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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 08/Chapitre 12

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 309-318).

CHAPITRE XII.



L’HOMME DE LA MONTAGNE CONTINUE SON HISTOIRE.

« J’avois recouvré la liberté, poursuivit le vieillard, mais j’avois perdu l’honneur ; car à quoi sert d’être acquitté au tribunal de la justice, lorsqu’on est condamné par celui de la conscience, et par l’opinion publique ? Pénétré du sentiment de mon crime, je n’osois lever les yeux sur personne, et dès le lendemain matin, je quittai Oxford, avant que la lumière du jour pût me découvrir aux regards d’aucun être humain.

« Quand je fus hors de la ville, je conçus d’abord la pensée de retourner chez mon père, et d’essayer d’obtenir de lui le pardon de mes fautes. Mais la persuasion où j’étois qu’il savoit tout ce qui s’étoit passé, son horreur bien connue pour l’improbité, la constante aversion de ma mère, ne me permettoient pas d’espérer qu’il me reçût dans sa maison. Eussé-je été d’ailleurs aussi sûr de son indulgence, que je croyois l’être de sa colère, je doute encore si j’aurois eu le front de me présenter devant lui, et si j’aurois pu, à quelque prix que ce fût, me résigner à vivre avec ceux qui n’ignoroient pas la bassesse dont je m’étois rendu coupable.

« Je me hâtai donc de retourner à Londres, le meilleur asile ouvert à l’infortune et à la honte. Le malheureux, ou le coupable obscur y jouit des avantages de la solitude, sans en éprouver les inconvénients. Au milieu de la foule qui l’environne, pas un œil ne le remarque. Le mouvement et le tumulte d’une vaste cité, le spectacle des rues et des places publiques, cette scène animée dont l’aspect varie sans cesse, en occupant son esprit, l’empêchent de se dévorer lui-même, c’est-à-dire de se nourrir de chagrin et de remords, aliments funestes qu’aigrit encore l’isolement absolu.

« Mais il n’existe point ici-bas de bien sans mélange de mal. Cette indifférence générale a des suites fatales pour l’homme dénué d’argent. S’il n’est exposé à rougir devant personne, personne aussi ne connoît sa misère, et ne songe à la soulager : en sorte que l’infortuné peut mourir de faim, dans le marché de Leadenhall, comme au fond des déserts de l’Arabie.

« J’étois alors entièrement dépourvu de ce métal qu’il a plu à certains auteurs, qui n’en furent jamais surchargés, d’appeler un mal. Je n’avois point d’argent. »

« Avec votre permission, monsieur, observa Partridge, je ne me souviens pas qu’aucun auteur ait appelé l’argent un mal, mais irritamenta malorum :

Effundiuntur opes, irritamenta malorum[1].

— Eh bien ! reprit l’étranger, que l’argent soit un mal, ou seulement une source de maux, j’en étois tout-à-fait dépourvu, aussi bien que de connoissances et d’amis. Un soir, qu’en proie à la misère et à la faim, je traversois la cour intérieure du Temple, je m’entendis appeler par mon nom de baptême. Je me retournai, et je reconnus un de mes anciens camarades de collége, sorti de l’université long-temps avant ma fatale aventure. Watson (c’étoit son nom) me serra la main, témoigna une extrême joie de me revoir, et m’engagea à boire une bouteille avec lui. Je le refusai d’abord, sous prétexte de quelques affaires. Il redoubla ses instances. La faim l’emporta sur la honte, et je lui avouai que je n’avois point d’argent ; mais forgeant aussitôt un mensonge, j’ajoutai que j’avois oublié ma bourse, le matin, en changeant d’habit. « Je croyois, Jacques, me répondit Watson, que nous étions, vous et moi, de trop vieux amis, pour alléguer une pareille excuse. » Il me prit par le bras et voulut m’entraîner : ce qui lui fut très-facile ; mon inclination me poussoit encore plus fortement que lui.

« Il me mena au quartier des Moines, le rendez-vous, ainsi que chacun sait, du plaisir et de la joie. Nous entrâmes dans une taverne. Watson se contenta de demander une bouteille de vin, ne supposant pas qu’à cette heure, je n’eusse point encore dîné. Comme il en étoit autrement, j’inventai un nouveau mensonge. Je dis à mon camarade, que courant depuis le matin pour des affaires d’importance, et n’ayant mangé de toute la journée qu’une côtelette à la hâte, il m’obligeroit de faire ajouter un beef-steak à la bouteille de vin. »

« Il y a des gens, dit Partridge, qui devroient avoir plus de mémoire. Où trouvâtes-vous de l’argent pour payer cette côtelette ?

