Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 16/Chapitre 03

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 183-189).

CHAPITRE III.



CE QUI ARRIVE À SOPHIE PENDANT SA CAPTIVITÉ.

La maîtresse de la maison où logeoit l’écuyer n’avoit pas tardé à concevoir une étrange opinion de son hôte. Cependant comme elle savoit que c’étoit un homme fort riche, et qu’elle avoit eu soin de porter le loyer de ses chambres à un prix exorbitant, elle crut à propos de le ménager. Elle voyoit, il est vrai, avec une sorte de peine, l’emprisonnement de Sophie dont sa servante et tous les gens de l’écuyer attestoient la douceur et la bonté ; mais son intérêt personnel l’emportant sur la pitié, elle ne voulut pas offenser un homme qu’elle jugeoit d’un caractère très-violent.

Quoique Sophie mangeât peu, on la servoit régulièrement aux heures des repas. Nous croyons même que si elle avoit eu envie de quelque mets rare, M. Western, malgré sa colère, n’auroit épargné ni peine, ni dépense pour le lui procurer ; car dût-on ne voir dans cette assertion qu’un paradoxe, il idolâtroit sa fille, et sa plus vive jouissance étoit de satisfaire le moindre de ses désirs.

L’heure du dîner arrivée, Black Georges porta à Sophie une volaille. L’écuyer qui avoit juré de ne confier la clef de sa chambre à personne, l’accompagna jusqu’à la porte.

Georges n’avoit pas vu Sophie depuis sa fuite de la maison paternelle. En posant le plat sur la table, il l’assura de son respect. Elle lui répondit d’un ton plein de bonté, car elle traitoit les domestiques avec plus d’égards que n’en témoignent certaines personnes à des gens qui leur sont de très-peu inférieurs.

Sophie, n’ayant pas faim, vouloit qu’il remportât la volaille. Georges la pria d’y goûter, et lui recommanda surtout les œufs, dont il lui dit qu’elle étoit pleine.

Pendant ce temps, l’écuyer attendoit à la porte. Georges qu’il employoit dans les affaires d’une haute importance, comme dans ce qui concernoit la chasse, étoit en grande faveur auprès de lui, et se permettoit beaucoup de libertés. Il avoit offert de monter le dîner, pour avoir, disoit-il, le plaisir de voir sa jeune maîtresse. Il laissa donc sans scrupule M. Western debout, plus de dix minutes, dans le corridor, tandis qu’il s’entretenoit avec Sophie. Quand il sortit de la chambre, il en fut quitte pour une réprimande que l’écuyer lui fit en riant.

Georges savoit que miss Western aimoit fort les œufs de poulettes, de perdrix et de faisans. Ainsi on ne doit pas s’étonner qu’étant doué d’un bon naturel, il eût pris soin de la régaler de cette espèce de friandise, dans un moment où tous les domestiques de la maison craignoient qu’elle ne se laissât mourir de faim ; car elle n’avoit presque rien pris depuis quarante-huit heures.

Bien que le chagrin ne produise pas sur tout le monde le même effet qu’il a coutume de produire sur une veuve, dont il aiguise souvent l’appétit plus que ne feroit l’air vif des dunes de Bansted, ou de la plaine de Salisbury, il finit toujours, quoi qu’on en dise, par céder à la faim. Sophie, après quelques instants de réflexion, se mit à couper la volaille, et la trouva remplie d’œufs, comme Georges le lui avoit dit.

À cette découverte très-agréable pour elle, s’en joignit une autre bien capable d’exciter l’attention d’une compagnie de savants. Si un oiseau à trois pattes, phénomène dont on citeroit peut-être mille exemples, passe pour un objet infiniment curieux, que penser d’une volaille qui, contre toutes les lois de l’économie animale, renferme une lettre dans son sein ? Ovide nous raconte la métamorphose du jeune Hyacinthe en une fleur qui porte des lettres sur ses feuilles, et Virgile a célébré dans ses vers cette singularité, comme une merveille digne de fixer les regards des doctes naturalistes de son temps ; mais dans aucun siècle, chez aucun peuple on n’a ouï parler d’un oiseau qui contînt une lettre dans son estomac.

