Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 05/Chapitre 07
CHAPITRE VII.
—
MALADIE DE M. ALLWORTHY.
M. Western avoit pris tant d’amitié pour Jones, qu’il ne pouvoit se séparer de lui ; et Jones, quoique son bras fût depuis long-temps guéri, se laissoit facilement entraîner par l’amour de la chasse, ou par un autre motif, à prolonger son séjour chez l’écuyer. Loin d’être pressé de retourner auprès de son père adoptif, il passoit quelquefois quinze jours de suite sans lui faire une visite, sans même s’informer de ses nouvelles.
Pendant un de ces intervalles, M. Allworthy fut attaqué d’un gros rhume, accompagné de fièvre. Il négligea cette indisposition, comme il faisoit de toutes celles qui ne le forçoient point de garder le lit, ou d’interrompre ses occupations accoutumées : conduite que nous n’avons garde d’approuver ; car la docte faculté a droit d’exiger qu’aussitôt que la maladie entre par une porte, on introduise le médecin par l’autre. C’est le sens du vieil adage : Venienti occurrite morbo,
Hâtez-vous d’attaquer le mal dans sa naissance.
De cette façon la maladie et le médecin se trouvent en présence, et peuvent combattre à armes égales. Si, au contraire, on laisse la maladie se fortifier et se retrancher dans la place, il devient très-difficile et quelquefois impossible au plus habile praticien de l’en déloger. Souvent même, en gagnant adroitement du temps, elle parvient à mettre la nature de son côté, et à rendre impuissantes toutes les ressources de l’art. Telle étoit, autant qu’il nous en souvient, l’opinion du savant docteur Misaubin. Il avoit coutume de se plaindre qu’on l’appeloit toujours trop tard. « Je crois, Dieu me pardonne, disoit-il, que mes malades me prennent pour un entrepreneur de convois. Ils ne m’envoient chercher que quand la maladie les a tués. »
Faute de soins, l’indisposition de M. Allworthy fit des progrès si rapides, que quand l’ardeur de la fièvre l’obligea d’appeler un médecin, le docteur, dès son arrivée, déclara en secouant la tête qu’on avoit trop tardé à l’avertir, et que le malade étoit dans le plus grand péril. M. Allworthy, qui avoit mis ordre à ses affaires dans ce monde, et qui étoit aussi bien préparé pour l’autre que le permet l’humaine nature, entendit cet arrêt avec calme et résignation. Il pouvoit dire tous les soirs en se couchant, comme le Caton de la tragédie[1],
Que le crime ou l’effroi trouble la paix de l’homme,
Étranger à tous deux, tranquille sur son sort,
Caton voit du même œil le sommeil et la mort.
Et certes, il pouvoit le dire avec plus de raison que Caton lui-même, ou tout autre personnage aussi vain des temps anciens et modernes. Sa conscience étoit pure, son ame, inaccessible à la crainte. Il étoit semblable au moissonneur laborieux et fidèle qui, à la fin de la moisson, s’en va recevoir son salaire des mains d’un bon maître.
L’excellent homme voulut rassembler autour de lui toutes les personnes de sa maison. Il ne manquoit à cette réunion que mistress Blifil, partie depuis peu pour Londres, et M. Jones, que nous avons laissé chez l’écuyer Western, où on alla le chercher, un instant après qu’il eut quitté Sophie.
La nouvelle du danger de M. Allworthy, que le domestique exagéra encore, bannit de son esprit toute pensée d’amour. Il se précipita dans la voiture qu’on lui avoit envoyée, et ordonna au cocher de faire le plus de diligence possible. Nous pouvons assurer que l’image de Sophie ne se présenta pas une seule fois à lui, pendant le trajet.