— Votre observation est juste, répondit l’étranger, et les menteurs sont sujets à ces sortes d’inadvertances ; mais souffrez que je poursuive mon récit. Je commençai alors à me sentir dans une heureuse disposition. Le beef-steak et le vin avoient ranimé mes esprits, et je prenois d’autant plus de plaisir à la conversation de mon ancien ami, que je ne le croyois pas instruit de ce qui m’étoit arrivé, depuis son départ de l’université.

« Il ne me laissa pas long-temps dans cette agréable illusion ; car prenant un verre d’une main, et me saisissant de l’autre : « Allons, mon brave, me dit-il, je vous félicite de l’honorable issue de votre procès. » Je demeurai comme frappé de la foudre, à ces mots. Watson, témoin de ma confusion, continua ainsi : « Point de honte, mon enfant, sois homme ; tu as été acquitté : ainsi personne n’a plus rien à te reprocher ; mais écoute, la main sur la conscience, n’est-il pas vrai que tu l’avois volé ? Je ne t’en honore pas moins pour cela. Oh ! non, bien au contraire, c’est œuvre méritoire que de plumer un sot. Je regrette seulement que tu ne lui aies pas pris deux mille guinées, au lieu de deux cents. Allons, allons, mon garçon, ne crains pas de t’ouvrir à moi. Tu n’es point ici avec un faux frère. Dieu me damne, si ton action ne me remplit de tendresse et d’estime pour toi ; car sur le salut de mon ame, je n’aurois pas hésité à en faire autant. »

« Cette déclaration releva un peu mon courage. Le vin commençoit d’ailleurs à me dilater le cœur. Je lui avouai franchement le vol ; mais j’ajoutai qu’on l’avoit trompé sur la somme, qui n’étoit guère que la cinquième partie de ce qu’il croyoit.

« J’en suis fâché, reprit-il, et j’espère que tu seras plus heureux une autre fois. Si pourtant tu veux suivre mon avis, tu ne courras plus désormais de pareils dangers. Voici le moyen de t’en préserver, dit-il, en tirant des dés de sa poche. Voici d’infaillibles instruments de fortune, voici de petits docteurs qui guériront les maladies de ta bourse. Écoute-moi, et je t’apprendrai le secret de vider la poche d’un sot, sans courir le risque d’avoir affaire à la justice, et de planer dans les airs. »

« Planer dans les airs, monsieur ! répéta Partridge, qu’est-ce que cela signifie ?

— C’est, répondit l’étranger, une expression figurée, pour désigner la potence. Comme la morale des joueurs ressemble fort à celle des voleurs de grand chemin, il y a aussi beaucoup d’analogie dans leur langage.

« Nous avions bu chacun notre bouteille. M. Watson m’annonça que le jeu étoit sur le point de commencer, et qu’il alloit s’y rendre. Il me pressa en même temps de l’accompagner, et de tenter aussi la fortune. Je lui répondis qu’il savoit bien que je n’en avois pas le moyen, puisque ma bourse étoit vide. Après toutes ses protestations d’amitié, je m’attendois à l’offre d’une petite somme qui me mît en état d’entrer en lice ; mais il répartit : « Ne t’inquiète pas de cela, mon ami, va, cours hardiment une bordée. (Partridge alloit encore demander la signification de ce mot ; Jones lui ferma la bouche.) Choisis bien toutefois tes adversaires. J’aurai soin de t’indiquer de l’œil ceux qu’il est bon d’attaquer. Étant nouveau débarqué dans cette ville, tu pourrois faire une école, et te jouer à un Grec, pensant exploiter une dupe. »

« On apporta la carte, Watson paya son écot et se disposoit à sortir, quand je lui rappelai, non sans rougir, que je n’avois point d’argent. « Qu’importe ? dit-il, le paiement est derrière ta semelle. Échappe-toi de la maison en silence, ou plutôt fais un bruit d’enfer… Mais non, attends, je descendrai le premier. Tu prendras l’argent que je laisse sur la table, et tu t’en serviras pour payer ton écot. Je t’attendrai au coin de la rue. » Je lui témoignai ma répugnance pour cette escroquerie, et lui fis entendre que je m’étois flatté qu’il paieroit toute la dépense ; mais il me jura qu’il n’avoit pas un sou de plus dans sa poche.

