Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 03/Chapitre 02

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 134-143).

CHAPITRE II.



LE HÉROS DE CETTE GRANDE HISTOIRE PAROÎT SOUS DE TRÈS-FÂCHEUX AUSPICES. PETIT CONTE D’UN GENRE SI COMMUN, QUE QUELQUES PERSONNES LE TROUVERONT PEUT-ÊTRE INDIGNE D’ATTENTION. UN MOT, OU DEUX SUR UN ÉCUYER. DÉTAILS MOINS SUCCINCTS, CONCERNANT UN GARDE-CHASSE ET UN PRÉCEPTEUR.

Comme nous avons résolu, en écrivant cette histoire, de ne flatter personne, mais de prendre toujours la vérité pour guide, nous sommes obligé de montrer notre héros sous un jour beaucoup moins avantageux que nous ne l’aurions souhaité, et de déclarer avec franchise, dès sa première apparition sur la scène, qu’il n’y avoit personne dans la maison de M. Allworthy, qui ne le crût destiné à être pendu.

Cette conjecture, nous le disons à regret, ne paroissoit que trop bien fondée. Le petit fripon, presque au sortir du berceau, annonçoit du penchant pour beaucoup de vices, et notamment pour celui qui mène en droite ligne à la fin tragique que chacun lui prophétisoit. Déjà il avoit été convaincu de trois graves délits : d’avoir volé des fruits dans un verger, dérobé un canard dans la cour d’une ferme, et pris la balle de M. Blifil dans sa poche.

Ses défauts étoient d’autant plus frappants, qu’ils contrastoient avec les vertus de son compagnon, jeune homme si accompli, que la maison de l’écuyer et tout le voisinage retentissoient de ses louanges. M. Blifil sembloit né, en effet, de la manière la plus heureuse ; il étoit sobre, discret, religieux, plus qu’on ne l’est d’ordinaire à son âge. Ces qualités lui avoient gagné l’affection de tous ceux qui le connoissoient, tandis que Tom Jones étoit l’objet de l’aversion générale ; et bien des gens s’étonnoient que M. Allworthy eût l’imprudence d’exposer les mœurs de son neveu à la contagion du mauvais exemple, en le faisant élever avec un tel vaurien.

Une aventure arrivée à peu près vers ce temps, fera mieux connoître le caractère des deux enfants, que la plus longue dissertation.

Tom Jones qui, tout pervers qu’il est, sera pourtant le héros de cette histoire, ne comptoit qu’un seul ami parmi les domestiques de la maison ; car mistress Wilkins, réconciliée avec sa maîtresse, l’avoit depuis long-temps abandonné. C’étoit le garde-chasse, très-médiocre sujet, qui passoit pour ne pas avoir des idées plus justes de la différence du tien et du mien, que l’enfant lui-même : aussi leur amitié fournissoit-elle aux domestiques mille railleries piquantes qui étoient déjà, ou sont devenues depuis des proverbes, et se réduisoient toutes dans le fond à ce court adage latin : Noscitur a socio ; en françois : « Dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es. »

Peut-être cette horrible scélératesse de Jones, dont nous venons de rapporter deux ou trois traits, provenoit-elle en partie des mauvais conseils du garde-chasse qui, en plusieurs circonstances, avoit été le recéleur de ses larcins. C’étoit lui, par exemple, qui avoit mangé, avec sa famille, le canard entier et plus de la moitié des pommes, quoique le pauvre Jones, découvert seul, eût supporté la honte de ces deux vols, et par-dessus le marché tous les coups. Il en fut encore de même à l’occasion suivante.

La terre de M. Allworthy étoit contiguë au domaine d’un de ces gentilshommes, connus en Angleterre sous le nom de conservateurs de gibier. À voir l’inflexible rigueur avec laquelle ces gens-là vengent la mort d’un lièvre, ou d’une perdrix, on les croiroit enclins à la superstition des banians de l’Inde, dont un grand nombre, dit-on, consacrent leur vie à la conservation de certains animaux. Mais nos banians anglais ne peuvent être accusés d’une pareille idolâtrie. S’ils se montrent si jaloux de garantir leurs lièvres et leurs perdrix de toute insulte étrangère, c’est pour avoir le plaisir d’en faire eux-mêmes une plus ample boucherie.

