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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 02/Chapitre 03

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 78-84).

CHAPITRE III.



DESCRIPTION D’UN MÉNAGE GOUVERNÉ D’APRÈS DES RÈGLES DIAMÉTRALEMENT CONTRAIRES À CELLES D’ARISTOTE.

On se souvient que Jenny Jones avoit demeuré plusieurs années chez un certain maître d’école qui, secondant sa passion de s’instruire, lui avoit enseigné le latin ; et que l’écolière, grace à ses heureuses dispositions, étoit devenue plus habile que son maître.

Le pauvre magister avoit embrassé une profession qui semble exiger quelque savoir, et ce n’étoit pas par là qu’il brilloit. Au demeurant le meilleur homme du monde, ami de la joie, fécond en saillies, il passoit dans le canton pour un prodige d’esprit. Les gentilshommes des environs se l’arrachoient, et comme il ne savoit ce que c’étoit que de refuser, il perdoit à se divertir chez eux, un temps qu’il auroit employé plus utilement dans son école.

Un personnage de cette trempe étoit peu propre à exciter la jalousie des savants professeurs d’Éton et de Westminster. Ses écoliers se partageoient en deux classes. Dans la première figuroit seul le fils aîné d’un écuyer du voisinage, qui, à l’âge de dix-sept ans, commençoit le rudiment. La seconde se composoit du fils cadet de ce même écuyer, et de sept enfants de la paroisse auxquels il apprenoit à lire et à écrire.

Le bénéfice qu’il retiroit de cette école, ne lui auroit pas fourni les moyens de faire grande chère, s’il n’avoit point eu d’autres ressources. Il remplissoit dans le village l’office d’écrivain et celui de barbier, et recevoit en outre de M. Allworthy, tous les ans à Noël, une pension de dix livres sterling qui le mettoit en état de passer gaîment ce jour de fête.

Le pédagogue possédoit encore un trésor : c’étoit une femme qu’il avoit épousée pour sa fortune, consistant en vingt livres sterling, amassées dans la cuisine de M. Allworthy. Son extérieur n’offroit rien d’attrayant. Nous ignorons si elle avoit servi de modèle à notre ami Hogarth ; mais elle ressembloit trait pour trait à la jeune femme qui verse du thé à sa maîtresse dans le troisième tableau des Progrès du libertinage[1]. Elle étoit de plus prosélyte déclarée de la fameuse secte fondée jadis par Xantippe : ce qui la rendoit plus redoutable dans l’école, que son mari même. À dire vrai, ni là, ni ailleurs, le pauvre homme n’étoit jamais le maître en sa présence.

Quoique la physionomie de cette femme annonçât peu de douceur naturelle, il étoit possible que son humeur fût aigrie par une circonstance, qui empoisonne d’ordinaire la félicité conjugale. On a dit avec raison des enfants, qu’ils sont les gages de l’amour : or, depuis neuf ans d’union, elle ignoroit le bonheur d’être mère, sans qu’elle pût accuser de cette disgrace, ni l’âge, ni la complexion de son mari, qui ne comptoit pas encore trente ans, et avoit la réputation d’être ce qu’on appelle un bon vivant.

De là naissoit pour lui un nouveau sujet de trouble et d’affliction. Sa moitié se montroit si jalouse, qu’à peine osoit-il parler à une femme du village. La moindre prévenance, la plus simple politesse envers une personne du sexe, attiroit aussitôt sur elle et sur lui un violent orage.

Pour se préserver des infidélités de son mari, dans sa propre maison, notre moderne Xantippe avoit toujours soin de choisir ses servantes parmi ces filles dont la figure semble garantir la vertu. Jenny Jones étoit de ce nombre.

Au précieux avantage que nous venons d’indiquer, cette jeune fille joignoit une extrême modestie : ce qui, chez les femmes, est réputé une preuve certaine d’esprit. Elle avoit passé plus de quatre ans chez M. Partridge (ainsi se nommoit le maître d’école), sans causer aucun ombrage à sa maîtresse. Celle-ci, non contente de la traiter avec bonté, permettoit à son mari de lui donner les leçons de latin dont nous avons parlé.

Mais il en est de la jalousie comme de la goutte. Quand ces maladies sont une fois dans le sang, il n’existe aucun moyen d’en prévenir les accès, et souvent une cause aussi légère qu’imprévue, suffit pour les déterminer.

