Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 03/Chapitre 09

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 174-178).

CHAPITRE IX.



INCIDENT D’UN GENRE ODIEUX, SUIVI DES COMMENTAIRES DE THWACKUM ET DE SQUARE.

Des philosophes plus renommés que nous, ont observé qu’un malheur n’arrive guère seul. Nous n’en voulons pour preuve que ces hommes trop avides du bien d’autrui. A-t-on découvert une de leurs fourberies ? il est rare qu’on ne parvienne pas successivement à les connoître toutes. À peine le pauvre Tom avoit-il obtenu grace pour la vente de son petit cheval, qu’on découvrit qu’il s’étoit défait quelque temps auparavant d’une belle bible que lui avoit donnée M. Allworthy, et qu’il en avoit employé le prix de la même manière que celui du cheval. M. Blifil, quoique déjà possesseur d’une bible pareille, l’avoit achetée, tant par amitié pour Tom que par respect pour le livre, ne voulant point le laisser passer à vil prix dans des mains étrangères. Il profita donc lui-même du bon marché ; car c’étoit un garçon avisé, et si économe, qu’il entassoit, sou sur sou, tout l’argent que lui donnoit M. Allworthy.

Il y a, dit-on, des gens qui ne peuvent lire que dans leurs propres livres. M. Blifil ne leur ressembloit pas. Dès qu’il eut en sa possession la bible de Tom, il n’en ouvrit plus d’autre. Il affectoit même de l’avoir sans cesse entre les mains. Or, comme il consultoit souvent M. Thwackum sur les passages difficiles, le pédagogue aperçut par malheur le nom de Tom écrit en plusieurs endroits du livre. Cette découverte amena des questions qui obligèrent M. Blifil à révéler le mystère.

M. Thwackum jura qu’un tel sacrilége ne demeureroit pas impuni : en conséquence, il procéda sans délai à la fustigation, et courut après dénoncer à M. Allworthy ce crime monstrueux, comme il l’appeloit, fulminant contre Tom, et le comparant aux acheteurs et aux vendeurs que Jésus-Christ chassa du temple.

Square vit le fait sous un jour différent. Selon lui, il n’y avoit pas plus de mal à vendre un livre, qu’à en vendre un autre ; aucune loi divine ni humaine n’interdisoit la vente des bibles : partant, l’action de Tom ne blessoit en rien la convenance des choses. Il dit à Thwackum que sa grande colère, en cette occasion, lui rappeloit l’histoire d’une dévote qui, par un pur zèle de religion, vola un jour les sermons de Tillotson à une femme de sa connoissance.

Cette anecdote fit monter le rouge au visage du théologien qui n’étoit pas naturellement des plus pâles, et il se préparoit à une réplique vigoureuse, lorsque mistress Blifil, présente au débat, s’interposa entre les deux champions. Elle se rangea de l’opinion de M. Square, qu’elle appuya de doctes arguments, et finit par dire que si Tom étoit coupable, la vérité l’obligeoit de convenir que son fils ne l’étoit pas moins ; car elle ne voyoit aucune différence entre les vendeurs et les acheteurs, qui avoient mérité également d’être chassés du temple.

L’avis de mistress Blifil termina la dispute. Le triomphe de Square lui causa un accès de joie qui le rendit incapable de proférer un seul mot. Thwackum se tut, étouffant presque de rage, et n’osant parler, de crainte de déplaire à la dame qu’il avoit, comme on l’a vu, intérêt à ménager. M. Allworthy dit que la punition infligée à l’enfant le dispensoit d’exprimer son sentiment ; mais nous pensons qu’on n’aura pas de peine à le deviner.

Peu de temps après, l’écuyer Western (ainsi se nommoit le gentilhomme sur les terres duquel on avoit tué la perdrix) rendit plainte contre Black Georges, pour un nouveau délit de chasse. Ce fut une circonstance funeste à ce malheureux. Outre qu’elle eût suffi pour opérer sa ruine, elle le perdit dans l’esprit de M. Allworthy, qui étoit sur le point de lui rendre ses bonnes graces, et voici comment. Un soir que l’excellent homme se promenoit avec Blifil et Tom Jones, ce dernier lui fit prendre adroitement le chemin qui menoit à la demeure de Black Georges. Il y trouva la famille du garde, c’est-à-dire sa femme et ses enfants, en proie à tous les maux dont la faim, le froid, et la nudité, peuvent assaillir des créatures humaines ; car le paiement d’anciennes dettes avoit presque absorbé les libéralités de Jones.

Une pareille scène ne pouvoit manquer d’émouvoir le cœur de M. Allworthy. Il donna sur-le-champ à la mère une couple de guinées, pour acheter de quoi vêtir ses enfants. La pauvre femme, pénétrée de reconnoissance, fondit en larmes ; et tout en remerciant l’écuyer, elle rendit à Jones mille actions de graces. « C’est ce bon jeune homme, dit-elle, qui nous a préservés, moi et les miens, d’une mort certaine. Depuis long-temps nous ne mangeons pas un morceau de pain, ces pauvres enfants n’ont pas un haillon sur le corps, dont nous ne soyons redevables à sa générosité. » En effet, indépendamment du petit cheval et de la bible, il avoit vendu à leur profit sa robe de chambre et quelques autres objets.

Tom, en revenant au château, fit à M. Allworthy une peinture si touchante du repentir et de la misère de Black Georges, que le bon écuyer se laissa désarmer. Il dit qu’il trouvoit le garde assez puni ; qu’il consentoit à lui pardonner, et songeroit aux moyens de pourvoir à ses besoins et à ceux de sa famille.

Malgré l’obscurité de la nuit, malgré des torrents de pluie, Jones, transporté de joie, s’empressa de retourner sur ses pas, l’espace d’un mille, pour informer la femme du garde de l’heureux succès de sa démarche ; mais comme ceux qui se hâtent trop d’annoncer une bonne nouvelle, il ne recueillit d’autre fruit de sa précipitation, que le chagrin d’avoir bientôt à détruire l’espérance qu’il avoit donnée. Le mauvais génie de Black Georges profita de l’absence de son ami, pour changer de nouveau la face des choses.