Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 08/Chapitre 10

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 278-292).

CHAPITRE X.



AVENTURE EXTRAORDINAIRE.

Au moment où Jones et son ami terminoient le dialogue rapporté dans le chapitre précédent, ils arrivèrent au pied d’une montagne très-escarpée. Jones s’arrêta tout court, en mesura des yeux la hauteur, et garda un instant le silence ; puis il appela son compagnon et lui dit : « Partridge, je voudrois être au sommet de cette montagne. On doit y jouir d’une vue ravissante, surtout à la clarté de la lune. Sa pâle et mystérieuse lumière donne à tous les objets un charme inexprimable, pour une imagination qui aime à se nourrir d’idées mélancoliques.

— Fort bien, monsieur, répondit Partridge ; mais si le haut de la montagne est propre à engendrer des idées mélancoliques, je suppose que le bas doit en inspirer de gaies, et je trouve celles-ci bien préférables. Bonté divine ! vous m’avez glacé le sang dans les veines, rien qu’en parlant du sommet de cette montagne, qui me paroît une des plus élevées qu’il y ait au monde. Non, non, si nous avons quelque chose à chercher, que ce soit un lieu sous terre, où nous puissions nous mettre à l’abri du froid.

— Eh bien cherche, mais aie soin de te tenir à portée de la voix. Je t’appellerai quand je serai de retour.

— Sûrement, monsieur, vous n’êtes pas fou.

— Je le suis pourtant, si c’est une folie de vouloir gravir cette montagne. Quant à toi, qui te plains si fort du froid, je te conseille de m’attendre ici. Je ne manquerai pas de te rejoindre dans une heure.

— Pardonnez-moi, monsieur, j’ai résolu de vous suivre partout où vous irez. » Le pauvre homme n’osoit demeurer seul. C’étoit à tous égards un franc poltron ; mais il ne craignoit rien tant que les esprits, auxquels il faut avouer que l’heure de la nuit et la solitude du lieu sembloient convenir merveilleusement.

En cet instant, Partridge découvrit à travers des arbres, une foible lumière qui paraissoit peu éloignée. « Monsieur ! s’écria-t-il transporté de joie, le ciel exauce enfin mes prières. Voici une maison ; c’est peut-être une auberge. Par pitié pour moi, monsieur, et pour vous-même, ne méprisez pas ce bienfait de la Providence, et dirigeons-nous vers cette lumière. Que la maison soit une hôtellerie, ou non, si ce sont des chrétiens qui l’habitent, ils seront touchés de notre malheureuse situation, et ne nous refuseront pas un asile. »

Jones céda aux instances de Partridge, et tous deux se hâtèrent de gagner l’endroit d’où partoit la lumière. Ils arrivèrent bientôt à la porte d’une maison, ou si l’on veut, d’une chaumière ; car l’un et l’autre nom convenoit également bien à cette habitation. Jones frappa plusieurs coups auxquels on ne répondit pas. Partridge, qui avoit la tête farcie de contes de revenants, de diables, et de sorciers, fut saisi d’effroi. « Dieu nous soit en aide, s’écria-t-il, il faut que tous les habitants de cette maison soient morts ; je n’aperçois plus de lumière, et pourtant je suis sûr d’en avoir vu briller une, il n’y a qu’un moment… Oh, j’ai entendu parler dans ma vie de choses semblables…

— De quoi as-tu entendu parler ? On dort dans la maison, ou, comme le lieu est désert, on craint d’ouvrir la porte. » Il appela alors à haute voix, et enfin une vieille femme mettant la tête à la fenêtre, leur demanda qui ils étoient et ce qu’ils vouloient ?

« Nous sommes, répondit Jones, des voyageurs égarés. Nous avons aperçu de loin une lumière, et l’espoir de trouver un peu de feu pour nous réchauffer, nous a conduits à votre porte.

— Qui que vous soyez, répartit la vieille, vous n’avez que faire ici, et je n’ouvre à personne à l’heure qu’il est. »

Partridge rassuré par le son d’une voix humaine, supplia la sibylle, dans les termes les plus pressants, de l’admettre pendant quelques minutes auprès de son feu, lui disant qu’il étoit à moitié mort de froid (il auroit pu ajouter de peur). Il assura que le gentilhomme qui venoit de lui parler, étoit un des plus grands seigneurs du pays, et n’oublia rien pour la toucher, hors un argument que Jones n’employa pas en vain. Ce fut la promesse d’une demi-couronne, amorce irrésistible pour une créature de cette espèce, à qui, d’ailleurs, les manières affables de Jones et son agréable figure, alors éclairée par la lune, ôtoient la crainte qu’elle avoit d’abord conçue, que les deux étrangers ne fussent des voleurs. Elle consentit enfin à les laisser entrer dans la maison, où Partridge, à sa grande joie, trouva un bon feu.