Mistress Partridge en est la preuve. Pendant quatre ans, elle avoit laissé son mari cultiver en paix l’esprit de Jenny. Elle souffroit même que cette fille négligeât pour l’étude, les soins du ménage. Un jour que le hasard l’avoit conduite dans la classe, elle y trouva Jenny occupée à lire avec Partridge qui, en ce moment, étoit appuyé sur son épaule. À la vue de sa maîtresse, Jenny se leva brusquement, nous ignorons pour quelle raison. Mistress Partridge fut frappée de ce mouvement, et le soupçon pénétra pour la première fois dans son cœur.

Il y demeura d’abord renfermé, comme un ennemi trop foible qui attend un renfort pour se montrer et commencer l’attaque. Ce renfort ne se fit pas attendre long-temps. Quelques jours après, le mari et la femme étant à dîner ensemble, Partridge dit à sa servante : Da mihi aliquid potum[2]. La pauvre fille sourit, peut-être de ce mauvais latin : mistress Partridge l’ayant regardée, elle rougit, sans doute par honte d’avoir ri de son maître. Là-dessus mistress Partridge entra en fureur et lui lança son assiette de bois à la tête, en s’écriant : « Impudente coquine ! quoi ! sous mes yeux, vous osez vous jouer de moi avec mon mari ! » Aussitôt elle se leva de table, armée de son couteau, dont elle eût fait un sanglant usage si Jenny, qui se trouvoit heureusement plus près de la porte que sa maîtresse, ne se fût dérobée par la fuite à sa rage. Quant au mari, soit que la surprise l’eût rendu immobile, soit que la peur (ce qui est bien aussi probable) l’eût empêché de hasarder la moindre opposition, il demeura sur sa chaise, l’œil fixe, tremblant de tous ses membres, et n’osa ni faire un mouvement, ni proférer une parole jusqu’au moment où sa femme revenant de la poursuite de Jenny, l’obligea de songer à son propre salut, et de se sauver comme sa servante.

La bonne mistress Partridge n’étoit pas plus qu’Othello, d’humeur

À consumer ses jours dans de jaloux tourments,
À suivre en ses soupçons les divers changements
Que présente à nos yeux le disque de la lune[3].

Chez elle, ainsi que chez le Maure de Venise,

L’effet, en un instant, répondoit à la cause :
Douter et se résoudre étoit la même chose[4].

Déterminée à ne pas souffrir que Jenny passât la nuit dans sa maison, elle lui ordonna de faire son paquet, et de partir sur-le-champ.

M. Partridge avoit trop d’expérience et de jugement, pour se mêler d’une affaire de cette nature. Il eut recours à sa recette ordinaire, la patience. Quoiqu’il ne fût pas grand latiniste, il se rappeloit et comprenoit à merveille cette maxime d’un ancien :

Un fardeau bien porté perd beaucoup de son poids[5] ;

il la citoit sans cesse ; et pour ne point mentir, les occasions ne lui manquoient pas d’en éprouver la justesse.

Jenny voulut en vain protester de son innocence, sa voix se perdit au milieu de l’orage. Elle fit donc son paquet, qui tint aisément dans quelques feuilles de papier gris, puis ayant reçu le peu de gages qu’on lui devoit, elle retourna dans sa famille.

Le maître d’école et sa femme passèrent le reste de cette journée d’une manière assez désagréable ; mais dans l’intervalle du soir au matin, le mari trouva moyen d’apaiser un peu le courroux de sa moitié, qui daigna enfin recevoir ses excuses. Elle y ajouta foi d’autant plus volontiers, que Partridge, au lieu de chercher à retenir Jenny, parut fort aise de son départ. Il lui reprochoit d’employer la plus grande partie de son temps à la lecture, et de prendre peu de soin du ménage ; il se plaignoit encore de ce qu’elle étoit devenue entêtée et impertinente. La vérité est que Jenny avoit avec son maître de fréquentes disputes sur des questions de grammaire, qu’elle entendoit beaucoup mieux que lui. Partridge n’en vouloit pas convenir ; il traitoit sa résistance d’opiniâtreté, et commençoit à se sentir pour elle une assez forte aversion.


  1. Les Progrès du libertinage sont une suite de six tableaux pleins de verve et d’originalité, dans lesquels le célèbre Hogart a représenté la vie d’une courtisane, depuis son entrée dans la carrière du vice jusqu’à sa mort précoce et misérable. Les Anglois ont une sorte d’idolâtrie pour cet artiste, dont ils payent les ouvrages au poids de l’or. Trad.
  2. Donnez-moi à boire.
  3. — To make a life of jealousy
    And follow still the changes of the moon
    With fresh suspicions.

    Shakespeare, Othello.
  4. To be once in doubt
    Was once to be resolv’d

  5. Leve fit quod bene fertur onus.
    Horace.