Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 11/Chapitre 08

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CHAPITRE VIII.



GRANDE ALARME DANS L’HÔTELLERIE. ARRIVÉE IMPRÉVUE D’UN AMI DE MISTRESS FITZ-PATRICK.

Sophie, à la prière de sa cousine, lui raconta, non ce qu’on va lire, mais ce qu’on a déjà lu, et ce que le lecteur voudra bien, pour cette raison, nous dispenser de répéter ici.

Cependant, nous ne pouvons nous dispenser de faire une remarque : c’est que depuis le commencement de son récit jusqu’à la fin, elle ne parla pas plus de Jones que s’il n’eût point existé. Nous n’entreprendrons pas d’expliquer, ni de justifier sa réticence. Peut-être la regardera-t-on comme un manque de franchise d’autant moins excusable, que l’autre dame avoit été plus sincère ; mais enfin il en fut ainsi.

Dans le moment où Sophie, assise auprès de sa cousine, achevoit son histoire, on entendit un bruit aussi éclatant que l’aboiement d’une meute de chiens courants qu’on vient de découpler, aussi aigre que le miaulement des chats dans leurs combats amoureux, aussi perçant que les âcres accents de la chouette, ou plutôt (car quel cri d’animal peut se comparer à la voix humaine ?) un bruit pareil aux sons aigus qui, dans l’odorant bazar dont la porte[1] semble emprunter son nom d’une duplicité de langues, sortent de la gorge et quelquefois des narines de ces nymphes appelées jadis naïades, et connues aujourd’hui sous la dénomination vulgaire de poissardes. Quand, dès l’aube du jour, elles ont remplacé l’ancien usage du lait, ou du miel, par une copieuse libation d’eau-de-vie, si quelque audacieux s’avise de déprécier l’huître grasse et délicate, la plie ferme et fraîche, le carrelet qui sort de l’eau, la morue naguère en vie, la carpe qui frétille encore, ou tout autre trésor tiré du sein de l’Océan et des fleuves, nos naïades courroucées élevant leurs voix immortelles, assourdissent le profane par leurs clameurs, et l’inondent d’un torrent d’injures.

Tel fut le bruit qui éclata d’abord au rez-de-chaussée, comme un tonnerre lointain, puis s’approcha peu à peu, et montant par degrés, pénétra dans la chambre des deux voyageuses. Pour parler sans métaphore, Honora, après avoir crié, tempêté en bas et tout le long de l’escalier, entra furieuse chez sa maîtresse. « Mademoiselle, s’écria-t-elle, l’auriez-vous imaginé ? Croiriez-vous que l’insolent aubergiste a eu l’effronterie de me dire, de me soutenir en face que vous étiez cette dévergondée, cette coquine de Jenny Cameron, comme on l’appelle, qui court le pays avec le prétendant ? Le maraud ose même assurer que vous en êtes convenue ; mais il se souviendra de moi. Son impudente face gardera long-temps l’empreinte de mes ongles. Bélître, lui ai-je dit, ma maîtresse n’est pas faite pour un aventurier. Il n’y a pas dans le comté de Somerset une jeune personne plus belle, plus noble, plus riche qu’elle. Misérable ! n’avez-vous jamais entendu parler de l’illustre écuyer Western ? Eh bien ! c’est sa fille unique, c’est l’héritière de ses vastes domaines. Un faquin traiter ma maîtresse de coureuse écossaise ! Vive Dieu ! je regrette de ne lui avoir pas cassé la tête avec le bowl de punch. »

Sophie fut très-fâchée que l’indiscrète colère d’Honora eût trahi le secret de son nom. Cependant comme la méprise de l’hôte expliquoit assez les propos qu’elle avoit d’abord mal interprétés, elle se rassura bientôt, et ne put se défendre de sourire. Cette apparente indifférence redoubla la fureur d’Honora. « En vérité, mademoiselle, dit-elle, je ne croyois pas qu’il y eût là de quoi rire. Être traitée de coquine par un drôle, cela n’est pas plaisant ! Au surplus, je ne m’étonne pas que mademoiselle me sache mauvais gré d’avoir pris sa défense. Un service rendu plaît moins qu’il ne blesse. Quoi qu’il en soit, je ne laisserai jamais insulter mes maîtresses. Je suis sûre que mademoiselle est une des jeunes personnes les plus vertueuses qu’il y ait en Angleterre, et j’arracherai les yeux au premier qui osera prétendre le contraire. Je défie qui que ce soit de dire le moindre mal d’aucune des dames que j’ai servies. »

Hinc illæ lacrymæ[2]. Honora n’avoit pas plus d’attachement pour Sophie, que la plupart des domestiques n’en ont pour leurs maîtres ; mais elle défendoit, par orgueil, l’honneur de la personne qu’elle servoit, s’imaginant que le sien en dépendoit. Dans son opinion, la considération qu’obtenoit la maîtresse rejaillissoit sur la suivante, et l’on ne pouvoit rabaisser l’une, sans humilier l’autre.

