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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 04/Chapitre 09

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 234-239).

CHAPITRE IX.



SCÈNE ORAGEUSE.

Molly eut à peine repris ses haillons accoutumés, que ses sœurs l’accablèrent d’injures. « Mademoiselle, dit l’aînée, n’a point à se plaindre de son sort. Quelle audace à elle, de porter une robe dont la jeune miss Western avoit fait présent à ma mère ! Si l’une de nous avoit droit de s’en parer, c’étoit bien moi, je pense ; mais mademoiselle s’imagine que sa beauté mérite, en toutes choses, la préférence : car elle se croit plus belle qu’aucune de nous. — Donnez-lui le morceau de miroir qui est sur le buffet, dit une autre ; à sa place, j’essuierois le sang qui souille mon visage, avant de parler de ma beauté. — Vous auriez mieux fait, reprit l’aînée, de suivre les conseils de monsieur le curé, que de courir après les garçons.

— Tu as raison, mon enfant, dit la mère en sanglotant, voilà comme elle s’est perdue. Elle nous couvre toutes d’opprobre : c’est la première de la famille qui se soit déshonorée.

— Vous devriez, ma mère, s’écria Molly, vous montrer plus indulgente. Ma sœur, que voici, n’est-elle pas venue au monde huit jours après votre mariage ?

— Oui, malheureuse, répondit la mère en furie, c’est vrai ; et qu’importe ! ma faute étoit alors réparée par le mariage. Si la vôtre pouvoit l’être de même, je ne me fâcherois point ; mais vous avez affaire à un beau monsieur ; allez, votre honneur est perdu, oui, perdu sans retour, et je défie qui que ce soit d’en dire autant du mien. »

Ce fut au milieu de cette altercation, que Black Georges trouva sa famille. Comme sa femme et ses trois filles parloient, ou plutôt crioient toutes à la fois, il eut de la peine à se faire entendre. Dès qu’il put y réussir, il les instruisit du message dont Sophie l’avoit chargé.

La Seagrim s’emporta de nouveau contre sa fille. « Vous nous mettez là dans un bel embarras, s’écria-t-elle ; que dira mademoiselle Sophie de l’état où vous êtes ? Ô ciel ! faut-il que j’aie vécu jusqu’à ce jour pour être témoin d’une telle infamie !

— Eh ! quelle est donc, mon père, demanda Molly, cette excellente place que vous m’avez procurée ? (car Georges avoit mal compris, ou mal rendu les paroles de Sophie.) On me destine, je suppose, à la cuisine ; mais je ne laverai les assiettes de personne, entendez-vous ? Mon amant me fera un meilleur sort. Voyez ce qu’il m’a donné cette après-midi ; il m’a promis que je ne manquerois jamais d’argent, et vous n’en manquerez pas non plus, ma mère, si vous voulez retenir votre langue et consentir à votre bonheur. » En disant ces mots, elle tira de sa poche plusieurs guinées, et en donna une à sa mère.

La bonne femme ne sentit pas plus tôt dans sa main la pièce d’or, que cette panacée merveilleuse éteignit, comme par enchantement, le feu de sa colère. « En effet, mon mari, dit-elle à Georges, il n’y a qu’un sot comme vous, qui soit capable d’accepter une place, sans savoir à quoi elle oblige. Peut-être, comme le dit Molly, veut-on la mettre à la cuisine ; et en vérité je ne me soucie pas qu’on fasse de ma fille une souillon. Quoique pauvre, je suis bien née, voyez-vous : mon père étoit homme d’église ; et si le dénûment absolu où il m’a laissée, à sa mort, m’a réduite à me mésallier, en épousant un homme de rien, sachez que j’ai des sentiments au-dessus de ma fortune. Eh ! morguienne, que miss Western ne fasse pas tant la renchérie, et se souvienne un peu mieux, qui étoit son grand-père. Plusieurs de mes parents rouloient carrosse, quand les grands-pères de certaines gens alloient à pied. Croit-elle nous avoir fait un grand cadeau, en nous envoyant une de ses vieilles robes ? Il y a tel de mes parents, qui n’auroit pas ramassé dans la rue cette guenille ; mais le pauvre monde est toujours méprisé. Les gens de la paroisse n’avoient que faire de crier si fort contre Molly ; vous pouviez leur dire, enfant, que votre grand’mère portoit de plus belles robes, et toutes neuves encore, sortant de la boutique du marchand.

— À la bonne heure ! reprit Georges ; mais que répondrai-je à mademoiselle Sophie ?

— Ma foi, je n’en sais rien ; cherchez-le vous-même. Il faut toujours que vous attiriez sur votre famille quelque méchante affaire. Vous souvenez-vous du jour où vous tuâtes cette perdrix, qui fut la cause de tous nos malheurs ? Ne vous avois-je pas conseillé de ne jamais mettre le pied sur les terres de M. Western ? Ne vous avois-je pas prédit, long-temps d’avance, quelles seroient les suites de votre témérité ? Mais vous n’écoutez que votre mauvaise tête ; allez, vous êtes un imbécile. »

Black Georges n’étoit au fond ni colérique, ni brutal ; cependant il avoit dans le sang une certaine dose de cette humeur que les anciens appeloient irascible, et que sa femme, si elle avoit eu un grain de jugement, auroit ménagée avec soin. Une longue expérience lui avoit appris que quand la tempête étoit parvenue à un certain degré, les raisonnements, au lieu de la calmer, ne faisoient que l’accroître. En conséquence, maître Georges ne marchoit guère sans une petite baguette, dont il avoit éprouvé plusieurs fois la vertu magique. L’épithète d’imbécile, échappée à sa femme, lui parut un avertissement de s’en servir.

Il en fit usage à l’instant. Ce remède, comme les médecines d’une véritable efficacité, parut d’abord irriter le mal ; mais il produisit bientôt les plus heureux effets, et rendit à la malade une parfaite tranquillité.

On avouera pourtant que c’est une rude médecine ; il faut, pour la supporter, un tempérament robuste. Elle ne convient qu’aux gens du peuple, hors le seul cas, où l’orgueil d’une femme fait sentir trop vivement à son mari la supériorité de sa naissance. Nous pensons qu’alors, tout mari pourroit y recourir à bon droit, si l’application n’en étoit d’une telle bassesse, que, semblable à une certaine opération médicale qu’il est inutile de nommer, elle souille la main qui l’administre, et révolte la délicatesse d’un homme bien né.

La paix ne tarda pas à se rétablir dans toute la famille ; car la vertu de cette médecine ressemble souvent à celle de l’électricité, et se communique aux personnes qui n’ont pas de contact immédiat avec l’instrument. Comme l’une et l’autre agissent par le frottement, on peut trouver entre elles quelque analogie. C’est sur quoi M. Freke est prié de faire des recherches, avant de publier la nouvelle édition de son traité de physique.

L’orage une fois dissipé, on tint conseil. La proposition de Sophie fut le sujet d’un long débat. Molly ayant persisté dans son refus, on arrêta que la Seagrim iroit trouver miss Western, et tâcheroit d’obtenir la place pour sa fille aînée, qui ne fit nulle difficulté de l’accepter ; mais la fortune, toujours contraire aux vœux de cette petite famille, trompa encore une fois ses espérances.