Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 14/Chapitre 10

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 74-77).
LIVRE XV  ►
Livre XIV

CHAPITRE X.



COURT CHAPITRE QUI TERMINE LE LIVRE.

La longue absence de l’oncle et du neveu avoit causé quelque inquiétude à la compagnie qui attendoit leur retour. Pendant le dialogue précédent, la voix bruyante du vieillard s’étoit fait entendre à plusieurs reprises dans l’étage inférieur, et Nancy, sa mère, Jones lui-même, sans pouvoir saisir le sens de ses paroles, en avoient tiré un fâcheux augure.

Quand tout le monde fut de nouveau réuni, une altération frappante se manifesta sur toutes les physionomies. La gaîté qui les animoit d’abord fit place à une expression de tristesse. Ainsi, dans notre climat inconstant, on voit souvent un ciel serein s’obscurcir tout-à-coup, et se couvrir, en plein été, des mêmes brouillards qu’en automne.

Personne cependant ne fut frappé de ce changement ; chacun étoit trop occupé à cacher ses pensées et à jouer son rôle, pour observer ce qui se passoit sous ses yeux. L’oncle et le neveu ne s’aperçurent d’aucun trouble dans la mère ou dans la fille, et la mère et la fille ne remarquèrent pas non plus la politesse affectée du vieillard, et le faux air de satisfaction du jeune homme.

C’est ce qui arrive fréquemment, quand deux amis mettent en œuvre toutes les facultés de leur esprit, pour se tromper mutuellement. Ni l’un ni l’autre ne voit ni ne soupçonne les ruses de son adversaire ; et pour nous servir d’une métaphore convenable à la circonstance, tous les coups qu’ils se portent sont autant de coups fourrés.

Par la même raison il n’est pas rare que deux personnes fassent à la fois un marché de dupes, quoique dans une proportion différente. Nous en citerons pour preuve cet homme qui vendit un cheval aveugle, et reçut en paiement un faux billet.

Au bout d’une demi-heure environ, on se sépara. L’oncle emmena son neveu : ce dernier, avant de sortir, assura tout bas à Nancy qu’il reviendroit de bonne heure le lendemain, et qu’il rempliroit tous ses engagements.

Jones, qui étoit le moins intéressé dans la scène précédente, fut celui qui la jugea le mieux. Il soupçonna sur-le-champ la vérité : le changement subit des manières de l’oncle, la réserve qu’il montra, sa froideur pour Nancy, n’échappèrent point à son attention. D’ailleurs, éloigner un nouveau marié de sa femme à une pareille heure de la nuit lui paroissoit un procédé si extraordinaire, qu’il ne pouvoit l’expliquer, qu’en supposant que le jeune Nightingale avoit tout découvert à son oncle : et la franchise naturelle du jeune homme, jointe à l’état où le vin l’avoit mis, ne rendoit son indiscrétion que trop vraisemblable.

Tandis que Jones délibéroit en lui-même s’il feroit part de ses soupçons à mistress Miller, on vint l’avertir qu’une femme désiroit de lui parler. Il sortit aussitôt, et prenant la lumière des mains de la servante, il fit monter la personne qui le demandoit. C’étoit Honora. Elle lui donna de si terribles nouvelles de Sophie, qu’il devint à l’instant incapable de toute autre pensée. Son propre malheur et celui de sa chère maîtresse absorbèrent entièrement sa pitié.

Quel étoit le cruel événement qu’on venoit lui annoncer ? Nous n’en instruirons le lecteur qu’après avoir exposé les différentes causes qui le produisirent. Ce sera la matière du livre suivant.