Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 178-189).

CHAPITRE XIII.



GRANDE HABILETÉ DE L’HÔTESSE ; PROFOND SAVOIR DU CHIRURGIEN ; LE DIGNE LIEUTENANT SE MONTRE UN DOCTE CASUISTE.

Après que Jones fut couché, et le calme rétabli dans l’auberge, l’hôtesse dit au lieutenant : « Je crains, monsieur, que ce jeune homme ne se soit pas conduit, envers votre seigneurie, d’une manière convenable ; et s’il avoit été tué, il n’auroit eu, je pense, que ce qu’il méritoit. Aussi, quand des subalternes sont admis dans une compagnie de gentilshommes, ils devroient se tenir dans les bornes du respect ; mais, comme disoit mon premier mari, il en est peu qui sachent le faire. Pour moi, assurément, je n’aurois pas souffert qu’un homme de cette espèce se mêlât parmi des gens comme il faut ; mais je l’ai cru officier, jusqu’à ce que le sergent m’ait dit que ce n’étoit qu’une recrue.

— Madame, répondit le lieutenant, vous êtes dans l’erreur ; le jeune homme s’est très-bien conduit, et je le crois beaucoup mieux né que l’enseigne qui l’a si cruellement outragé. S’il perd la vie, son meurtrier aura lieu de s’en repentir ; le régiment se débarrassera d’un mauvais sujet qui fait la honte de l’armée. Comptez sur ma parole, ce misérable n’échappera point à la justice.

— Bon Dieu ! qui l’auroit cru ? Oui, oui, votre seigneurie a raison de vouloir que la justice se fasse. Elle est due à tout le monde. Un gentilhomme n’a pas le droit de tuer impunément de pauvres gens ; car ils ont une ame à sauver aussi bien que lui.

— Je vous répète, madame, que vous faites tort au jeune volontaire. J’ose affirmer qu’il est mieux né que l’enseigne.

— Eh bien, fiez-vous-en donc à vos yeux. C’étoit un habile homme que mon premier mari. Il avoit coutume de dire, qu’il ne falloit pas toujours juger des gens sur l’apparence. Ce n’est pas que ce jeune homme ne puisse être très-bien de figure ; car je ne l’ai vu que tout couvert de sang. Qui l’auroit cru ? c’est peut-être un jeune cavalier traversé dans son amour. Bonté céleste ! s’il venoit à mourir, quel chagrin ce seroit pour ses parents ! il falloit que le scélérat qui a fait le coup, fût possédé du diable. Sûrement, comme le dit votre seigneurie, ce misérable est la honte de l’armée. La plupart des autres officiers ne lui ressemblent guère. Comme disoit mon premier mari, ils ont autant de répugnance à verser le sang chrétien, en temps de paix, que des gens de robe ou d’église. En temps de guerre, c’est différent. Il faut qu’il y ait du sang répandu ; on ne doit pas leur en faire un crime ; plus ils tuent de monde, mieux ils servent le pays ; et je voudrois de tout mon cœur qu’ils exterminassent jusqu’au dernier de nos ennemis.

— Fi ! madame, fi ! dit le lieutenant en souriant, voilà un vœu bien sanguinaire.

— Pas du tout, monsieur, je ne suis point sanguinaire. Je n’en veux qu’à nos ennemis, et il n’y a pas de mal à cela. Il est tout naturel de désirer qu’on les tue, afin que la guerre finisse, et que les impôts diminuent. N’est-il pas affreux d’en être écrasés comme nous le sommes ? Comment ! il nous en coûte plus de quarante schellings, pour le jour que nous recevons par les fenêtres : encore en avons-nous tant fait boucher, qu’à peine si l’on voit clair dans la maison. C’est ce que je disois dernièrement au collecteur. « En conscience, monsieur, lui disois-je, vous devriez nous ménager un peu davantage. Nous sommes les meilleurs amis du gouvernement, oui la chose est sûre ; car Dieu sait l’argent que nous lui donnons : et pourtant, me dis-je souvent en moi-même, il ne s’imagine pas nous avoir plus d’obligation qu’à ceux qui ne lui payent pas un sou. Oui, oui, ainsi va le monde. »

Elle continuoit sur ce ton, quand le chirurgien entra. Le lieutenant s’empressa de lui demander comment alloit le blessé ?

« Mieux, je crois, répondit gravement l’homme de l’art, qu’il n’iroit à cette heure si l’on ne m’avoit pas appelé ; et cependant, dans l’état actuel des choses, il seroit à souhaiter qu’on m’eût appelé plus tôt.

— J’espère, monsieur, reprit le lieutenant, qu’il n’y a point de fracture au crâne.

— Oh ! monsieur, les fractures ne sont pas toujours les accidents les plus dangereux. Les contusions et les déchirures ont souvent un caractère plus sérieux et des conséquences plus funestes. Lorsqu’il n’y a pas de fracture au crâne, les gens étrangers à la science en concluent que tout va bien ; et moi j’aimerois mieux voir un crâne brisé en mille morceaux, que certaines contusions que j’ai eu occasion d’observer, dans la pratique de mon art.