À ce sujet, lecteur, nous te conterons une petite historiette. La fameuse Nell Gwynn[3] sortant un jour d’une maison, où elle avoit fait une visite, vit autour de son carrosse un grand rassemblement de peuple, et son laquais tout couvert de sang et de boue. Elle lui demanda qui l’avoit mis en cet état. « C’est, répondit-il, que je me suis battu avec un insolent qui appeloit madame une catin. — Sot que vous êtes, répartit mistress Gwynn, à ce compte, vous vous battrez tous les jours de votre vie. Imbécile, eh ! tout le monde le sait. — Tout le monde le sait ? reprit le valet en murmurant, après avoir fermé la portière, cela se peut ; mais je ne souffrirai pas, moi, qu’on m’appelle le laquais d’une catin. »

La colère d’Honora sembleroit donc assez naturelle, quand elle n’auroit eu pour cause que l’orgueil blessé ; mais elle en avoit encore une autre. On sait que certaines liqueurs produisent sur les passions le même effet que l’huile sur le feu. Elles les enflamment, au lieu de les éteindre. Le punch est une de ces liqueurs. Aussi le savant docteur Cheney le comparoit-il à un feu liquide.

Or, par malheur, Honora avoit tant versé de ce feu liquide dans son gosier, que la fumée lui en monta au cerveau, où l’on suppose qu’est le siége de la raison, et obscurcit cette divine lumière ; au même instant, le feu passant de l’estomac au cœur, y alluma la noble passion de l’orgueil. D’après cette explication, on ne doit plus s’étonner du grand courroux d’Honora, bien qu’au premier coup d’œil la cause en paroisse inférieure à l’effet.

Sophie et sa cousine s’efforcèrent d’apaiser l’incendie dont la violence avoit répandu l’alarme dans toute la maison. Elles y parvinrent à la fin, ou pour suivre la métaphore, le feu ayant consumé toutes les matières combustibles, c’est-à-dire tous les termes injurieux que la langue peut fournir, s’éteignit de lui-même.

Quoique la tranquillité fût rétablie au premier étage, il n’en étoit pas ainsi au rez-de-chaussée. L’hôtesse indignée de l’injure faite au visage de son mari par les griffes d’Honora, demandoit à grands cris vengeance et justice. Le pauvre homme qui étoit la principale victime de la querelle, gardoit un morne silence. Peut-être se sentoit-il affoibli par l’effet des coups qu’il avoit reçus ; car son antagoniste, non contente de lui enfoncer ses ongles dans les joues, lui avoit appliqué son poing sur le nez avec tant de force, qu’elle en avoit fait jaillir des flots de sang. Joignez à cela l’embarras que lui causoit sa méprise. L’emportement d’Honora n’avoit servi qu’à l’y affermir ; mais un personnage de distinction, arrivé en brillant équipage, venoit de le détromper, en l’assurant que l’une des dames étoit une femme de qualité, et son intime amie.

Il monta, par son ordre, chez nos belles voyageuses, et leur dit qu’il y avoit en bas un grand seigneur qui désiroit leur faire l’honneur de les saluer. Sophie devint pâle et tremblante à ce message qu’on trouvera sûrement trop poli, malgré la balourdise de l’hôte, pour l’attribuer à l’écuyer Western ; mais la peur, comme certains magistrats, se hâte souvent de juger sur de légères apparences, sans prendre le temps de rien approfondir.

Nous dirons au lecteur, moins pour dissiper ses craintes que pour satisfaire sa curiosité, qu’un pair d’Irlande qui se rendoit à Londres, étoit arrivé le soir, fort tard, dans l’hôtellerie. Pendant qu’il soupoit, il entendit l’affreux vacarme dont nous avons parlé ; aussitôt il sortit de table, courut vers le lieu d’où partoit le bruit, et trouvant près du feu de la cuisine la femme de chambre de mistress Fitz-Patrick, il apprit d’elle que sa maîtresse qu’il connoissoit parfaitement, étoit dans la maison. Sur cette nouvelle, il s’adressa à l’hôte, apaisa sa colère, et le chargea pour la dame, d’un compliment un peu mieux tourné que celui qu’on a lu plus haut.

Il ne confia point son message à la femme de chambre, et par de bonnes raisons. Elle étoit dans ce moment (nous l’avouerons à regret) incapable de s’acquitter de cette commission, ni d’aucune autre. Le rhum (il plaisoit à l’hôte d’appeler ainsi son eau-de-vie de grains) avoit ôté à la pauvre fille, déjà excédée de fatigue, l’usage de ses facultés intellectuelles et de ses jambes.

