Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 02/Chapitre 05
CHAPITRE V.
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MATIÈRES PROPRES À EXERCER LE JUGEMENT DU LECTEUR.
On a observé très-justement, à notre avis, qu’il est peu de secrets confiés même à une seule personne, qui soient gardés fidèlement. C’eût donc été une espèce de miracle, que l’aventure en question fût connue de toute une paroisse, et que le bruit ne s’en répandît pas plus loin.
Peu de jours après, le maître d’école du petit Badington devint la fable du pays. On disoit qu’il avoit battu sa femme, de la manière la plus barbare. On publioit même en certains lieux, qu’il l’avoit assassinée, ici qu’il lui avoit cassé les bras, là les jambes ; en un mot, on affirmoit que de tous les outrages que peut essuyer une créature humaine, il n’en étoit pas un que mistress Partridge n’eût reçu de son mari.
On varioit également sur le sujet de la querelle. Plusieurs prétendoient que mistress Partridge avoit surpris le pédagogue couché avec sa servante ; d’autres, faisant une version contraire, accusoient la femme d’infidélité et le mari de jalousie.
Déborah étoit depuis long-temps instruite de la brouillerie des deux époux ; mais comme elle en ignoroit le véritable motif, elle avoit jugé convenable de se taire. Peut-être aussi son silence provenoit-il de deux autres causes. On donnoit généralement tort au mari, et elle avoit eu à se plaindre de la femme, lorsque celle-ci étoit fille de cuisine chez M. Allworthy : or, l’altière gouvernante n’étoit pas d’humeur à pardonner aisément une offense.
Cependant mistress Wilkins, douée d’une vue perçante, et capable de lire de loin dans l’avenir, avoit jugé qu’il étoit très-vraisemblable que le capitaine seroit un jour son maître. D’un autre côté, le peu de bienveillance de M. Blifil pour l’enfant trouvé ne lui échappoit point. Elle s’imagina qu’elle le serviroit selon ses désirs, si elle parvenoit à faire quelque découverte propre à diminuer l’affection que M. Allworthy témoignoit à cet enfant. Le capitaine en éprouvoit un extrême mécontentement qu’il ne pouvoit cacher, même en présence de M. Allworthy. C’étoit en vain que sa femme, plus habile à jouer son rôle en public, lui recommandoit souvent de fermer les yeux, à son exemple, sur une folie qu’elle voyoit, disoit-elle, aussi bien que lui, et qu’elle blâmoit autant que personne.
Déborah ayant appris, par hasard, long-temps après, la vérité de l’histoire, s’en fit conter toutes les particularités, puis se hâta d’apprendre au capitaine qu’elle étoit enfin parvenue à découvrir le père du petit bâtard, pour l’amour duquel il lui fâchoit, disoit-elle, de voir que M. Allworthy se perdoit de réputation dans le pays.
Le capitaine blâma sa réflexion, comme une censure indiscrète de la conduite de son maître. Quand l’honneur lui auroit permis de s’entendre avec Déborah, la prudence le lui eût défendu. Rien n’est en effet plus impolitique, que de se liguer avec des valets contre leurs maîtres ; on se met ainsi dans leur dépendance, et l’on a sans cesse à craindre leur trahison. Ce fut peut-être cette considération qui empêcha le capitaine Blifil de s’ouvrir à mistress Wilkins, et d’encourager la légèreté de ses propos.
Au reste, s’il ne montra pas de joie devant elle, il en éprouva intérieurement une très-vive, et se promit de tirer bon parti de cette confidence.
Il en garda long-temps le secret, dans l’espoir que M. Allworthy apprendroit le fait par quelque autre ; mais mistress Wilkins, soit qu’elle eût été blessée des reproches du capitaine, soit qu’elle fût dupe de sa finesse, et craignît de lui avoir déplu, n’ouvrit plus la bouche sur ce sujet.
