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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 15/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 156-160).

CHAPITRE XI.



CONTENANT UN FAIT CURIEUX, MAIS NON SANS EXEMPLE.

Une dame nommée mistress Hunt, intime amie de mistress Miller et de ses filles, avoit eu souvent occasion de voir Jones dans leur maison. On pouvoit lui donner trente ans ; car elle en avouoit vingt-six. Sa figure et sa taille n’auroient rien laissé à désirer, sans une disposition un peu trop marquée à l’embonpoint. Ses parents l’avoient mariée fort jeune à un vieux marchand qui, après avoir fait une fortune considérable, s’étoit retiré du commerce. Elle avoit vécu environ douze ans avec lui sans reproche, mais non sans peine et dans une entière abnégation d’elle-même. Enfin, sa vertu fut récompensée par la mort et par la riche succession de son mari. La première année de son veuvage venoit d’expirer. Elle l’avoit passée en grande partie dans la retraite, ne voyant qu’un petit nombre d’amis intimes, et partageant son temps entre des pratiques de dévotion et la lecture des gazettes dont elle étoit fort avide. Une excellente santé, un tempérament ardent joint à de sévères principes de religion, lui faisoient une nécessité de se remarier ; et comme elle avoit pris son premier époux sur le choix de ses parents, elle résolut de prendre le second à son goût. Dans cette vue, elle écrivit la lettre suivante à Jones :

« Monsieur,

« Je crains que mes yeux ne vous aient dit trop clairement, dès le premier jour où je vous ai vu, que vous ne m’étiez point indifférent ; mais jamais je ne vous en aurois fait l’aveu, ni de vive voix, ni par écrit, si les dames chez qui vous logez ne m’avoient donné des preuves assez manifestes de votre vertu et de votre bonté, pour me convaincre que vous étiez à la fois le plus aimable et le meilleur des hommes. J’ai aussi la satisfaction de savoir par elles que ma figure, mon esprit et mon caractère ne vous déplaisent pas. Je possède une belle fortune ; elle suffit pour faire votre bonheur et le mien, et ne peut me rendre heureuse sans vous. En disposant ainsi de moi, je sais que j’encourrai la censure du monde ; mais si je ne vous aimois pas plus que je ne crains le monde, je ne serois pas digne de vous. Une seule difficulté m’arrête. Je suis instruite que vous êtes engagé dans un commerce de galanterie avec une femme d’un rang distingué. Si vous croyez que la possession de ma personne mérite le sacrifice de cette intrigue, je suis à vous ; sinon, oubliez ma foiblesse, et qu’elle reste à jamais un secret entre vous et

« Arabella Hunt. »

La lecture de cette lettre causa à Jones une violente agitation. Ses finances étoient épuisées, et la source qui les alimentoit venoit de tarir. De toutes les largesses de lady Bellaston, il ne lui restoit que cinq guinées : encore, le matin même, avoit-il été vivement pressé par un marchand auquel il devoit le double de cette somme. Le digne objet de sa tendresse, Sophie, étoit au pouvoir de son père, et il n’avoit presque aucun espoir de parvenir jamais à l’y soustraire. L’idée de vivre à ses dépens sur le bien modique qui lui appartenoit en propre, répugnoit également à son amour et à sa délicatesse. La fortune de mistress Hunt lui offroit des avantages inespérés. Loin de sentir pour cette dame le moindre éloignement, il l’aimoit autant qu’il étoit capable d’aimer une autre femme que Sophie. Mais abandonner Sophie ! en épouser une autre ! il n’y pouvoit penser à aucun prix… et pourquoi non, évident qu’elle ne seroit jamais à lui ? N’y auroit-il pas plus de générosité de sa part à écouter la proposition de mistress Hunt, qu’à entretenir dans le cœur de Sophie une passion dénuée de toute espérance ? Ne devoit-il pas en agir ainsi, ne fût-ce que par amitié pour elle ? Cette considération prévalut quelques moments dans son esprit, et il étoit presque décidé à trahir son amante, par excès de vertu ; mais ces raisonnements subtils ne purent tenir long-temps contre la voix de la nature qui lui crioit qu’un tel sacrifice à l’amitié étoit une trahison envers l’amour. Enfin il demanda une plume, de l’encre, du papier, et fit à mistress Hunt la réponse suivante :

« Madame,

« Ce seroit payer d’un bien foible retour la faveur dont vous m’honorez, que de me borner à vous sacrifier un commerce quelconque de galanterie ; et je ferois sans balancer ce sacrifice, quand je ne serois pas aussi dégagé que je le suis maintenant de toute espèce d’intrigue. Mais je ne mériterois pas le titre d’honnête homme que vous m’accordez, si je ne vous disois que j’aime une jeune personne pleine de vertu, une jeune personne à laquelle je ne puis renoncer, quoiqu’il soit probable que je ne la posséderai jamais. À Dieu ne plaise, qu’en retour de vos bontés, je vous fasse la cruelle injure d’accepter votre main, lorsque je ne saurois vous donner mon cœur. Non, j’aimerois mieux mourir de faim, que de me rendre coupable de cette bassesse. Quand même ma maîtresse seroit unie à un autre, je ne vous épouserois pas, à moins que l’impression qu’elle a faite sur moi ne fût entièrement effacée. Soyez persuadée, madame, que votre secret n’est pas plus en sûreté dans votre sein que dans celui de

« Votre très-obligé, très-reconnaissant,
et très-humble serviteur
« T. Jones. »

Quand notre héros eut fait partir cette lettre, il alla prendre le manchon de Sophie, le baisa plusieurs fois, puis fit quelques tours dans sa chambre avec un air de triomphe, plus content qu’un Irlandois subitement enrichi de cinquante mille livres sterling.