Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 15/Chapitre 12

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 161-166).

CHAPITRE XII.



PARTRIDGE FAIT UNE DÉCOUVERTE.

Tandis que Jones s’applaudissoit intérieurement de sa généreuse conduite, Partridge entra dans sa chambre en sautant, en cabriolant selon sa coutume, toutes les fois qu’il apportoit ou croyoit apporter une bonne nouvelle. Son maître l’avoit mis le matin en campagne pour tâcher de découvrir, soit par les gens de lady Bellaston, soit par quelque autre moyen, le lieu où l’on avoit conduit Sophie. Il venoit, la joie peinte sur le front, annoncer à son maître qu’il avoit trouvé l’oiseau perdu. « Monsieur, dit-il, j’ai vu Black Georges le garde-chasse. Il est du nombre des domestiques que l’écuyer a amenés avec lui à Londres. Je l’ai reconnu sur-le-champ, quoique je ne l’eusse pas vu depuis plusieurs années ; mais vous savez, monsieur, que c’est un homme très-remarquable, je veux dire remarquable par sa barbe noire et touffue. Quant à lui, il a été quelque temps à me reconnoître.

— Fort bien, dit Jones ; mais quelle est ta bonne nouvelle ? Que sais-tu de ma Sophie ?

— Vous l’apprendrez tout à l’heure, monsieur. Je vais au fait le plus vite que je peux. Vous êtes si impatient, que vous voudriez arriver à l’infinitif, avant d’être à l’impératif. Comme je le disois, monsieur, Black Georges a été quelque temps à se remettre mon visage.

— Au diable ton visage ! Que sais-tu de ma Sophie ?

— Monsieur, je ne sais rien de plus de mademoiselle Sophie que ce que je vais vous dire ; et je vous l’aurois déjà dit, si vous ne m’aviez pas interrompu… Pour peu que vous continuiez à me regarder avec cet air courroucé, vous m’effraierez au point de me faire perdre l’esprit, ou plutôt la mémoire. Je ne vous ai jamais vu si en colère, depuis le jour où nous quittâmes Upton ; et ce jour-là, je ne l’oublierai pas, quand je vivrois mille ans.

— Allons, continue, je te prie ; je vois que tu as résolu de me rendre fou.

— J’en serois au désespoir. J’ai déjà assez souffert de votre emportement ; et comme je le disois, je m’en souviendrai tant que je vivrai.

— C’est bon, mais Black Georges ?

— Eh bien ! monsieur, comme je le disois, il a été long-temps à me remettre : et en effet, je suis terriblement changé depuis que je ne l’ai vu. Non sum qualis eram[1]. J’ai eu bien des peines dans ma vie, et rien ne change tant un homme que le chagrin. J’ai ouï dire qu’il est capable de vous blanchir les cheveux en une nuit. À la fin pourtant Georges m’a reconnu ; car nous sommes du même âge, et nous avons été ensemble à l’école. Georges étoit, il m’en souvient, un grand âne ; mais qu’importe ? tous les hommes ne prospèrent pas dans le monde, à proportion de leur science. J’ai de bonnes raisons pour parler ainsi ; mais il en sera de même encore dans mille ans. Eh bien ! monsieur, où en étois-je ? Bon ! m’y voici. Nous ne nous sommes pas plus tôt reconnus, qu’après nous être serré cordialement la main, nous avons été boire ensemble un pot de bière au cabaret ; et par bonheur la bière qu’on nous a servie s’est trouvée la meilleure que j’aie bue depuis que je suis dans cette ville : maintenant, monsieur, j’arrive au fait. À peine vous ai-je nommé, et lui ai-je dit que nous étions venus de compagnie à Londres, et que nous ne nous étions pas quittés depuis, un seul instant, il a demandé un autre pot de bière, en jurant qu’il vouloit boire à votre santé : et en effet, il a bu de si grand cœur, que j’ai été ravi de voir qu’il y eût encore dans le monde tant de reconnoissance. Ce second pot vidé, j’ai dit que je voulois aussi en payer un. Nous l’avons bu, comme les deux précédents, à votre santé, et je me suis empressé de venir vous annoncer la nouvelle.

— Quelle nouvelle ? tu ne m’as pas dit un mot de ma Sophie.

— Dieu me bénisse ! j’allois l’oublier. Ce n’est pas faute pourtant d’avoir bien parlé de la jeune demoiselle. Georges m’a tout conté. Il m’a appris que M. Blifil venoit à Londres pour l’épouser. En ce cas, qu’il se hâte, ai-je dit, ou quelqu’un l’épousera avant qu’il arrive : et en effet, M. Seagrim, ai-je ajouté, ne seroit-ce pas une pitié que ce quelqu’un qui l’aime plus qu’aucune autre femme, n’eût pas le bonheur de l’épouser ? Il est bon que vous sachiez, ainsi qu’elle, que ce n’est pas pour sa fortune qu’il la recherche ; car je puis vous assurer, quant à cela, qu’il y a une grande dame beaucoup plus riche que miss Western qui est si amoureuse de ce quelqu’un, qu’elle court après lui jour et nuit. »

À ces mots, Jones furieux accusa Partridge de l’avoir trahi.

« Ah ! monsieur, répondit le pauvre homme, je n’ai nommé personne. D’ailleurs, monsieur, je puis vous certifier que Georges a pour vous un sincère attachement ; il a donné plus d’une fois M. Blifil au diable. Il m’a juré qu’il se mettroit en quatre pour vous servir, et l’on peut compter sur sa parole. Vous trahir ! monsieur, je doute, qu’après moi, vous ayez sur la terre un ami plus franc et qui vous soit plus dévoué que Black Georges.

— À la bonne heure, répartit Jones un peu calmé. Eh bien ! tu dis que Black Georges, que je crois en effet disposé à se montrer mon ami, demeure dans la même maison que Sophie ?

— Oui, monsieur, dans la même maison. C’est un des domestiques de l’écuyer, et il est, je vous jure, très-bien habillé. Sans sa barbe noire, vous auriez peine à le reconnoître.

— En ce cas, il peut me rendre service, en se chargeant de remettre une lettre à ma Sophie.

— Vous avez rencontré juste. Comment n’y ai-je pas pensé ? Il se fera, je gage, un plaisir de vous obliger.

— Eh bien donc ! laisse-moi. Je vais écrire une lettre que tu lui porteras demain matin ; car je suppose que tu sais où le trouver ?

— Oh ! oui, monsieur, je suis sûr de le retrouver, soyez tranquille. Il aime trop à boire pour tarder long-temps à revenir au cabaret. Je ne doute pas qu’il n’y aille tous les jours, tant qu’il sera à Londres.

— Ainsi tu ne sais pas dans quelle rue loge ma Sophie ?

— Pardonnez-moi, monsieur, je le sais.

— Comment se nomme cette rue ?

— Comment elle se nomme ? mais, monsieur, elle est tout près d’ici, à une ou deux rues au-dessus de la nôtre. Quant à son nom, je ne le sais pas exactement ; car Black Georges ne me l’a pas dit. Si je le lui avois demandé, vous sentez que cela auroit pu lui donner des soupçons. Non, non, monsieur, fiez-vous à moi, je suis trop fin pour faire de pareilles balourdises.

— Tu es en effet merveilleusement fin. Cependant je vais écrire à ma Sophie, persuadé que tu auras l’esprit de retrouver demain Black Georges au cabaret. » Après avoir renvoyé le rusé Partridge, Jones se mit à écrire. Nous le laisserons quelque temps livré à cette douce occupation, et nous terminerons ici notre quinzième livre.


  1. Je ne suis plus tel que j’étois.