Loin de partager le préjugé commun contre cette classe d’hommes, nous pensons au contraire qu’ils remplissent parfaitement le vœu de la nature, et leur noble destination. Si, comme le dit Horace, il y a dans l’espèce humaine des individus fruges consumere nati, nés pour consommer les fruits de la terre, nous ne doutons pas non plus qu’il n’y en ait d’autres feras consumere nati, nés pour manger les animaux des champs, ou en termes vulgaires, le gibier ; et personne ne niera, ce nous semble, que ces gentilshommes ne soient très-fidèles à leur vocation.

Un jour que le petit Jones chassoit avec le garde, une compagnie de perdrix se leva sur les limites du domaine où la fortune, pour seconder les sages vues de la nature, avoit placé un de ces conservateurs de gibier dont il est question. Nos chasseurs suivirent de l’œil les perdrix qui s’abattirent dans des touffes de genêts, à deux ou trois cents pas des possessions de M. Allworthy.

L’écuyer avoit défendu au garde, sous peine de perdre sa place, de jamais mettre le pied sur les terres de ses voisins, sans distinction des propriétaires peu jaloux de leur chasse, et du gentilhomme si amoureux de la sienne. Cette défense n’avoit pas été respectée très-scrupuleusement, à l’égard des premiers. Quant au second, chez qui les perdrix avoient cherché un asile, le garde, bien instruit de son caractère, s’étoit toujours abstenu de violer sa propriété ; et peut-être eût-il encore observé la même réserve, s’il eût été seul ; mais cédant aux instances de son jeune compagnon, et entraîné par sa propre ardeur, il franchit la limite et tua une perdrix.

Dans ce moment, notre gentilhomme passoit par hasard à cheval près de là, suivi de ses gens. Il accourut au bruit du coup, et ne vit que Tom, le garde s’étant caché dans une épaisse touffe de genêts, où il eut le bonheur d’échapper à ses regards. Transporté de fureur, il fouilla l’enfant : ayant trouvé sur lui la perdrix, il jeta feu et flamme, et jura qu’il alloit se plaindre à M. Allworthy. Il tint parole, vola chez l’écuyer, et lui dénonça le délit avec autant d’emportement, que si l’on eût forcé son château, et pillé ses meubles les plus précieux. Il dit qu’il avoit entendu partir deux coups de fusil, presque à la fois ; que Tom par conséquent n’étoit point seul, quoiqu’il n’eût pu découvrir son complice. « Nous n’avons trouvé, ajouta-t-il, que cette perdrix, mais Dieu sait le dégât qu’ils ont fait ! »

Tom, au retour de la chasse, fut conduit chez M. Allworthy. Questionné par lui sur ce qui s’étoit passé, il lui avoua le fait, sans alléguer d’autre excuse que la vérité ; c’est-à-dire que la compagnie de perdrix étoit partie de ses terres.

L’écuyer demanda ensuite à Tom le nom de son complice, qu’il vouloit absolument connoître. En même temps, il l’instruisit de la circonstance des deux coups de fusil, attestée par le gentilhomme et par ses domestiques. Tom soutint qu’il étoit seul. Il commença pourtant par hésiter un peu, ce qui auroit affermi M. Allworthy dans son opinion, s’il avoit eu quelque doute sur le témoignage du gentilhomme et de ses gens.

Le garde, homme très-suspect, fut aussitôt mandé et interrogé. Le drôle, plein de confiance dans la promesse que Tom lui avoit faite de prendre tout sur son compte, nia effrontément qu’il l’eût accompagné, ni même vu de toute l’après-midi.

M. Allworthy se tournant vers Tom, avec un air de sévérité qui ne lui étoit pas ordinaire, le pressa de nouveau de nommer son complice. L’enfant persista dans sa première réponse. L’écuyer irrité de son obstination, le congédia en lui donnant jusqu’au lendemain matin pour réfléchir, et le prévenant qu’il seroit alors interrogé par une autre personne, et d’une autre manière.