Nous ne décrirons pas plus au long une scène que nous aurions supprimée volontiers, si la fidélité à laquelle nous nous sommes astreint, ne nous avoit obligé d’en toucher quelque chose. Beaucoup d’historiens, faute de cette exactitude scrupuleuse, jettent leurs lecteurs dans un cruel embarras, en leur laissant la peine de deviner une foule de petits incidents, qui mettent quelquefois leur sagacité à une laborieuse et vaine épreuve.

Sophie fut bientôt guérie de sa terreur panique, par l’arrivée du noble pair qui n’étoit pas seulement une simple connoissance, mais un ami très-particulier de mistress Fitz-Patrick. S’il faut ne rien taire, c’étoit à lui qu’elle avoit dû sa délivrance. Ce seigneur ne le cédoit ni en bravoure, ni en galanterie aux illustres paladins dont nous lisons les hauts faits dans les romans de chevalerie. Il avoit brisé les fers de plus d’une beauté captive. L’autorité tyrannique qu’exercent trop souvent les maris et les pères sur un sexe foible et charmant, excitoit son indignation. Il en étoit ennemi aussi juré, que jamais chevalier errant le fut du malin pouvoir des enchanteurs. Pour le dire en passant, nous avons toujours soupçonné que ces enchanteurs, si communs dans les vieux romans, figuroient les maris d’alors, et que le mariage lui-même étoit le château enchanté où gémissoit la beauté prisonnière.

Le lord possédoit une terre dans le voisinage de M. Fitz-Patrick, et s’étoit lié depuis quelque temps avec sa femme. À la première nouvelle de son emprisonnement, il travailla sans relâche à lui rendre la liberté ; et il y réussit, non en attaquant la place de vive force, à la façon des anciens preux, mais en corrompant le gouverneur, suivant la tactique moderne qui préfère la ruse à la valeur, et répute l’or plus irrésistible que le plomb, ou l’acier.

Comme mistress Fitz-Patrick n’avoit pas jugé cette circonstance assez importante pour la faire entrer dans son histoire, nous nous étions abstenu d’en parler ; et plutôt que d’interrompre son récit par un détail, en apparence indifférent, nous avions laissé supposer un moment qu’elle avoit fabriqué elle-même, ou trouvé, par quelque moyen extraordinaire et peut-être surnaturel, l’or qui avoit servi à séduire sa geôlière.

Le lord, après un court entretien, ne put s’empêcher de témoigner à mistress Fitz-Patrick sa surprise de la rencontrer en ce lieu, tandis qu’il la croyoit à Bath. Elle lui avoua sans détour qu’elle avoit été traversée dans son dessein par l’arrivée imprévue d’une personne qu’il étoit inutile de nommer. Mais à quoi bon vous cacher, dit-elle, ce qui n’est déjà que trop connu ? Mon mari a failli me rattraper en chemin ; j’ai eu le bonheur de lui échapper, et je me rends maintenant à Londres avec cette jeune dame, ma proche parente, qui s’est soustraite comme moi au joug d’un tyran, non moins cruel que le mien.

Le lord concluant de là que ce tyran étoit encore un mari, prodigua les compliments aux deux dames, et n’épargna pas les invectives contre son propre sexe. Il se permit en outre d’attaquer indirectement l’institution même du mariage, et l’injuste pouvoir qu’elle donne à l’homme sur la plus sensible et la meilleure moitié de l’espèce humaine. Il termina cette satire par l’offre de sa protection et de son carrosse à six chevaux. Mistress Fitz-Patrick l’accepta sans balancer, et la fit agréer aussi à sa cousine.

Ces arrangements pris, le lord se retira, et les dames se mirent au lit. Mistress Fitz-Patrick entretint Sophie des brillantes qualités du noble pair, et s’étendit avec complaisance sur son extrême tendresse pour sa femme, le citant comme un modèle presque unique de fidélité conjugale, dans un si haut rang. « Oui, ma chère Sophie, ajouta-t-elle, cette vertu est bien rare parmi les gens de qualité. N’y comptez pas, quand vous vous marierez : autrement, croyez-moi, vous serez trompée. »

Cette réflexion fit pousser un soupir à Sophie, et lui causa sans doute un songe peu agréable ; mais le soin qu’elle eut de ne le confier à personne, nous empêche d’en faire part au lecteur.


  1. Bilingsgate, bilinguis porta, porte de deux langues. Le marché aux poissons de Londres est construit à l’endroit où se trouvoit autrefois cette porte.Trad.
  2. De là ces larmes.
  3. Maîtresse de Charles II.Trad.