Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 14/Chapitre 09

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 68-74).

CHAPITRE IX.



CONTRE-TEMPS.

Jones à son retour chez son hôtesse, y trouva un heureux changement. La mère, les deux filles et le jeune Nightingale, soupoient ensemble. L’oncle, suivant le desir qu’il en témoigna, fut reçu sans cérémonie. Comme il étoit venu voir plusieurs fois son neveu dans cette maison, toute la famille le connoissoit. Il alla droit à miss Nancy, et lui fit son compliment, ainsi qu’à sa mère et à sa jeune sœur, puis il félicita son neveu d’un air aussi cordial et aussi satisfait, que s’il eût épousé avec toutes les formalités requises une fille, dont la fortune eût égalé ou surpassé la sienne.

Miss Nancy et son mari supposé pâlirent et demeurèrent interdits. Mistress Miller saisit la première occasion de se retirer. Jones étant allé la trouver au salon, elle se jeta à ses pieds, les larmes aux yeux, l’appela son ange tutélaire, le sauveur de sa pauvre petite famille, lui prodigua les noms les plus respectueux, les plus tendres, et tous les remercîments que peut inspirer à un cœur reconnoissant le bienfait le plus signalé.

Après ce premier transport qui l’auroit, dit-elle, étouffée, si elle avoit voulu le contenir, elle apprit à Jones que tout étoit arrangé entre M. Nightingale et sa fille, et que le mariage devoit se faire le lendemain matin. Le plaisir qu’il parut en ressentir redoubla sa joie et sa reconnoissance. Jones eut grand’peine à en modérer l’effusion. Il détermina enfin la digne femme à rentrer avec lui dans la salle à manger où ils retrouvèrent les convives d’aussi bonne humeur qu’ils les avoient laissés.

Cette petite société passa fort agréablement deux ou trois heures. Le vieux campagnard, grand amateur de la bouteille, poussa vivement son neveu. Celui-ci commençoit à avoir la tête un peu étourdie, quoiqu’il ne fût pas encore ivre. Avant de l’être tout-à-fait, il monta avec son oncle dans l’appartement qu’il occupoit peu de jours auparavant, et lui ouvrit ainsi son cœur :

« Mon cher oncle, vous avez toujours été si bon pour moi, et vous montrez aujourd’hui tant d’indulgence en me pardonnant un mariage qu’on peut sans doute appeler imprudent, que je me croirois inexcusable de chercher à vous tromper en quelque chose. » Aussitôt il lui dévoila tout le mystère.

« Comment ! Jacques, dit le vieillard, vous n’êtes pas réellement marié ?

— Non, sur mon honneur, je vous ai dit la pure vérité.

— Mon cher enfant, s’écria l’oncle en l’embrassant, cette nouvelle m’enchante. Je n’ai senti de ma vie un plus grand plaisir. Si vous aviez été marié, je vous aurois aidé à vous tirer d’une mauvaise affaire ; mais il y a bien de la différence entre une chose faite et une chose qui est encore à faire. Ouvrez les yeux à la raison, Jacques, et ce mariage vous paroîtra si déraisonnable, si insensé, que je n’aurai besoin d’employer aucun argument pour vous en détourner.

— Quoi, monsieur, y a-t-il quelque différence entre une chose déjà faite et celle que l’honneur commande de faire ?

— Bah, l’honneur ! c’est une invention du monde, et le monde, dont il est l’ouvrage, le modifie et le transforme à sa guise. Vous savez le peu d’importance qu’on attache à ces manquements de foi. Les plus iniques font tout au plus la surprise et l’entretien d’un jour. Il n’y a pas de père qui en soit moins disposé à vous accorder sa fille, ni de jeune personne qui en ait plus de répugnance à vous donner sa main. L’honneur n’est point intéressé dans ces sortes d’affaires.

— Pardonnez-moi, mon cher oncle, je ne puis être de votre avis. Non-seulement l’honneur, mais la conscience, mais l’humanité y sont intéressés. Si je manquois aujourd’hui de parole à cette jeune fille, je suis convaincu qu’elle en mourroit de douleur. Je me regarderois comme son meurtrier, oui comme son meurtrier ; et ne seroit-ce pas commettre le plus cruel des meurtres, que de lui briser le cœur ?

— Lui briser le cœur, dites-vous ? Non, non, Jacques, les cœurs des femmes ne se brisent pas si aisément. Ils sont durs, mon garçon, ils sont durs.

— Mais, monsieur, elle a toute ma tendresse ; nulle autre femme ne pourroit me rendre heureux. Combien de fois vous ai-je entendu dire qu’on devoit laisser les enfants libres dans leur choix, et que vous ne contrarieriez jamais l’inclination de ma cousine Henriette ?

— C’est vrai, tel est mon sentiment ; mais à condition que les enfants feront un choix raisonnable. En un mot, Jacques, il faut que vous renonciez à cette fille, et vous y renoncerez.

— Mon oncle, il faut que je l’épouse, et je l’épouserai.

— Vous l’épouserez, jeune homme ? je n’attendois pas de vous une pareille réponse. Si vous parliez de ce ton à votre père, je n’en serois point surpris : il vous a toujours traité rudement et en vrai despote. Mais moi qui ai vécu avec vous en ami, je devois compter sur plus d’égards. Au reste, votre conduite n’a rien qui m’étonne. Tout le mal vient de votre éducation à laquelle j’ai eu trop peu de part. Voyez ma fille ; je l’ai élevée avec douceur ; elle ne fait rien sans me demander mon avis, et ne refuse jamais de le suivre.

— Vous ne lui en avez pas encore donné dans une affaire de cette nature ; car je me trompe fort, ou ma cousine seroit peu disposée à se soumettre aux ordres même les plus formels, s’il s’agissoit du sacrifice de son inclination.

— Ne calomniez pas ma fille, s’écria le vieillard avec émotion ; ne calomniez pas mon Henriette. Je lui ai appris à n’avoir d’autre inclination que la mienne. En lui laissant faire tout ce qu’elle veut, je l’ai accoutumée à n’aimer que ce qui me plaît.

— Pardonnez-moi, monsieur, loin de vouloir faire injure à ma cousine, je suis pénétré d’estime pour elle. J’espère d’ailleurs que vous ne la mettrez point à une si rude épreuve, et que vous ne lui imposerez jamais la rigoureuse loi à laquelle vous prétendez m’astreindre : mais, monsieur, allons rejoindre la compagnie ; on pourroit s’inquiéter de notre longue absence. J’ose demander une grace à mon cher oncle, c’est de ne rien dire qui puisse affliger la pauvre Nancy, ou sa mère.

— Oh ! n’ayez pas peur, je sais trop bien vivre pour manquer à des femmes. Ainsi je vous accorde volontiers la grace que vous désirez, et j’en attends une de vous en retour.

— Mon oncle, il y a bien peu de vos ordres que je ne me fasse un plaisir d’exécuter.

— Je ne vous demande qu’une chose, c’est de m’accompagner chez moi ; j’y veux traiter un peu plus à fond l’affaire avec vous ; car j’ai à cœur de sauver, s’il est possible, l’honneur de ma famille, malgré la folle opiniâtreté de mon frère, qui se croit le plus sage des hommes. »

Le jeune Nightingale connoissant son oncle pour n’être pas moins entêté que son père, consentit à l’accompagner chez lui. Le vieillard promit de se conduire envers la famille avec la même politesse qu’auparavant, et tous deux allèrent la retrouver.