Il doit paroître un peu étrange, en y réfléchissant, que Déborah n’eût point fait part de sa découverte à mistress Blifil. Cette réserve s’accorde mal avec l’habitude qu’ont les femmes, de se communiquer toutes les nouvelles scandaleuses qui parviennent à leurs oreilles. On ne sauroit guère l’expliquer, que par la mésintelligence survenue entre elle et sa maîtresse, mésintelligence qui pouvoit provenir du mécontentement que causoient à mistress Blifil les attentions trop marquées de Déborah pour l’enfant trouvé ; car tandis que la gouvernante travailloit à le perdre, dans le dessein de gagner les bonnes graces du capitaine, elle l’accabloit de caresses devant M. Allworthy, dont la tendresse pour cet enfant croissoit de jour en jour. Mistress Blifil s’offensa peut-être d’une pareille conduite, malgré le soin que prenoit Déborah, de lui exprimer dans d’autres moments, des sentiments tout opposés : ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle la haïssoit ; et si elle n’eut point la volonté, ou le pouvoir de la faire congédier, elle lui rendit la vie si dure, que Déborah, outrée de dépit, affecta, pour la contrarier, de donner ouvertement mille marques d’affection au petit Tom.
Le capitaine voyant donc que l’histoire couroit risque de se perdre, chercha l’occasion de la raconter lui-même.
Un jour qu’il s’étoit engagé avec M. Allworthy dans une discussion sur la charité, il s’efforçoit de lui prouver que l’Écriture n’emploie nulle part ce mot, comme synonyme de bienfaisance et de générosité.
« La religion chrétienne, disoit-il, a été instituée dans un plus noble but, que celui de confirmer une doctrine qu’un grand nombre de philosophes païens avoient enseignée long-temps auparavant. Quoique la bienfaisance puisse, à la rigueur, s’appeler une vertu morale, il s’en faut de beaucoup qu’elle ressemble à cette sublime disposition chrétienne, à cette haute élévation de pensée qui tient par sa pureté de la perfection angélique, et qu’on ne sauroit acquérir, exprimer, ni sentir qu’avec le secours de la grace. On a plus approché du sens de l’Écriture, lorsqu’on a entendu par charité, la candeur, ou l’habitude de bien penser de ses frères, et de juger favorablement de leurs actions, vertu d’une nature plus éminente et plus étendue que celle de l’aumône. L’aumône, dût-elle aller jusqu’à l’entier sacrifice d’une fortune considérable, demeureroit toujours renfermée dans des bornes étroites, tandis que la charité bien interprétée, embrasse tout le genre humain.
« Pour peu qu’on songe à la pauvreté des premiers apôtres, on ne sauroit s’imaginer, sans absurdité, que leur divin maître leur ait fait un devoir de l’aumône ; et s’il est impossible de croire qu’il l’ait prescrite à des hommes incapables de l’exercer, encore moins pouvons-nous penser qu’elle soit comprise comme synonyme de charité, par ceux qui ont les moyens de la pratiquer, et qui n’en usent pas.
« Au reste, bien qu’elle me semble fort peu méritoire de sa nature, j’avoue que les bons cœurs y trouveroient un grand plaisir, sans les fâcheuses méprises où elle expose trop souvent. Combien de fois n’arrive-t-il pas qu’on répand ses bienfaits sur des sujets qui en sont indignes ? Vous conviendrez que vous êtes tombé, vous-même, dans cette erreur, en comblant de biens ce vaurien de Partridge. Deux ou trois exemples pareils seroient bien capables de diminuer la satisfaction intérieure qu’un homme compatissant trouveroit autrement dans la générosité. Ils pourroient même enchaîner son penchant à la bienfaisance, par la crainte d’encourir le reproche de soutenir et de favoriser le vice : imprudence que le motif le plus pur ne sauroit excuser, s’il n’est accompagné d’une attention scrupuleuse dans le choix de ceux qu’on oblige : et je ne doute pas que cette considération n’ait fort contribué à restreindre la libéralité de plus d’un homme recommandable par sa vertu et par sa piété. »
M. Allworthy répondit au capitaine que, ne sachant pas le grec, il ne pouvoit apprécier la véritable signification du mot traduit par celui de charité ; mais qu’il avoit toujours pensé que la charité consistoit en action, et que l’aumône en faisoit une partie essentielle.
