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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 10/Chapitre 06

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 40-47).

CHAPITRE VI.



INGÉNUITÉ DE PARTRIDGE, DÉSESPOIR DE JONES,
FOLIE DE M. FITZ-PATRICK.

Il étoit cinq heures sonnées ; les voyageurs commençoient à se lever et à descendre dans la cuisine. Le sergent et le cocher, parfaitement réconciliés, préludèrent avec Partridge aux fatigues de la journée, par une copieuse libation.

Il se passa à cette occasion un fait remarquable. Quand le sergent porta la santé du roi Georges, Partridge se contenta de répéter le mot roi, et ne voulut y rien ajouter. Quoiqu’il allât se battre contre sa propre cause, il ne put se résoudre à boire contre elle.

Jones rentré dans son lit (on nous dispensera de rappeler de quel lit il sortoit), envoya chercher Partridge, et l’obligea de quitter ses compagnons de bouteille. Le pédagogue, après un préambule cérémonieux, demanda la permission de dire sa façon de penser. L’ayant obtenue, il s’exprima en ces termes :

« Monsieur, suivant un ancien et judicieux proverbe, un sage peut quelquefois recevoir d’un fou, de bons avis. Souffrez donc que je prenne la liberté de vous en donner un : c’est de retourner au logis, et de laisser ces horrida bella[1] aux misérables qui se contentent d’avaler de la poudre à canon, faute d’une nourriture plus succulente. Chacun sait que votre seigneurie a chez elle toutes les commodités de la vie : cela étant, qu’a-t-elle besoin de courir le monde ?

— Partridge, répondit Jones, tu es un franc poltron. Retourne chez toi, si tu le veux, et ne m’importune pas davantage.

— Excusez-moi, monsieur, je parlois moins dans mon intérêt que dans le vôtre. Un malheureux comme moi n’a rien à perdre. Loin d’avoir peur, je ne crains pas plus un pistolet, une arquebuse, un canon, qu’un fusil d’enfant. Puisqu’il faut mourir une fois, qu’importe quand et comment ? Peut-être d’ailleurs en serai-je quitte pour la perte d’un bras, ou d’une jambe. Je vous assure, monsieur, que je ne me suis jamais senti plus de cœur ; et si votre seigneurie a résolu d’aller en avant, je suis décidé à la suivre ; mais je demande la permission de dire mon avis. C’est une honte, monsieur, pour un seigneur de votre rang, de voyager à pied comme vous faites. Il y a ici dans l’écurie deux ou trois excellents chevaux. L’hôte n’hésitera sûrement pas à vous les prêter. S’il s’y refuse, je trouverai un moyen facile de les prendre : et en mettant les choses au pis, fussiez-vous ensuite inquiété par la justice, le roi ne manqueroit pas de vous pardonner, puisque vous allez combattre pour sa cause. »

L’honnêteté de Partridge égaloit son intelligence ; et l’une et l’autre ne s’étendoient pas loin. Il n’auroit jamais conçu l’idée de cette friponnerie, s’il y avoit vu le moindre danger, étant de ces gens qui ont plus de respect pour la potence que pour l’équité. La vérité est qu’il croyoit pouvoir commettre ce vol impunément ; car outre que le nom de M. Allworthy lui paroissoit devoir offrir à l’hôte une garantie suffisante, il se persuadoit que son maître et lui, quelque tournure que prît l’affaire, n’avoient rien à craindre, et que le crédit des amis de Jones les tireroit tous deux d’embarras.

Quand notre héros vit que Partridge parloit sérieusement, il lui fit une sévère réprimande. Le pédagogue déconcerté affecta de tourner la chose en plaisanterie. « Il me semble, monsieur, dit-il en changeant de propos, que nous sommes ici dans un mauvais lieu. J’ai eu toutes les peines du monde à empêcher cette nuit deux filles de mauvaise vie, de venir troubler le repos de votre seigneurie… Que vois-je ?… je crois, Dieu me pardonne ! qu’elles ont pénétré, malgré moi, dans votre chambre. Voici par terre le manchon de l’une d’elles. » En effet, Jones rentré avant le jour, n’avoit point aperçu le manchon qui étoit posé sur sa couverture, et l’avoit fait tomber en montant dans son lit. Partridge le ramassa ; il alloit le mettre dans sa poche, lorsque Jones demanda à le voir. Ce manchon étoit si remarquable, qu’il l’auroit probablement reconnu, sans le papier qui y étoit attaché. Mais sa mémoire n’eut aucun effort à faire, puisqu’au même instant, il vit et lut les mots Sophie Western tracés au crayon sur le papier. « Ô ciel ! s’écria-t-il, hors de lui, par quel prodige ce manchon se trouve-t-il ici ?

— Je l’ignore comme vous, monsieur, répondit Partridge. Tout ce que je sais, c’est que je l’ai vu au bras d’une de ces femmes qui vous auroient réveillé, si je les avois laissées faire.