Le pauvre diable fut à peine réchauffé, que ses visions accoutumées recommencèrent à lui troubler le cerveau. Il n’ajoutoit pas plus de foi au décalogue, qu’aux chimères de la sorcellerie ; et l’on ne sauroit imaginer une figure plus propre à les réaliser, que la vieille qu’il avoit devant les yeux. C’étoit le vrai portrait de la sorcière si bien peinte par Otway, dans sa tragédie de l’Orpheline, une femme qui, sous le règne de Jacques Ier, eût été condamnée, sur sa mine, à être pendue, sans aucune forme de procès.

Plusieurs circonstances contribuoient à entretenir la superstition de Partridge : l’aspect de cette femme qui vivoit seule, en apparence, dans un lieu si désert ; celui d’une maison dont l’extérieur sembloit beaucoup trop bon pour elle, et qui étoit meublée intérieurement avec une propreté et une élégance surprenantes. Jones lui-même ne savoit que penser de ce qu’il voyoit ; car la chambre où on les avoit introduits, outre la beauté de son ameublement, contenoit un grand nombre de curiosités dignes de fixer l’attention d’un amateur.

Tandis qu’il admiroit ces objets, et que Partridge trembloit de tous ses membres, dans la ferme conviction qu’il étoit chez une sorcière, la vieille leur dit : « J’espère, messieurs, que vous ne tarderez point à partir. J’attends mon maître de moment en moment, et je ne voudrois pas, pour le double de ce que vous m’avez donné, qu’il vous trouvât ici.

— Vous avez donc un maître ? lui dit Jones. Effectivement, bonne femme, j’étois surpris, excusez-moi, de voir tant de belles choses en votre possession.

— Ah, répondit-elle, si j’en possédois seulement la vingtième partie, je m’estimerois bien riche ; mais je vous en supplie, monsieur, ne restez pas plus long-temps. Mon maître peut arriver d’une minute à l’autre.

— Quoi ! vous feroit-il un crime d’un acte de charité aussi simple ?

— Oh monsieur, reprit la vieille, c’est un homme étrange que mon maître, un homme qui n’a pas son pareil dans le monde. Il ne hante personne, il ne sort guère que la nuit, de crainte d’être aperçu, et les gens du pays redoutent également de le rencontrer. Son habillement suffit pour effrayer ceux qui n’y sont pas accoutumés. On l’appelle l’Homme de la Montagne, à cause des promenades qu’il y fait pendant la nuit, et je crois qu’on n’a pas moins peur de lui, que du diable. Oh, il entreroit dans une terrible colère s’il vous trouvoit ici.

— De grace, dit Partridge, ne fâchons pas ce monsieur-là. Je suis prêt à me remettre en marche, et n’ai jamais eu plus chaud de ma vie. Partons pour l’amour de Dieu, partons, mon cher maître. Voyez-vous sur la cheminée ces pistolets ? Ils sont chargés peut-être, et qui sait ce qu’il pourroit en faire ?

— Ne crains rien, Partridge, dit Jones, je saurai te garantir de tout danger.

— Oh quant à cela, répartit la vieille, vous n’avez rien à craindre. Mon maître ne fait de mal à personne. S’il a des armes chez lui, c’est pour sa propre sûreté. Sa maison a déjà soutenu plus d’un siége, et une de ces nuits dernières nous avons cru entendre des voleurs rôder à l’entour. Pour moi, je me suis souvent étonnée que quelque brigand ne l’ait point assassiné dans ses courses nocturnes ; mais, comme je vous le disois, on a peur de lui, et puis on pense, je le suppose, qu’il n’a sur sa personne rien de bon à prendre.

— Cette collection de raretés, dit Jones, me porte à croire que votre maître a voyagé.

— Oui, monsieur, et beaucoup. Peu de gens en savent plus que lui, sur toutes sortes de sujets. Je soupçonne qu’il a été malheureux en amour, ou de quelque autre façon. Il y a près de trente ans que je suis à son service, et pendant tout ce temps, à peine a-t-il parlé à six personnes vivantes. » Elle les pressa de nouveau de partir. Partridge la seconda de son mieux ; mais Jones, qui brûloit de voir ce personnage extraordinaire, traînoit exprès le temps en longueur. En vain la vieille redoubloit ses instances, en vain Partridge tiroit son maître par la manche, pour l’engager à le suivre ; Jones trouvoit sans cesse des prétextes de retarder son départ, quand tout-à-coup la vieille effrayée leur dit, qu’elle reconnoissoit le signal accoutumé de son maître. Au même instant on entendit plusieurs voix crier : « La bourse, vieux coquin ! la bourse ! ou nous te faisons sauter la cervelle.