« Watson descendit, je pris à regret son argent, et le suivis d’assez près, pour l’entendre dire au garçon que son écot étoit sur la table. Je payai au comptoir, sans proférer un mot, suivant mes instructions, et enfilant précipitamment la rue, je me dérobai aux bénédictions dont le garçon ne manqua sans doute pas de nous combler.

« Nous nous rendîmes au salon de jeu. Je ne fus pas peu surpris de voir M. Watson tirer de sa bourse une grosse somme en or, qu’il étala devant lui, à l’exemple des autres joueurs ; chacun d’eux s’imaginant, sans doute, que son enjeu avoit, comme ces oiseaux dont on se sert pour en attraper d’autres, la vertu d’attirer à soi celui de ses voisins.

« Je ne vous peindrai pas toutes les vicissitudes dont je fus témoin, dans ce temple de la fortune. Des monts d’or s’aplanissoient subitement d’un côté de la table, et s’élevoient de l’autre, avec la même rapidité. En un moment, le riche devenoit pauvre et le pauvre devenoit riche. Un philosophe n’auroit pu trouver une meilleure école pour inspirer à ses disciples le mépris des richesses, ou du moins pour leur en prouver l’instabilité.

« Quant à moi, je fis d’abord un gain considérable, puis je finis par tout reperdre. Il en fut de même de M. Watson. Après une grande variété de chances, il se leva d’un air agité, déclara qu’il avoit perdu cent guinées, et qu’il ne vouloit plus jouer. Il vint ensuite me proposer de retourner à la taverne. Je le refusai net, ne voulant pas, lui dis-je, me mettre une seconde fois dans le même embarras, à présent surtout qu’il étoit aussi dépourvu d’argent que moi. « Bah ! dit-il, je viens d’emprunter deux guinées à un ami. En voici une que je vous donne. » Il me la mit dans la main, et je ne résistai plus à ses désirs.

« Je fus d’abord assez embarrassé de rentrer dans une maison, d’où nous étions sortis d’une manière si malhonnête ; mais je me sentis l’esprit tout-à-fait à l’aise, quand le garçon nous représenta, d’un ton poli, qu’il pensoit que nous avions oublié d’acquitter une partie de notre écot. Je lui donnai aussitôt ma guinée, et lui dis de se payer lui-même, me résignant au reproche injuste dont il chargeoit ma mémoire.

« M. Watson commanda le souper le plus extravagant du monde. Au lieu de simple clairet dont il se contentoit ordinairement, il se fit servir le meilleur vin de Bourgogne.

« Nous fûmes bientôt rejoints par un certain nombre de nos compagnons de jeu. La plupart, comme je ne tardai pas à m’en convaincre, étoient moins attirés par l’envie de boire, que par la soif du gain ; car ils feignirent d’être incommodés, et refusèrent même un verre de vin, s’occupant uniquement à griser deux jeunes provinciaux qu’ils se proposoient de dépouiller ensuite : ce qu’ils firent avec une impitoyable cupidité. J’eus part au butin, sans être encore reçu membre de la compagnie.

« Il se passa à cette partie quelque chose d’étrange. La table, au commencement, étoit à moitié couverte d’or. Cet or disparut peu à peu, au point que lorsque les joueurs se séparèrent, le lendemain jour de dimanche, vers midi, à peine restoit-il sur le tapis quelques guinées. Et cependant chacun, excepté moi, prétendoit avoir perdu. Qu’étoit devenu l’argent ? On ne sauroit le dire, à moins de supposer que le diable l’eût emporté. »

« C’est certainement ce qu’il fit, dit Partridge. Ne savez-vous pas, monsieur, que le diable peut emporter, sans être vu, tous les meubles d’une chambre, quand elle seroit pleine de monde ? Je n’aurois pas été surpris qu’il eût emporté aussi cette troupe de mécréants, qui s’amusoient à jouer, pendant le sermon. Je pourrois vous conter l’histoire d’un homme que le diable surprit couché avec la femme d’un autre, et qu’il emporta par le trou de la serrure. J’ai vu la maison où la chose est arrivée, et personne n’y a logé depuis trente ans. »

Jones, quoique un peu choqué de l’impertinence de Partridge, ne put s’empêcher de rire de sa simplicité. L’étranger en fit de même, et continua son histoire, comme on le verra au chapitre suivant.


  1. Dans le sein de la terre on cherche ces métaux,
    Trésors empoisonnés, source de tous les maux.