Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 16/Chapitre 04

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 189-198).

CHAPITRE IV.



SOPHIE RECOUVRE SA LIBERTÉ.

M. Western et le ministre Supple, après le départ de l’hôte des Colonnes d’Hercule, fumoient chacun leur pipe, lorsqu’on leur annonça l’arrivée de mistress Western. Dès que l’écuyer entendit prononcer son nom, il courut au bas de l’escalier pour lui offrir la main ; car il se piquoit d’observer scrupuleusement les règles de la politesse, surtout envers sa sœur, à laquelle il portoit, sans vouloir en convenir et peut-être à son insu, plus de respect qu’à aucune personne au monde.

Mistress Western, en entrant dans la salle à manger, se jeta sur un fauteuil et s’écria avec humeur : « Il est impossible assurément de faire un plus rude voyage. Je crois que depuis qu’on a publié tant de règlements sur les grandes routes, elles sont devenues pires que jamais. Eh, mon frère, comment avez-vous pu vous loger dans cette horrible maison ? je jurerois que pas une personne de condition n’y a mis le pied avant vous.

— Je n’en sais rien, répondit l’écuyer, mais il me semble qu’on n’y est pas mal. C’est l’hôte des Colonnes d’Hercule qui me l’a recommandée. Comme il connoît beaucoup de gens de qualité, j’ai cru qu’il sauroit m’indiquer mieux qu’un autre, les auberges qu’ils fréquentent.

— Fort bien ; et où est ma nièce ? Avez-vous déjà fait une visite à lady Bellaston ?

— Oui, oui. Quant à votre nièce, n’en soyez point en peine. Elle est là-haut dans sa chambre.

— Comment ! ma nièce est dans cette maison ? Elle ne sait donc pas que je suis ici ?

— Non, personne n’a pu le lui dire, je la tiens en lieu de sûreté ; elle est enfermée sous clef. Le soir même de mon arrivée à Londres, j’ai été la chercher chez ma cousine lady Bellaston, et je n’ai cessé de veiller sur elle depuis. Elle ne peut non plus s’échapper qu’un renard pris dans un sac, je vous en réponds.

— Bon Dieu ! qu’entends-je ? je m’étois bien doutée que vous feriez quelque sottise, si vous vous rendiez à Londres ; mais vous l’avez voulu ; je n’ai point à me reprocher d’y avoir consenti. Ne m’aviez-vous pas promis, mon frère, que vous ne prendriez point de mesures violentes ? N’est-ce pas ainsi que vous avez forcé ma nièce de s’enfuir de chez vous ? Voulez-vous la réduire à faire une nouvelle escapade ?

— Tudieu ! s’écria l’écuyer en jetant sa pipe à terre, a-t-on jamais rien entendu de pareil ? me voir traiter de la sorte, quand je comptois ne recevoir de vous que des éloges !

— Comment ! mon frère, vous ai-je donné sujet de croire que je vous louerois de tenir votre fille enfermée ? Ne vous ai-je pas dit cent fois que, dans un pays libre, il n’est pas permis d’exercer sur les femmes un pouvoir arbitraire ? Nous avons les mêmes droits que les hommes à la liberté, et je voudrois de bon cœur n’être pas dans le cas de dire, que nous en sommes plus dignes qu’eux. Si vous souhaitez que je reste un moment de plus dans ce misérable gîte, que je vous reconnaisse encore pour mon frère, et que je consente à me charger des affaires de votre famille, j’exige qu’à l’instant ma nièce soit mise en liberté. »

Elle prononça ces mots de l’air le plus impérieux, debout devant le feu, ayant une main derrière le dos, et dans l’autre une prise de tabac. Nous doutons que Thalestris, à la tête de ses amazones, eût une figure plus imposante. On ne sera donc pas surpris que l’écuyer ait cédé à la crainte qu’elle lui inspiroit.