— Je me flatte qu’il n’y a point ici de pareils symptômes.

— Les symptômes, monsieur, ne sont pas toujours réguliers, ni constants. J’ai vu des symptômes très-fâcheux le matin, prendre à midi un aspect favorable, et redevenir fâcheux le soir. C’est en fait de blessures, qu’on peut dire avec vérité : Nemo repente fuit turpissimus[1]. Je me souviens qu’on m’appela une fois pour un homme qui avoit reçu un coup violent sur le tibia. La peau, exterior cutis, étoit excoriée, le sang couloit en abondance, les membranes intérieures étoient déchirées au point qu’on apercevoit l’os par l’ouverture de la plaie, que nous nommons en latin vulnus. Quelques mouvements fébriles étant survenus au même instant (l’élévation du pouls indiquoit la nécessité d’une forte saignée), je craignis la gangrène. Pour la prévenir, je pratiquai sur-le-champ une large incision à la veine du bras gauche ; j’en tirai vingt onces de sang. Je m’attendois à le trouver épais, glutineux, ou même coagulé, comme il arrive dans les pleurésies ; mais, à ma grande surprise, il étoit couleur de rose, et presque aussi vermeil que celui d’une personne en bonne santé. J’appliquai alors sur la partie malade un cataplasme, qui produisit un effet merveilleux. Après trois ou quatre pansements, la plaie rendit une matière purulente, au moyen de quoi la cohésion… mais peut-être ne me fais-je pas parfaitement comprendre ?

— Non, en vérité, je n’ai pas compris un seul mot de ce que vous avez dit.

— Eh bien, monsieur, pour ne point lasser votre patience, vous saurez qu’au bout de six semaines, mon malade fut en état de se servir de sa jambe, tout aussi bien qu’auparavant.

— Monsieur, ayez seulement la bonté de me dire, si la blessure du malheureux jeune homme peut devenir mortelle.

— Il y auroit de la témérité, même de l’extravagance, à décider après le premier appareil, si une blessure est mortelle, ou non. Nous sommes tous mortels, et souvent il se présente, dans le cours d’un traitement, des symptômes que le plus habile praticien n’a pu prévoir.

— Mais enfin, croyez-vous le jeune homme en danger ?

— En danger ? oui assurément. Est-il quelqu’un de nous, quoiqu’il jouisse de la plus parfaite santé, qu’on puisse dire n’être point en danger ? Comment donc répondre d’un homme atteint d’une blessure aussi grave ? Tout ce que je puis dire, quant à présent, c’est qu’on a très-bien fait de m’appeler, et qu’on auroit encore mieux fait de m’appeler plus tôt. Je reviendrai demain matin, de bonne heure. En attendant, qu’on laisse reposer le malade, et qu’on ne lui plaigne pas l’eau de gruau.

— Ne lui permettrez-vous pas du sack-wey[2] ? dit l’hôtesse.

— Oui, oui, un peu de sack-wey, pourvu qu’il soit bien léger.

— Et un peu de bouillon de poulet ?

— Oui, oui, le bouillon de poulet est fort bon.

— Ne pourrai-je pas lui faire aussi quelques gelées ?

— Oui, oui, les gelées sont excellentes pour les blessures ; elles facilitent la cohésion. »

Par bonheur, l’hôtesse ne parla ni de ragoûts, ni de puddings ; car le complaisant Esculape auroit souscrit à tout, plutôt que de s’exposer à perdre la pratique de la maison.

Dès qu’il fut parti, l’hôtesse se mit à chanter ses louanges. Le lieutenant n’avoit pas pris de son habileté, dans cette courte visite, l’opinion favorable que la bonne femme et tout le voisinage en avoient conçue, peut-être à juste titre ; car le docteur, quoique passablement sot, à notre avis, pouvoit n’être pas dépourvu de talent.

Tout ce que le lieutenant conclut de son docte commentaire, c’est que M. Jones étoit en grand danger. Il donna ordre, en conséquence, de resserrer étroitement Northerton, se proposant de le conduire lui-même le lendemain matin, devant le juge de paix, et de remettre le commandement de la troupe, jusqu’à Glocester, au lieutenant françois qui, bien qu’il ne sût ni lire, ni écrire, ni parler aucune langue, étoit pourtant un bon officier.

Dans la soirée, il fit dire au jeune volontaire qu’il iroit le voir, si sa visite ne lui étoit pas importune. Jones reçut cette offre obligeante avec plaisir et reconnoissance. Le lieutenant se rendit donc auprès de lui. Il le trouva beaucoup mieux qu’il ne l’espéroit. Jones l’assura même que, sans la défense expresse du chirurgien, il seroit levé depuis long-temps, se sentant en parfaite santé, et n’éprouvant d’autre incommodité de sa blessure, qu’une extrême douleur au côté de la tête où il avoit été frappé.