— Où sont-elles, dit Jones en se jetant hors de son lit et s’habillant à la hâte ?

— À plusieurs milles d’ici, je pense, répliqua Partridge. »

Bientôt Jones s’assura par de nouvelles questions, que celle qui avoit à son bras le manchon, étoit l’aimable Sophie. Il est impossible de rendre dans cette circonstance ses pensées, ses regards, ses paroles, ses actions. Il vomit contre Partridge et contre lui-même mille imprécations, il ordonna au pauvre diable dont la frayeur avoit troublé l’esprit, d’aller sur-le-champ louer des chevaux à tout prix ; et peu de minutes après, étant habillé, il descendit précipitamment pour exécuter en personne l’ordre qu’il venoit de donner.

Mais avant de rapporter ce qui eut lieu à son arrivée dans la cuisine, il est à propos de dire ce qui s’y étoit passé, depuis que Partridge en étoit sorti, pour monter chez son maître.

Après le départ du sergent et de sa troupe, les deux Irlandois descendirent, en se plaignant qu’un affreux vacarme les avoit empêchés de fermer l’œil toute la nuit.

La berline qui avoit amené la jeune dame avec sa femme de chambre, n’étoit point à elle, comme on a pu le croire jusqu’ici. C’étoit une voiture de retour, appartenant à M. King de Bath, un des plus honnêtes loueurs de carrosses qui fût jamais : nous le recommandons à ceux de nos lecteurs qui parcourront cette route. Par ce moyen ils auront peut-être le plaisir de voyager dans la même berline, et d’être conduits par le même cocher dont il est parlé dans cette histoire.

Ce cocher qui n’avoit que deux voyageurs, apprenant que M. Macklachlan alloit à Bath, lui offrit une place à un prix très-modéré. L’idée de cette proposition lui vint du valet d’écurie, par qui il sut que le cheval loué à M. Macklachlan aimeroit beaucoup mieux aller rejoindre à Worcester ses camarades, que de faire encore un long trajet ; d’autant plus que ledit animal, à demi fourbu, étoit maintenant une bête à deux pieds plutôt qu’à quatre.

M. Macklachlan accepta sur-le-champ l’offre du cocher, et persuada à son ami Fitz-Patrick de prendre la quatrième place dans la voiture. Celui-ci, tout moulu de son combat nocturne, trouva cette manière de voyager plus commode que celle de courir la poste à franc étrier ; et bien sûr de rattraper sa femme à Bath, il crut qu’un léger retard ne seroit d’aucune conséquence.

Macklachlan, le plus subtil des deux Irlandois, n’eut pas plus tôt appris l’arrivée d’une dame de Chester, et d’autres détails que lui donna le valet d’écurie, qu’il se figura que cette dame pourroit bien être la femme de son ami. Il communiqua cette idée à M. Fitz-Patrick, qui ne s’en étoit point avisé ; car c’étoit un de ces êtres dont la nature fabrique la tête avec tant de hâte qu’elle y oublie la cervelle. Il en est de cette espèce de gens, comme des mauvais chiens courants qui ne relèvent jamais le défaut ; mais un limier, au nez fin, donne-t-il de la voix ? ils en font autant, et sans prendre pour guide l’odeur du gibier, ils courent droit devant eux de toutes leurs forces. De même, dès que M. Macklachlan eut fait part de son soupçon à M. Fitz-Patrick, celui-ci en fut frappé comme d’un trait de lumière, et monta l’escalier à grands pas, pour surprendre sa femme, avant de savoir où elle étoit. Dans sa précipitation, il se cassa le nez contre plusieurs portes et poteaux qu’il rencontra sur son chemin. La fortune se plaît à jouer des tours aux insensés qui s’abandonnent entièrement à sa conduite. L’aveugle déesse s’est montrée beaucoup plus favorable pour nous, en nous suggérant la comparaison dont nous venons de nous servir. En effet, une pauvre femme ressemble fort, en pareille occasion, au lièvre que fait lever un chasseur. Comme ce petit animal, elle dresse l’oreille et fuit épouvantée, à la voix de celui qui la poursuit ; et comme lui encore, elle finit d’ordinaire par être la proie de son ennemi.

Il n’en fut pourtant pas ainsi dans le cas présent. Après une longue et infructueuse recherche, M. Fitz-Patrick revint à la cuisine, où entroit un gentilhomme en criant : Taïaut ! taïaut ! tel qu’un chasseur qui voit ses chiens en défaut. Il venoit de descendre de cheval, et il avoit derrière lui une suite nombreuse.


Dès que Western l’aperçut, il s’élança sur lui, le saisit à la gorge, et s’écria : « le voici ! le voici ! »

Ici, lecteur, il faut t’apprendre quelques particularités que tu ignores, à moins que tu ne sois plus clairvoyant que nous ne te supposons. Tu recevras cette instruction dans le chapitre suivant.


  1. Horribles guerres.