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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 05/Chapitre 11

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 356-361).

CHAPITRE XI.



COMPARAISON HOMÉRIQUE, SERVANT D’INTRODUCTION AU COMBAT LE PLUS SANGLANT QUI PUISSE SE LIVRER, SANS LE SECOURS DU FER, OU DE L’ACIER.

Dans la saison où les feux de l’amour embrasent les hôtes des forêts, lorsqu’un cerf, au bois élevé, se prépare à jouir de sa belle compagne, si une meute cruelle s’approche assez du temple de la sauvage Vénus, pour réveiller en elle ce sentiment de crainte, ou de pudeur dont la nature a doué toutes les femelles, dans la vue d’empêcher l’aveugle ardeur des mâles d’exposer les mystères sacrés aux regards des profanes, si, dis-je, pendant que le cerf et son amante célèbrent ces mystères communs à tout ce qui respire[1], quelque animal téméraire ose les troubler, au premier mouvement de la biche effrayée, le cerf impétueux et fier s’élance sur le bord du hallier qui leur sert d’asile, s’y tient en sentinelle, frappe du pied la terre, brandit dans l’air son bois superbe, et provoque hardiment au combat l’audacieux qui interrompt ses plaisirs.

Tel, et plus terrible encore se précipite notre héros, à l’approche de l’ennemi. Il fait quelques pas en avant, pour cacher sa maîtresse tremblante et pour assurer sa retraite. Thwackum lançant sur lui des regards furieux : « Fi ! fi ! monsieur Jones, s’écria-t-il d’une voix de tonnerre, est-il possible que ce soit vous ?

— Vous voyez bien que cela est possible.

— Et quelle est la malheureuse que vous avez avec vous ?

— Si j’ai quelque malheureuse avec moi, il est encore possible que je ne vous dise pas son nom.

— Je vous ordonne de me le dire à l’instant. Ne vous imaginez pas, jeune homme, que l’âge, en relâchant les liens de la discipline, vous ait entièrement affranchi de l’autorité de votre maître. Les relations entre le maître et l’élève ont un caractère indélébile, comme toute autre relation quelconque ; car il n’en est point qui ne dérive du ciel même. Sachez donc que vous ne me devez pas moins de respect et d’obéissance aujourd’hui, qu’au temps où je vous enseignois les premières règles de votre rudiment.

— Vous pouvez le penser ainsi, moi je n’en crois rien, et vous ne me ferez pas changer d’avis, à moins que vous n’ayez entre les mains, pour me convaincre, les mêmes arguments qu’autrefois.

— Eh bien ! je vous déclare net, que je veux savoir le nom de la malheureuse qui étoit avec vous.

— Et moi, je vous déclare aussi net, que vous ne le saurez pas. »

Thwackum fit mine d’avancer, Jones le saisit par le bras. Aussitôt Blifil accourut, et protesta qu’il ne souffriroit pas qu’on maltraitât son ancien maître.

Jones se voyant deux ennemis à la fois sur les bras, crut devoir se débarrasser de l’un d’eux. Il s’adressa de préférence au plus foible, et lâchant le ministre, d’un seul coup, il étendit à ses pieds le jeune écuyer.

Thwackum, tout occupé de l’objet de sa recherche, profita de la liberté qu’il avoit recouvrée, pour pénétrer dans le bois, sans s’inquiéter de ce que deviendroit son compagnon. Mais Jones, vainqueur de Blifil, ne le laissa pas aller bien loin ; il courut après lui, et le tira rudement en arrière par le pan de son habit.

Le ministre avoit été dans sa jeunesse un redoutable champion, et s’étoit illustré, tant à l’école qu’à l’université, par la rudesse de son poing. Il est vrai qu’il avoit renoncé depuis nombre d’années, au noble exercice du pugilat ; mais son courage étoit aussi ferme que sa foi, et sa force physique ne cédoit ni à l’un, ni à l’autre. On a pu s’apercevoir, en outre, qu’il étoit d’une humeur colérique. Lorsqu’en se retournant, il vit son ami étendu sur la terre, et qu’il se sentit pressé lui-même par un adversaire, qui avoit toujours été autrefois le patient dans leurs débats, la honte redoubla son dépit ; il prit l’offensive, et attaqua Jones, en face, avec autant de vigueur, qu’il l’attaquoit jadis par derrière.

Notre héros reçut le choc sans sourciller, sa poitrine en retentit ; il riposta avec une égale énergie ; il visoit à la poitrine de Thwackum, mais son poing, adroitement rabattu, ne porta que sur le ventre du ministre, qui, garni de deux livres de bœuf et d’autant de pudding, ne rendit pas un son creux. Des deux côtés il se donna un grand nombre de coups plus faciles à imaginer qu’à décrire. À la fin Thwackum fit une lourde chute, Jones en profita pour lui appuyer les deux genoux sur l’estomac, et la victoire n’eût pas été plus long-temps douteuse, si Blifil, qui s’étoit relevé dans l’intervalle, ne fût revenu à la charge, et n’eût donné au ministre, par une utile diversion, le temps de se reconnoître et de reprendre haleine.

Tous deux alors assaillirent de concert notre héros, dont le bras étoit déjà fatigué par son combat avec Thwackum ; car quoique le pédagogue, accoutumé à l’emploi du bouleau, préférât jouer des solo sur le dos de ses élèves, et ne se fût livré, dans ces derniers temps, qu’à ce seul exercice, il conservoit assez de son ancien talent, pour faire très-bien sa partie dans un duo.

Le nombre, selon l’usage, alloit décider de la victoire, quand une quatrième paire de poings entra en jeu, et tomba brusquement sur le ministre. On entendit en même temps une voix s’écrier : « Race d’enfer, n’êtes-vous pas honteux, de vous mettre deux contre un ? »

La mêlée en devint plus furieuse, pendant quelques minutes ; mais Blifil ayant été renversé une seconde fois par Jones, Thwackum se décida à demander quartier au nouvel assaillant, qui n’étoit autre que M. Western, qu’aucun des combattants n’avoit reconnu, dans la chaleur de l’action.

L’honnête écuyer se promenoit le soir avec quelques amis, quand le hasard le conduisit vers le lieu où se livroit cette sanglante bataille. À la vue de trois hommes aux prises, il jugea sans un grand effort de génie, que la partie n’étoit pas égale. Il quitta aussitôt sa compagnie, et ne prenant conseil que de son courage, il se rangea du côté le plus foible. Par ce procédé généreux, il empêcha, selon toute apparence, que M. Jones ne fût victime de la rage de Thwackum, et du pieux dévouement de Blifil pour son ancien maître ; car outre l’inégalité du nombre, si défavorable à notre jeune héros, son bras cassé n’avoit pas encore recouvré sa première force. L’arrivée imprévue de l’écuyer mit bientôt fin au combat, et Jones, grace au secours de son allié, remporta une victoire complète.


  1. J’ai supprimé ici une comparaison de la prêtresse d’Apollon avec la biche, qui m’a paru un peu trop libre, et qui se termine par cette citation de Virgile :

    … Procul, o procul este, profani,
    Proclamat vates, totoque absistite luco.

    Profanes, loin d’ici, s’écria la sibylle,
    Loin d’ici ! gardez-vous d’entrer dans cet asile. Trad.