« Eh bien, la voilà, dit-il, en jetant la clef sur la table, la voilà, faites-en ce qu’il vous plaira. Je ne comptois tenir ma fille enfermée que jusqu’à l’arrivée de Blifil, que j’attends d’un moment à l’autre. Si d’ici là il survient quelque accident, n’oubliez pas à qui il faudra s’en prendre.

— Je réponds de tout sur ma tête ; mais je ne me chargerai de l’affaire qu’à une condition ; c’est que vous me donnerez carte blanche, et ne vous mêlerez de rien, à moins que, par hasard, je ne juge à propos de vous faire agir. Si vous ratifiez ces préliminaires, j’essaierai encore de sauver l’honneur de votre famille : sinon, mon frère, je continuerai à rester neutre. »

« Mon bon monsieur, je vous en prie, dit le ministre Supple, suivez pour cette fois les conseils de madame votre sœur. Peut-être obtiendra-t-elle plus de mademoiselle Sophie par un entretien amical, que vous ne l’avez fait par des mesures de rigueur.

— Que me chantes-tu là ? dit l’écuyer. Si tu t’avises de jaser, je t’étrillerai comme il faut.

— Fi ! mon frère, est-ce ainsi qu’on parle à un ecclésiastique ? M. Supple est un homme sensé, il vous donne un excellent conseil ; tout le monde, je pense, sera de son avis. Au reste, écoutez, j’attends une réponse prompte et catégorique à mes propositions. Ou laissez-moi disposer librement de votre fille, ou gouvernez-la tout seul avec votre admirable prudence ; et, dans ce dernier cas, je vous déclare ici devant M. Supple, que j’évacue la place et vous renie à jamais vous et votre famille.

— Agréez, je vous prie, ma médiation, dit le ministre. Souffrez, je vous en conjure…

— Eh quoi ? reprit l’écuyer, la clef est sur la table. Elle peut la prendre, si elle veut. Qui l’en empêche ?

— Non, mon frère, j’exige comme une formalité indispensable, qu’elle me soit remise par vous-même, avec une pleine et entière ratification de tous les articles stipulés et convenus.

— Eh bien, je vais vous la remettre… La voici… Assurément, ma sœur, vous ne m’accuserez pas d’avoir jamais refusé de vous confier ma fille. Elle a demeuré avec vous plus d’une année entière, sans que je l’aie vue une seule fois pendant ce temps.

— Et c’eût été un bonheur pour elle d’être toujours restée avec moi. Rien de semblable à ce que nous voyons, ne seroit arrivé sous mes yeux.

— Ah ! sans doute, c’est moi seul qu’il faut blâmer !

— Oui, mon frère, c’est vous seul qu’il faut blâmer ; je vous l’ai dit souvent, et je crains d’être obligée de vous le répéter encore bien des fois. Cependant j’espère que vous vous corrigerez, et que vous profiterez de vos erreurs passées, pour ne pas déjouer par de nouvelles bévues la sagesse de mes combinaisons. En vérité, mon frère, vous n’êtes nullement propre à des négociations délicates. Toute votre politique est fausse. J’exige donc que vous ne vous mêliez de rien. Souvenez-vous seulement de ce qui s’est passé.

— Morbleu, ma sœur, que voulez-vous que je vous dise ? vous me feriez donner au diable.

— Allons, vous voilà revenu à votre vieille habitude. Je vois, mon frère, qu’il n’y a pas moyen de vous parler raison. J’en appelle à M. Supple, qui est un homme de sens. Ai-je rien dit dont qui que ce soit pût s’offenser ? Mais vous avez si mauvaise tête !

— De grace, madame, s’écria le ministre, n’irritez pas M. votre frère.

— L’irriter ? Vous êtes, ma foi, aussi sot que lui. Eh bien, mon frère, puisque vous m’avez promis de ne vous mêler de rien, je consens à me charger encore de la direction de ma nièce. Le ciel ait pitié des affaires abandonnées aux soins des hommes ! Une tête de femme en vaut mille des vôtres. »

À ces mots elle appela un domestique pour la conduire à la chambre de Sophie, et sortit en emportant la clef avec elle.