Tout le monde, c’est-à-dire, MM. Blifil, Jones, Thwackum, Square, et quelques domestiques, étant réunis autour du lit de M. Allworthy, le digne homme se leva sur son séant et se disposoit à parler, quand il en fut empêché par les cris perçants et douloureux de Blifil. « Mon cher neveu, lui dit-il en lui tendant la main, ne vous désolez pas ainsi du plus ordinaire des événements humains. On s’afflige justement, lorsqu’on voit fondre sur un de ses amis quelque calamité qui, n’étant pas dans l’ordre nécessaire du destin, paroît rendre son sort plus malheureux que celui d’un autre ; mais la mort est inévitable : c’est le terme commun auquel viennent aboutir les diverses fortunes des hommes. Qu’importe le moment où elle se saisit de sa proie ? Si le sage par excellence, compare l’étendue de la vie à celle de la main, ne peut-on pas la regarder comme un jour ? Je vous quitte au déclin de ce jour. Ceux qui sont partis le matin n’ont perdu qu’un petit nombre d’heures peu dignes de regrets, et qui n’eussent été, pour la plupart, que des heures de fatigue, de peine, et de douleur. Je me souviens qu’un poëte latin[2] nous peint la sortie de la vie, comme celle d’un banquet. Cette pensée m’est souvent revenue à l’esprit, quand j’ai vu des hommes se débattre contre la mort, pour prolonger de frivoles plaisirs, et pour jouir un instant de plus de la société de leurs amis. Mais hélas ! combien est court le plus long délai que le ciel leur accorde ! qu’il est peu différent de partir le premier ou le dernier ! Voilà le vrai point de vue sous lequel il convient d’envisager la vie. Le regret de quitter nos amis colore d’un aimable prétexte l’horreur que la mort nous inspire ; et cependant, telle est la briève durée des plaisirs mêmes de l’amitié, qu’un homme sage n’y attache qu’un faible prix. Peu de gens, je l’avoue, pensent ainsi. La plupart ne songent à la mort que quand sa faux les menace. Quelque hideux, quelque terrible que leur paroisse de près ce fantôme, son effrayante laideur disparoît à leurs yeux dans le lointain. Abattus, consternés, s’ils se croient en danger de mourir, à peine leur crainte est-elle dissipée, que le souvenir s’en efface de leur esprit. Les insensés ! ils s’imaginent avoir reçu leur grace. Ils n’ont obtenu qu’un sursis, et un court sursis.
« Cessez donc, mon cher enfant, de vous affliger de la sorte. Un événement qui peut arriver à toute heure, que chaque élément, chaque particule de matière qui nous environne, peut produire, et auquel nul mortel ne sauroit échapper, ne doit nous causer ni surprise, ni regrets.
« Mon médecin m’ayant averti, et je l’en remercie, que je touchois au moment de vous quitter, j’ai désiré de m’entretenir un instant avec vous, avant que la maladie qui menace, je le sens, de m’accabler, m’en ait ôté la faculté.
« Quoique mes dernières volontés soient consignées, depuis long-temps, dans mon testament, je veux apprendre moi-même à chacun de vous ce qui le concerne, afin d’avoir la consolation de vous voir tous satisfaits.
« Mon neveu Blifil, je vous laisse toute ma fortune, à l’exception d’une rente viagère de cinq cents livres[3] que je vous charge de payer à votre mère, d’une terre de cinq cents livres de revenu, et d’une somme de six mille livres, dont j’ai disposé ainsi qu’il suit :
« C’est à vous, monsieur Jones, que je donne la terre de cinq cents livres de revenu. Comme je connois les inconvénients qui résultent du défaut d’argent comptant, j’y ai ajouté mille livres en espèces. J’ignore si vos espérances seront remplies, ou trompées. Peut-être trouverez-vous que je vous donne trop peu, tandis que le monde pourra m’accuser d’avoir trop fait pour vous ; mais je méprise la censure du monde. Quant à vous, je me flatte que vous ne justifierez point, par vos sentiments, cette fâcheuse opinion, excuse ordinaire des ames dures, que les actes de générosité excitent moins la reconnoissance qu’une cupidité insatiable… Pardonnez-moi cette réflexion ; je ne soupçonne de vous rien de semblable. »
Jones se jeta aux pieds de son bienfaiteur, saisit sa main qu’il couvrit de baisers, et l’assura que sa bonté pour lui surpassoit, dans cette circonstance comme dans toutes les autres, son mérite et son attente. « Je manque de termes, s’écria-t-il, pour vous exprimer ma reconnoissance. Vos bienfaits me pénètrent le cœur. Mais je ne puis songer en ce moment qu’à la douloureuse situation… Ô mon protecteur ! ô mon père ! » Ici la parole expira sur ses lèvres, et il détourna la tête pour cacher les larmes qui couloient de ses yeux.