Toutes les académies des sciences de l’Europe auroient cherché en vain à expliquer un tel prodige. Quant au lecteur, pour peu qu’il se rappelle le dernier entretien de Jones et de Partridge, il devinera sans peine d’où venoit cette lettre, et comment elle avoit passé dans le corps de la volaille.

Sophie, malgré un long jeûne, malgré la présence de son mets favori, ne vit pas plus tôt la lettre, qu’elle la saisit avidement, en rompit le cachet, et lut ce qui suit :

« Mademoiselle,

« Si je ne savois à qui j’ai l’honneur d’écrire, je tâcherois, quelque difficile que cela me fût, de vous peindre le trouble affreux où m’a jeté la nouvelle que j’ai apprise par mistress Honora ; mais comme une âme sensible peut seule comprendre les peines que cause la sensibilité, cette aimable qualité que ma Sophie possède à un si haut degré, l’instruira suffisamment de ce que j’ai dû souffrir dans cette triste circonstance. Est-il quelque chose au monde qui puisse ajouter à mon désespoir, quand je vous sais malheureuse ? Oui sans doute, et j’en fais la cruelle expérience, c’est, ma Sophie, de sentir que je suis l’auteur de votre infortune. Peut-être montré-je ici trop d’orgueil ; mais personne ne m’enviera un honneur qui me coûte si cher. Pardonnez-moi cette présomption, pardonnez-m’en une plus grande encore. Veuillez me dire si mes conseils, mon secours, ma présence, mon absence, ma mort, ou mes tourments vous procureroient quelque soulagement. La plus parfaite admiration, les soins les plus assidus, l’intérêt le plus tendre, la plus entière soumission à vos volontés, le plus ardent amour peuvent-ils vous dédommager du sacrifice que vous feriez à mon bonheur ? Volez, ange du ciel, volez dans ces bras toujours ouverts pour vous recevoir, toujours prêts à vous défendre. Venez sans autre trésor que vos charmes, ou avec toutes les richesses de la terre, peu m’importe. Si au contraire la sagesse est la plus forte, si, après de mûres réflexions, elle vous dit que le sacrifice est trop grand, si vous ne pouvez recouvrer les bontés paternelles et rendre la paix à votre ame agitée qu’en m’abandonnant, bannissez-moi à jamais de votre pensée ; prenez une courageuse résolution, et que la pitié pour mes souffrances n’exerce aucune influence sur votre tendre cœur. Croyez-moi, mademoiselle, je vous aime cent fois plus que moi-même ; mon unique but est votre bonheur. Le premier de mes vœux (et pourquoi la fortune ne l’exauceroit-elle pas ?) fut et, permettez-moi de le dire, sera toujours de vous voir la plus heureuse des femmes, le second est d’apprendre que vous l’êtes : mais nul malheur n’égalera le mien, tant que je croirai que vous devez un instant de peine à celui qui est, mademoiselle, dans tous les sens et à tous égards, votre dévoué,

« Thomas Jones. »

Nous laissons au lecteur à deviner ce que dit, ce que fit, ou pensa Sophie de cette lettre, combien de fois elle la lut, ou si elle la lut plus d’une fois. Peut-être verra-t-on par la suite sa réponse. Nous ne saurions la donner à présent, parce qu’elle n’en fit pas dans le moment ; et cela pour plusieurs bonnes raisons dont la meilleure est qu’elle n’avoit ni papier, ni plumes, ni encre.

Le soir, tandis que Sophie réfléchissoit sur la lettre qu’elle avoit reçue, ou sur quelque autre sujet, un bruit violent qui partoit de l’appartement au-dessous du sien troubla ses méditations. Ce bruit provenoit d’une vive dispute entre deux personnes. Sophie distingua aussitôt dans les cris éclatants de l’une la voix de son père ; mais elle ne reconnut pas aussi vite, dans les accents plus aigus de l’autre, l’aigre fausset de sa tante Western. Cette dame venoit d’arriver à Londres, et un de ses gens, qui étoit entré en passant à l’auberge des Colonnes d’Hercule, lui avoit appris la demeure de son frère, où elle s’étoit fait conduire sur-le-champ.

Nous allons donc prendre, pour le moment, congé de Sophie, et nous rendre, comme la politesse l’exige, auprès de mistress Western.