À peine eut-elle les talons tournés, que l’écuyer ferma la porte et vomit contre elle mille injures grossières, mille imprécations, sans s’épargner lui-même pour avoir eu la sottise de penser à sa succession. « Mais pourtant, ajouta-t-il, il seroit fâcheux, après un si long esclavage, de finir par en être frustré, faute d’un peu de patience. La pécore ne vivra pas toujours, et je sais qu’elle me lègue tout son bien par testament. »

M. Supple loua fort sa prudence, et l’écuyer ayant demandé une bouteille de vin, suivant sa coutume, toutes les fois qu’il éprouvoit quelque sentiment de plaisir ou de peine, fit une si copieuse libation de ce julep salutaire, qu’elle éteignit entièrement sa colère. Le calme et la sérénité avoient reparu sur son front, quand mistress Western rentra avec Sophie. La jeune personne avoit son chapeau et son mantelet. « Mon frère, dit la tante, je l’emmène à l’hôtel où je suis descendue ; car en vérité ce taudis n’est pas fait pour loger des chrétiens.

— Comme il vous plaira, madame ; ma fille ne sauroit être en de meilleures mains que les vôtres, et M. Supple ici présent peut attester, qu’en votre absence, j’ai répété plus de cinquante fois que vous étiez une des femmes les plus sensées qu’il y eût au monde.

— Oui, dit le ministre, je suis prêt à le certifier.

— Quant à cela, mon frère, reprit mistress Western, j’ai toujours parlé de vous en aussi bons-termes. Il faut convenir seulement que vous êtes un peu trop vif ; mais lorsque vous vous donnez le temps de réfléchir, je ne connois pas d’homme plus raisonnable que vous.

— Eh bien, ma sœur, si telle est votre façon de penser, je bois de bon cœur à votre santé. Il est vrai que je m’emporte un peu quelquefois ; mais je ne sais point garder de rancune. Allons, Sophie, soyez bonne fille, et faites tout ce que votre tante vous dira.

— Je ne doute pas de la soumission de ma nièce, elle a déjà devant les yeux le fatal exemple de sa cousine Henriette qui s’est perdue pour avoir négligé de suivre mes conseils. Oh ! mon frère, je vais bien vous étonner. Quand vous partîtes pour Londres, à peine avoit-on cessé d’entendre le bruit de votre voiture, devinez qui se présenta chez moi ?… cet impudent aventurier avec son odieux nom irlandois, ce Fitz-Patrick ! Il entra dans ma chambre sans se faire annoncer : autrement je ne l’aurois pas reçu. Il me conta sur sa triste moitié une longue et inintelligible histoire qu’il me força d’entendre. Mon accueil fut des plus froids. Je lui remis la lettre de sa femme, en le chargeant d’y répondre lui-même. Je présume que la malheureuse tâchera de découvrir notre demeure ; mais ne la recevez pas, je vous prie, car je suis déterminée à ne point la voir.

— Moi, la recevoir ? ne craignez rien. Je ne suis pas homme à encourager des enfants rebelles. Son coquin de mari doit s’estimer heureux que je ne me sois pas trouvé à la maison. Jour de Dieu ! je l’aurois fait sauter dans l’abreuvoir. Vous voyez, Sophie, les suites de la désobéissance. Votre propre famille vous en offre un exemple.

— Mon frère, il est inutile de blesser ma nièce par des réflexions semblables. Ne voulez-vous donc pas la laisser tout-à-fait sous ma direction ?

— Oui, oui, j’y consens, j’y consens. »

Mistress Western, heureusement pour Sophie, rompit ici l’entretien en envoyant chercher des chaises à porteurs : nous disons heureusement ; car si la conversation eût duré plus long-temps, il est très-probable qu’il se seroit élevé quelque nouveau sujet de discussion entre le frère et la sœur. Ils ne différoient que par le sexe et par l’éducation. Tous deux étoient également violents et entêtés ; tous deux avoient une extrême affection pour Sophie, et un souverain mépris l’un pour l’autre.