« Je souhaiterois, dit le lieutenant, que vous fussiez aussi bien que vous croyez l’être ; vous pourriez demander sur-le-champ la réparation qui vous est due. Quand une affaire n’est pas susceptible d’accommodement, comme lorsqu’il s’agit d’une grave insulte, ou d’un soufflet, on ne sauroit la vider trop tôt ; mais j’ai peur que vous ne jugiez pas votre état, et que votre adversaire n’ait sur vous trop d’avantage.

— Je veux toutefois, répondit Jones, tenter l’aventure, si vous le permettez, et que vous ayez la complaisance de me prêter une épée ; car je n’en ai point à moi.

— La mienne est bien à votre service, mon cher enfant, s’écria le lieutenant, en l’embrassant. Vous êtes un brave, votre courage me plaît. Cependant je craindrois pour vous l’issue du combat. Un si rude coup, tant de sang perdu, doivent avoir épuisé vos forces. Vous ne sentez pas votre foiblesse, dans le lit ; elle vous trahiroit probablement, après avoir poussé une botte ou deux. Je ne puis consentir que vous vous battiez ce soir ; mais vous nous rejoindrez, j’espère, dans peu de jours, et je vous donne ma parole d’honneur que vous aurez satisfaction, ou que l’homme qui vous a outragé sortira du régiment.

— Je voudrois, dit Jones, qu’il fût possible d’en finir dès ce soir. Maintenant que vous avez touché cette corde, il n’y a plus de repos pour moi.

— Calmez-vous, mon ami. Quelques jours de plus ou de moins ne font rien à la chose. Les blessures de l’honneur ne ressemblent pas à celles du corps. Elles ne souffrent point d’un léger retard dans l’application du remède. Peu importe que vous ayez satisfaction dans une semaine, ou sur l’heure.

— Mais supposez que mon état empire, et que je meure des suites de ma blessure ?

— Eh bien, alors votre honneur n’aura besoin d’aucune réparation. Je rendrai témoignage à la noblesse de votre caractère, et j’attesterai au monde entier, que vous aviez l’intention de vous conduire en homme de cœur, si le ciel vous eût conservé la vie.

— Le retard n’en est pas moins pénible pour moi. Tenez, vous êtes militaire, j’ai presque honte de la confidence que je vais vous faire ; quoique j’aie mené une vie assez déréglée, au fond du cœur, et dans les moments de réflexion, je suis réellement chrétien.

— Je le suis aussi, je vous assure, et des plus zélés. J’ai été, tantôt, ravi de la manière dont vous avez pris, à table, la défense de votre religion ; et maintenant, jeune homme, à vous parler sans détour, je suis fâché de voir, que vous paroissiez rougir de confesser ouvertement votre foi.

— Eh bien ! un vrai chrétien ne doit-il pas trembler de nourrir dans son cœur un ressentiment que la loi de son Dieu condamne ? Puis-je me livrer, sur ce lit de douleur, à des projets de vengeance ? Comment me présenter devant le souverain juge, la conscience chargée du poids d’un pareil crime ?

— Je crois, qu’en effet, il existe un précepte qui interdit la vengeance ; mais un homme d’honneur ne peut l’observer ; et tout militaire doit être homme d’honneur. Je me souviens d’avoir, un jour, proposé le cas à notre aumônier, en buvant un bowl de punch avec lui. Il convint que la question étoit difficile à résoudre ; mais il espéroit, dit-il, qu’il y avoit, sur ce point, un privilége en faveur des gens d’épée : et certes, nous devons l’espérer comme lui. Le moyen de supporter la vie sans l’honneur ? Oui, oui, mon enfant, continuez à être un bon chrétien tant que vous vivrez, mais soyez homme d’honneur aussi, et ne souffrez jamais un affront. Tous les livres, tous les curés du monde ne me persuaderont pas d’être un lâche. J’aime beaucoup ma religion, j’aime encore plus mon honneur. Il faut qu’il se soit glissé quelque erreur dans le texte de la loi, ou dans la traduction, ou dans le commentaire. Quoi qu’il en soit, un militaire doit en courir la chance ; car il est obligé de conserver son honneur sans tache. Dormez donc tranquille cette nuit, et je vous promets que l’occasion de venger votre injure ne vous manquera pas… » À ces mots il embrassa Jones affectueusement, lui serra la main, et prit congé de lui.

Le raisonnement du lieutenant, quelque concluant qu’il fût pour lui, ne l’étoit pas de même pour notre jeune ami. Celui-ci, après avoir long-temps ruminé le cas dans sa tête, s’arrêta enfin à la résolution qu’on va voir.


  1. Il n’y a pas d’abord de péril imminent.
  2. Boisson faite avec du vin d’Espagne et du lait.