— Ah bon Dieu ! s’écria la vieille, on assassine mon maître ! Que faire ? hélas ? que faire ?

— Comment ? Que dites-vous ? reprit Jones. Ces pistolets sont-ils chargés ?

— Ô mon bon monsieur, ils ne le sont pas, je vous assure. De grace, messieurs, ne nous tuez pas ; » car elle avoit à peu près la même opinion de ceux du dedans que de ceux du dehors.

Jones, au lieu de s’amuser à lui répondre, se saisit d’un vieux sabre suspendu à la muraille, et vola au secours du solitaire. Il le trouva luttant contre deux scélérats, et prêt à succomber sous leurs coups. Notre héros ne perdit pas le temps en paroles, il tomba sur eux si vigoureusement avec son sabre, qu’il les força bientôt de lâcher prise. Les brigands, sans oser lui tenir tête, tournèrent les talons et se sauvèrent. Jones satisfait d’avoir délivré le vieillard, ne chercha point à les poursuivre. Il crut d’ailleurs la chose inutile, en les entendant crier dans leur fuite, avec d’horribles blasphèmes, qu’ils étoient des hommes morts.

Il s’empressa de relever le vieillard, qui avoit été renversé dans le combat, et lui témoigna la crainte qu’il n’eût reçu quelque blessure.

Le solitaire le regardant d’un air étonné : « Non, monsieur, non, lui dit-il, j’ai très-peu de mal, je vous remercie ; le ciel ait pitié de moi.

— Je vois, monsieur, répondit Jones, que vous croyez avoir quelque chose à redouter, de la part même de ceux qui ont eu le bonheur de vous sauver la vie. Je ne saurois blâmer vos soupçons, mais ils ne sont point fondés. Vous n’avez auprès de vous que des amis. Égarés pendant la nuit, mourant de froid, nous avons pris la liberté de nous réchauffer à votre feu. Au moment où nous allions continuer notre route, nous avons entendu vos cris, et la Providence elle-même semble nous avoir envoyés à votre secours.

— C’est bien en effet la Providence, dit le vieillard, si la chose est ainsi.

— Elle est ainsi, je vous le jure, répondit Jones. Voici votre sabre. Je ne m’en suis servi que pour votre défense, et je le remets entre vos mains. »

Le vieillard prit son sabre teint du sang des brigands, fixa pendant quelques moments ses regards sur Jones, puis poussant un soupir : « Pardonnez-moi, jeune homme, s’écria-t-il, je n’ai pas toujours été d’un caractère soupçonneux, et je hais l’ingratitude.

— Remerciez donc, dit Jones, cette Providence, à laquelle vous êtes redevable de votre salut. Quant à moi, je n’ai rempli qu’un simple devoir d’humanité. J’ai fait pour vous, ce que j’aurois fait pour tout autre, dans les mêmes circonstances.

— Laissez-moi vous considérer un peu plus long-temps, s’écria le vieillard. Vous êtes donc une créature humaine ! oui, je commence à le croire. Allons, entrez, je vous prie, dans ma cabane. C’est bien à vous que je dois la vie. »

La vieille étoit partagée entre l’inquiétude qu’elle éprouvoit pour son maître, et la crainte d’être grondée par lui. Partridge ressentoit, s’il est possible, encore plus d’effroi. La première se rassura, quand elle vit le solitaire s’entretenir amicalement avec Jones, et qu’elle sut ce qui s’étoit passé. Mais à peine Partridge eut-il aperçu le vieillard, que la singularité de son accoutrement lui inspira plus de frayeur, que ne lui en avoient causé son portrait tracé par la bonne femme, et l’événement tragique arrivé devant la porte de la maison.

À dire vrai, l’aspect du vieillard de la montagne auroit pu troubler un esprit plus ferme que celui de Partridge. Ce personnage étoit de la plus haute stature. Une longue barbe, aussi blanche que la neige, descendoit sur sa poitrine. Son corps étoit couvert d’une peau d’âne, grossièrement taillée en forme de casaque. Il portoit des bottes et un bonnet, faits tous deux de la peau de quelque autre animal.

Dès que le solitaire fut entré dans sa maison, la vieille le félicita de son heureuse délivrance.

« Oui, s’écria-t-il, j’ai échappé au fer des assassins, grace à la valeur de ce jeune homme.

— Le ciel le bénisse, dit-elle. C’est un brave jeune homme, je vous assure. Je craignois que votre seigneurie ne me sût mauvais gré de lui avoir ouvert la porte. Je m’en serois bien gardée, si je n’avais vu au clair de la lune que c’étoit un gentilhomme, et qu’il étoit à moitié mort de froid. Il faut que quelque bon ange l’ait conduit ici, et m’ait inspiré l’idée de le recevoir.