M. Allworthy pressa doucement sa main dans la sienne, et continua ainsi : « Je connois, mon enfant, la noblesse et la bonté de votre caractère. Joignez-y la prudence et la piété, et vous serez heureux. Si les premières de ces qualités vous rendent digne du bonheur, les dernières seules peuvent vous en faire jouir.
« M. Thwackum, je vous ai laissé mille livres. Je ne doute point que cette somme n’excède de beaucoup vos désirs et vos besoins. Acceptez-la, comme un gage de mon amitié. S’il vous reste du superflu, cette rigide vertu dont vous faites profession, vous enseignera la manière d’en user.
« Monsieur Square, je vous ai légué une pareille somme. Elle vous mettra, je l’espère, en état de mieux réussir à l’avenir dans votre profession, que vous ne l’avez fait par le passé. J’ai souvent observé avec peine, que l’indigence excite plus de mépris que de pitié, surtout chez les gens riches, aux yeux de qui l’homme pauvre passe presque toujours pour un homme sans talent. Le peu que je vous laisse, aplanira les obstacles contre lesquels vous avez eu autrefois à lutter, et vous fournira les moyens d’acquérir le degré de fortune nécessaire à un philosophe tel que vous.
« Mais je sens que mes forces s’épuisent. Je vous renvoie à mon testament, pour ce qui concerne mes autres dispositions. Mes domestiques y trouveront un motif de se souvenir de moi. J’ai fait en outre un petit nombre de legs pieux, que mes exécuteurs testamentaires acquitteront, je pense, avec fidélité. Je vous donne à tous ma bénédiction. Adieu, je pars… quelques moments avant vous. »
En cet instant, un domestique entra précipitamment et annonça l’arrivée d’un procureur de Salisbury, chargé d’un message secret qu’il ne pouvoit, disoit-il, communiquer qu’à M. Allworthy en personne. Il ajouta que ce procureur paroissoit très-pressé, et se plaignoit d’avoir tant d’affaires sur les bras, qu’il ne viendroit jamais à bout de les expédier toutes, quand il se mettroit en quatre pour cela.
« Allez, mon enfant, dit M. Allworthy à Blifil, et voyez ce que me veut cet homme. Je suis hors d’état de m’occuper d’affaires ; je n’en ai point, d’ailleurs, qui ne vous intéresse maintenant plus que moi. Il m’est impossible de recevoir qui que ce soit ; mon esprit n’est plus capable d’attention. » À ces mots, il les congédia, en leur disant qu’il ne perdoit pas l’espérance de les revoir encore ; mais qu’après une si grande fatigue, il avoit besoin de repos.
Quelques-uns des spectateurs de cette triste scène se retirèrent, en versant des larmes. Le philosophe Square lui-même essuyoit ses yeux, peu accoutumés à en répandre. Pour mistress Wilkins, les pleurs tomboient goutte à goutte de sa paupière, comme la gomme, des arbres de l’Arabie. C’étoit une simagrée que n’omettoit jamais l’habile gouvernante, dans les occasions convenables.
Quand tout le monde fut sorti, M. Allworthy remit la tête sur son oreiller, et tâcha de prendre un peu de repos.