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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 02/Chapitre 08

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 120-122).

CHAPITRE VIII.



RECETTE EFFICACE, DANS LES CAS LES PLUS DÉSESPÉRÉS, POUR REGAGNER L’AFFECTION D’UNE FEMME.

M. Blifil se dédommageoit amplement des pénibles et courts instants qu’il passoit avec sa femme, par les agréables spéculations auxquelles il se livroit quand il étoit seul.

Ces spéculations avoient pour unique objet la fortune de M. Allworthy. Il s’appliquoit sans relâche à en calculer la valeur, et trouvoit toujours des raisons de refaire ses calculs à son avantage. Il se plaisoit à projeter des changements dans le château, dans les jardins, à former divers plans pour l’amélioration de la terre, et pour l’embellissement de l’habitation. Dans ce dessein, il étudioit avec ardeur l’art des jardins, la science de l’architecture, et dévoroit tous les ouvrages qui traitent de l’un ou de l’autre. C’étoit là sa seule occupation, son seul amusement. Enfin, il dressa un plan admirable que nous regrettons d’autant plus de ne pouvoir exposer aux yeux du lecteur, qu’à notre avis le luxe du siècle présent auroit peine à en égaler la magnificence. Ce plan avoit, au suprême degré, le double mérite qui recommande les grandes entreprises de cette nature. Il falloit pour l’exécuter des sommes énormes, et un long espace de temps. Mais le capitaine pensoit que l’immense fortune de M. Allworthy, qu’il regardoit déjà comme la sienne, fourniroit de reste à la dépense. Quant au temps, il trouvoit dans son âge, qui n’étoit encore que le terme moyen de la vie, et dans la force de sa constitution, toutes les garanties désirables.

Rien ne lui manquoit plus pour commencer l’exécution immédiate de son plan, que la mort de M. Allworthy. Il employa ce qu’il savoit d’algèbre à en supputer l’époque approximative, il compulsa les tables de mortalité, médita sur les cas fortuits, sur les maladies imprévues, et demeura convaincu qu’en mettant les choses au pis, la chance qu’il souhaitoit ne pouvoit manquer d’arriver dans un petit nombre d’années.

Mais un soir qu’il étoit livré à ses réflexions accoutumées, un accident aussi funeste qu’inopiné en interrompit le cours. La malice du sort ne pouvoit lui jouer un tour plus noir, plus cruel, plus fatal à ses desseins. Bref, pour ne pas tenir davantage le lecteur en suspens, au moment où le cœur du capitaine se dilatoit de joie, en songeant à l’accroissement de bonheur que lui procureroit la mort de M. Allworthy… il mourut lui-même d’une attaque d’apoplexie.

Le malheur voulut qu’il fût frappé de ce coup de foudre, comme il se promenoit seul dans la campagne, à l’entrée de la nuit : en sorte que personne ne se trouva à portée de le secourir, en supposant que son état eût offert quelque ressource. Il prit donc la mesure de l’espace désormais suffisant pour son ambition, et demeura étendu, sans vie, sur la terre. Exemple remarquable d’une vérité si bien exprimée par Horace :

La veille de tes funérailles,
Tu fais tailler le marbre et le jaspe à grands frais :
Oubliant le tombeau, tu bâtis des palais[1].

Ou en prose paraphrasée :

« Tu rassembles les plus précieux matériaux pour élever un superbe édifice, quand tu n’as besoin que d’un pic et d’une bêche. Tu te bâtis une demeure de cinq cents pieds de long, sur cent de large, et tu oublies celle de six sur deux. »


  1. Tu secanda marmora
    Locas sub ipsum funus, et sepulchri
    Immemor, struis domos !

    Horace.