Le pauvre Jones passa une nuit fort triste. L’absence de son camarade, que mistress Blifil avoit mené avec elle chez un gentilhomme du voisinage, ajoutoit encore à sa peine. La crainte du châtiment qu’il devoit subir faisoit son moindre tourment. Sa principale inquiétude venoit de la peur de manquer de courage, et de laisser échapper le nom du garde, dont il savoit que son indiscrétion causeroit la ruine.

Le garde n’étoit guère plus tranquille. Il partageoit l’appréhension de Jones, et s’intéressoit beaucoup moins à la peau de son jeune ami, qu’il ne redoutoit sa foiblesse.

Le lendemain matin, quand Tom entra chez le révérend M. Thwackum, à qui l’écuyer avoit confié l’éducation des deux enfants, il eut à essuyer les mêmes questions que la veille ; il y fit les mêmes réponses, et ce nouvel interrogatoire fut suivi du fouet appliqué d’une manière si barbare, qu’il différa peu de la question qu’on donne aux criminels, en certains pays, pour leur arracher des aveux.

Tom endura ce supplice avec une fermeté héroïque. En vain son maître lui demandoit, entre chaque coup, s’il persévéroit à nier la vérité ; il aima mieux se laisser écorcher vif que de trahir son ami, et de violer sa promesse.

Le garde fut ainsi soulagé d’une cruelle anxiété. Quant à M. Allworthy, il éprouva un sentiment de pitié pour Tom ; car outre que le pédagogue, furieux de n’avoir pu obtenir de l’enfant l’aveu qu’il en exigeoit, avoit poussé la rigueur du châtiment fort au-delà de son intention, il commençoit à soupçonner le gentilhomme de s’être trompé. Sa démarche précipitée, la violence de son emportement, rendoient cette conjecture assez vraisemblable. Le dire de ses gens lui paraissoit d’ailleurs mériter peu de foi. Or comme M. Allworthy ne pouvoit supporter un instant l’idée d’avoir commis une injustice, il envoya chercher Tom, et d’un ton aussi doux qu’amical : « Mon cher enfant, lui dit-il, je suis convaincu que mes soupçons étoient mal fondés ; je regrette qu’ils vous aient attiré une punition si sévère. » Après ces paroles affectueuses, il lui donna un petit cheval, pour le dédommager, et lui témoigna de nouveau son chagrin de ce qui s’étoit passé.

Tant de bonté fit sur Tom une impression que n’auroit pu produire l’excès de la rigueur. Les verges de Thwackum n’avoient point ébranlé sa constance, la douceur de M. Allworthy pensa en triompher. Il fondit en larmes, tomba à genoux, et s’écria : « Oh ! monsieur, vous êtes trop bon pour moi… Oui, infiniment trop bon… En vérité, je ne mérite pas que vous me traitiez si bien… » Et le cœur plein d’émotion, il alloit laisser échapper son secret, quand le bon génie du garde-chasse lui ferma la bouche, en lui montrant les suites funestes de son indiscrétion.

Thwackum s’efforça d’étouffer dans l’ame de M. Allworthy tout sentiment d’indulgence et de pitié. Il dit que Tom étoit un obstiné menteur, et insinua qu’une seconde correction pourroit éclaircir l’obscurité du fait.

L’écuyer refusa de consentir à cette nouvelle épreuve. « L’enfant, dit-il, même en le supposant coupable, n’est déjà que trop puni de son mensonge ; égaré sans doute par de fausses idées, il a cru prendre l’honneur pour guide.

— L’honneur ! s’écria Thwackum avec feu, pur entêtement ! pure obstination ! l’honneur enseigne-t-il à mentir ? l’honneur peut-il exister, indépendamment de la religion ? »

Ceci se passoit à table, vers la fin du dîner, en présence d’un tiers qui se mêla alors à la conversation, et qu’avant d’aller plus loin, nous ferons connoître en peu de mots au lecteur.