Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 13/Chapitre 03

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 3p. 277-282).

CHAPITRE III.



PROJET DE MISTRESS FITZ-PATRICK.
SA VISITE À LADY BELLASTON.

Mistress Fitz-Patrick se coucha, l’esprit tout occupé de Sophie et de Jones. Elle étoit un peu blessée du défaut de franchise qu’elle venoit de découvrir dans sa cousine. Avec un peu de réflexion, elle comprit que si elle parvenoit à la préserver des poursuites de son amant, et à la ramener chez son père, un si grand service rendu à la famille la réconcilieroit elle-même, selon toute apparence, avec son oncle et avec sa tante Western.

Cette réconciliation étoit le plus ardent de ses vœux. Il ne lui restoit plus qu’à chercher le moyen d’en assurer le succès. Elle crut inutile de tenter la voie de la raison. La peinture que Betty lui avoit faite, d’après Honora, de la violente inclination de Sophie pour Jones, lui persuadoit qu’il seroit aussi insensé de vouloir l’éloigner de ce jeune homme par des conseils, que de supplier un papillon de ne pas aller se brûler à la chandelle.

Si le lecteur veut bien se souvenir que Sophie avoit connu lady Bellaston chez sa tante Western, lorsque sa cousine y demeuroit avec elle, nous n’aurons pas besoin de lui dire que mistress Fitz-Patrick devoit aussi la connoître. L’une et l’autre étoient d’ailleurs ses parentes éloignées.

Tout bien pesé et bien considéré, mistress Fitz-Patrick résolut d’aller le lendemain de bonne heure chez lady Bellaston, de tâcher de la voir à l’insu de Sophie, et de lui conter l’affaire. Elle ne doutoit pas que cette dame prudente qui s’étoit souvent moquée, en sa présence, de l’amour romanesque et des mariages d’inclination, ne partageât son sentiment sur la passion de sa cousine, et ne l’aidât de tout son pouvoir à la traverser.

En conséquence, dès qu’il fit jour, elle s’habilla à la hâte, et au mépris de l’usage et des convenances, elle se rendit à une heure indue chez lady Bellaston, près de qui elle fut introduite sans que Sophie en eût le moindre soupçon ; car notre héroïne, quoique éveillée, étoit encore au lit, et sa fidèle Honora couchée dans la même chambre qu’elle, dormoit d’un profond somme.

Mistress Fitz-Patrick commença par se confondre en excuses sur l’indiscrétion d’une visite si matinale. Elle n’auroit jamais songé, dit-elle, à venir troubler, à une pareille heure, le repos de milady, si elle n’y eût été forcée par une affaire de la dernière importance. Elle lui raconta ensuite fort en détail ce qu’elle avoit appris de Betty, et n’oublia pas la visite que Jones lui avoit faite à elle-même, la veille au soir.

« Ainsi donc, madame, répondit en souriant lady Bellaston, vous avez vu ce redoutable jeune homme. Est-il réellement aussi bien qu’on se plaît à le dire ? Etoff m’a entretenue de lui hier au soir pendant près de deux heures. Je crois que la friponne en est devenue amoureuse sur sa réputation. »

Qu’on ne s’étonne point d’entendre parler ainsi lady Bellaston. Mistress Etoff avoit l’honneur de présider à sa toilette. Bien instruite par Honora de ce qui concernoit M. Jones, elle s’étoit amusée à en faire le récit à sa maîtresse la veille au soir, ou plutôt le matin en la déshabillant ; ce qui avoit fort prolongé son ministère accoutumé.

Lady Bellaston écoutoit d’ordinaire assez volontiers les histoires que lui contoit mistress Etoff ; elle prêta une attention particulière à celle de Jones. Honora l’avoit peint des couleurs les plus séduisantes, et mistress Etoff enchérit tellement sur ce portrait, que sa maîtresse se le représentoit comme un miracle de la nature. Sa curiosité, déjà très-vive, fut encore augmentée par mistress Fitz-Patrick qui lui vanta autant la figure de Jones, qu’elle avoit d’abord déprécié sa naissance, son caractère, et sa fortune.

Quand lady Bellaston l’eut écoutée jusqu’au bout : « Madame, lui dit-elle avec gravité, c’est en effet une affaire très-importante. On ne sauroit trop applaudir à vos vues ; je serai charmée de contribuer à préserver de sa ruine une jeune personne d’un mérite aussi distingué, et pour laquelle j’ai tant d’estime.

— Milady ne pense-t-elle pas, reprit aussitôt mistress Fitz-Patrick, que ce qu’il y auroit de mieux à faire, ce seroit d’écrire sur-le-champ à mon oncle, et de l’informer du lieu où est ma cousine ? »

Lady Bellaston réfléchit un moment et répondit : « Non, madame, ce n’est pas mon avis. Je connois, par mistress Western, l’extrême brutalité de son frère, et je ne saurois consentir à remettre sous sa puissance une jeune fille qui a eu le bonheur de s’y soustraire. J’ai ouï dire qu’il s’étoit conduit comme un monstre avec sa propre femme. C’est un de ces misérables qui s’imaginent avoir le droit de nous traiter en esclaves ; et je croirai toujours servir la cause de mon sexe, en affranchissant de leur joug toute personne assez malheureuse pour y être soumise. Le point essentiel, chère cousine, c’est d’empêcher miss Western d’avoir aucune relation avec le jeune homme, jusqu’à ce que la bonne compagnie qu’elle verra chez moi, lui ait inspiré des sentiments plus conformes à sa naissance.

— S’il découvroit son asile, soyez sûre, milady, qu’il mettroit tout en œuvre pour arriver jusqu’à elle.

— Mais, madame, reprit lady Bellaston, il est impossible qu’il vienne ici… Cependant il pourroit réussir à découvrir la maison qu’elle habite, et puis se cacher dans le voisinage… Je voudrois donc, si cela se pouvoit, le connoître de vue. Autrement vous sentez, cousine, que miss Western peut trouver moyen de lui parler, sans que je m’en doute.

— Il m’a menacée pour ce soir d’une seconde visite. Si vous voulez me faire l’honneur de venir chez moi entre six et sept heures, vous ne manquerez pas de l’y trouver. En cas qu’il vienne plus tôt, j’imaginerai quelque prétexte pour le retenir jusqu’à votre arrivée.

— Eh bien ! j’irai chez vous en sortant de table, à sept heures au plus tard. Il est indispensable que je connoisse ce jeune homme. Assurément, madame, vous faites très-bien de veiller sur la conduite de miss Western. C’est un devoir que nous prescrit à toutes deux la simple humanité, aussi bien que l’honneur de notre famille. Ce seroit effectivement un étrange mariage. »

Mistress Fitz-Patrick répondit un mot obligeant au compliment de lady Bellaston. Après quelques propos insignifiants, elle sortit, regagna sa chaise aussi vite qu’elle put, et retourna chez elle, sans avoir été aperçue par Sophie, ni par Honora.