigner encore à la conduite du capitaine, une autre cause que la maxime diabolique rapportée plus haut. Cet homme joignoit aux défauts dont on a déjà parlé, une grande dureté de cœur, et un orgueil démesuré. En toute occasion, il traitoit son frère, qui étoit doux et modeste, avec une extrême affectation de supériorité. Le docteur avoit cependant beaucoup plus d’instruction, et bien des gens lui trouvoient aussi plus d’esprit. Le capitaine le savoit et s’en indignoit ; car la malignité naturelle de l’envie s’accroît par le mépris pour l’objet qui l’inspire ; et lorsqu’un bienfait vient ajouter une nouvelle force à ces deux sentiments, il est fort à craindre qu’il excite moins la reconnoissance que la haine.