« À l’égard du mérite, dit-il, je suis tout-à-fait de votre avis. Il y en a fort peu à s’acquitter d’une obligation qui, de quelque façon qu’on interprète le mot charité, paroît évidemment imposée par mille passages du Nouveau-Testament. Cette obligation sacrée que prescrit la loi naturelle, aussi bien que la loi divine, est si douce à remplir, que s’il en existe une dont l’accomplissement porte avec soi sa récompense, c’est bien assurément celle-là.
« Il faut pourtant convenir qu’il y a quelquefois dans la bienfaisance, je devrois dire dans la charité, une sorte de mérite incontestable : par exemple, quand, par un principe de bienveillance et d’affection chrétienne, on donne ce dont on a soi-même besoin, quand on se résout à prendre sur son nécessaire pour adoucir, en la partageant, l’indigence d’autrui. Mais ne secourir ses frères que de son superflu, être charitable, disons le mot, moins aux dépens de sa personne que de sa bourse, sauver une famille de la misère, plutôt que de décorer son appartement d’un tableau rare, ou de satisfaire toute autre vanité aussi frivole ; c’est se montrer uniquement homme ; je vais plus loin, c’est presque agir en épicurien. Est-il en effet une jouissance plus désirable pour un vrai épicurien, que celle de manger en même temps (s’il est permis de s’exprimer ainsi) par plusieurs bouches : ce qu’on peut dire de celui à qui beaucoup d’indigents doivent le pain dont ils se nourrissent ?
« Quant à la crainte, fondée sur une triste expérience, d’obliger des gens qui peuvent devenir par la suite indignes de nos bontés, elle ne doit point détourner de la bienfaisance l’homme sensible. Des traits plus ou moins multipliés d’ingratitude, ne sauroient justifier une cruelle indifférence au malheur de nos semblables, et jamais ils n’endurciront une ame vraiment généreuse. Pour fermer à la charité le cœur d’un homme compatissant, il ne lui faudroit rien moins que la conviction d’une perversité universelle, et cette conviction le conduiroit nécessairement à l’athéisme ou au désespoir. Mais un petit nombre d’individus vicieux n’autorise point à conclure que l’espèce entière soit corrompue. C’est une conséquence que n’adoptera jamais l’homme qui, en sondant sa conscience, y trouve la preuve certaine du contraire. »
Après avoir ainsi répondu au capitaine, M. Allworthy lui demanda qui étoit ce Partridge, qu’il avoit traité de vaurien ?
« C’est, dit M. Blifil, Partridge le barbier, le maître d’école, (n’est-ce pas ainsi qu’on le nomme ?) Partridge enfin, le père de l’enfant que vous avez trouvé dans votre lit. »
À ces mots, M. Allworthy témoigna beaucoup de surprise. Le capitaine n’en montra pas moins de ce que l’écuyer ignoroit la chose. Il la savoit, dit-il, depuis plusieurs mois, et parut se rappeler avec un effort de mémoire, que c’étoit mistress Wilkins qui la lui avoit apprise.
Là-dessus on fit venir la gouvernante, qui confirma ce que venoit de dire le capitaine. L’écuyer la chargea d’aller sur-le-champ au petit Badington, s’informer de la vérité du fait. Ce fut le capitaine lui-même qui conseilla cette démarche. Ennemi de toute précipitation en matière criminelle, il déclara qu’il ne voudroit pas que son beau-frère prît une résolution préjudiciable à l’enfant, ou au père de l’enfant, avant d’être bien convaincu du crime de ce dernier. Le capitaine en avoit déjà acquis en secret la certitude par un voisin de Partridge ; mais il étoit trop généreux pour se servir de ce témoignage auprès de M. Allworthy.