— Je crains, monsieur, dit le vieillard à Jones, de n’avoir chez moi rien de bon à vous offrir. Si vous vouliez cependant accepter un verre d’eau-de-vie, j’en ai d’excellente que je conserve depuis trente ans. »

Jones le refusa poliment.

Le solitaire lui demanda alors où il alloit, et quand il s’étoit égaré ? « J’avoue, dit-il, que je suis surpris de voir une personne telle que votre extérieur l’annonce, voyager à pied la nuit. Vous êtes, je le suppose, un gentilhomme des environs ; car vous ne semblez pas accoutumé à faire une longue route sans chevaux.

— Les apparences, répondit Jones, sont souvent trompeuses. Je ne suis point de ce pays-ci ; et quant au lieu où je vais, à peine le sais-je moi-même.

— Qui que vous soyez, en quelque lieu que vous alliez, je vous ai des obligations dont je ne pourrai jamais m’acquitter.

— Je vous répète que vous ne m’en avez aucune. Où est le mérite d’avoir exposé, pour vous servir, ce dont je ne fais nul cas ? Rien à mes yeux n’est plus méprisable que la vie.

— Eh quoi ! si jeune encore, avez-vous déjà sujet d’être malheureux ?

— Vous voyez en moi, monsieur, le plus infortuné des hommes.

— Auriez-vous perdu un ami, ou une maîtresse ?

— Comment avez-vous pu prononcer deux mots capables de m’ôter la raison ?

— Un seul suffit en effet pour troubler la raison de l’homme. Je ne me permettrai plus de questions, monsieur ; peut-être ai-je déjà poussé trop loin la curiosité.

— Je ne puis blâmer en vous un sentiment que j’éprouve, moi-même, au plus haut degré. Tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai entendu, depuis que je suis entré dans votre maison, me cause une extrême surprise. Des événements bien extraordinaires ont dû vous déterminer à choisir pour demeure cette solitude ; et je crains que votre vie n’ait pas été non plus exempte d’infortune. »

Ici le vieillard soupira de nouveau, et se tut pendant quelques minutes, puis regardant Jones attentivement : « J’ai lu, dit-il, qu’une heureuse physionomie étoit une lettre de recommandation. En ce cas, personne ne peut se flatter d’être mieux recommandé que vous ; mais si des considérations plus puissantes n’excitoient pas mon intérêt en votre faveur, je serois un monstre d’ingratitude. Tout mon regret est de ne pouvoir vous témoigner ma reconnoissance autrement que par des paroles. »

Jones l’assura qu’il pouvoit lui procurer, de cette manière, un sensible plaisir. « Je vous ai avoué ma curiosité, lui dit-il ; dois-je ajouter que je vous aurois une obligation infinie de la satisfaire ? Daignez (si aucun motif ne vous force au silence), daignez m’apprendre les raisons qui vous ont engagé à vous séparer de la société de vos semblables, et à embrasser un genre de vie, pour lequel il paroît assez que vous n’étiez pas né ?

— Après le service signalé que vous m’avez rendu, répliqua le vieillard, je n’ai droit de vous rien refuser. Si donc vous désirez entendre l’histoire d’un infortuné, je suis prêt à vous raconter la mienne. Vous avez raison de croire qu’il y a communément quelque chose d’extraordinaire dans la destinée de ceux qui renoncent au commerce de leurs semblables. On peut dire, sans crainte d’avancer un paradoxe, ou de tomber dans une contradiction, que l’excès de la philanthropie nous porte naturellement à détester et à fuir les hommes, moins à cause de leurs vices personnels, qu’à cause de ceux qui sont inhérents à l’état de société, tels que l’envie, la malice, la trahison, la cruauté, et toutes les autres espèces de malveillance. Ce sont ces derniers vices que le vrai philanthrope abhorre ; et afin de n’en pas être témoin, il se condamne à la solitude. Pour vous, jeune homme, sans vouloir vous flatter, vous ne me semblez pas être un de ceux que l’on doive éviter ou haïr. J’ai cru même entrevoir dans le peu de mots qui vous sont échappés, qu’il existe entre nos destinées une sorte de conformité. Puisse la vôtre s’achever plus heureusement que la mienne ! »

Après quelques compliments réciproques, le solitaire alloit commencer son histoire, quand Partridge, pour dissiper un reste d’émotion que lui avoit laissé la peur, le fit souvenir de son excellente eau-de-vie. Il l’alla chercher sur-le-champ ; le pédagogue en but un grand verre, et le vieillard raconta, sans préambule, ce qu’on peut lire dans le chapitre suivant.