Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 16/Chapitre 05

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 198-210).

CHAPITRE V.



JONES REÇOIT UNE LETTRE DE SOPHIE. IL VA À LA COMÉDIE AVEC MISTRESS MILLER ET PARTRIDGE.

L’arrivée de Black Georges à Londres, et les bons offices, qu’en homme reconnoissant, il avoit promis de rendre à son ancien bienfaiteur, adoucirent beaucoup les chagrins amers que causoit à Jones la situation de sa maîtresse. Sophie, le soir même où elle recouvra la liberté et les moyens d’écrire, fit à sa lettre la réponse suivante, qui lui parvint par l’entremise de l’obligeant garde-chasse :

« Monsieur,

« Comme je ne doute pas de la sincérité des sentiments que vous m’exprimez, vous serez bien aise d’apprendre que l’arrivée de ma tante Western m’a délivrée d’une partie de mes peines. Je suis maintenant avec elle, et je jouis de toute la liberté que je puis désirer. Elle n’y a mis qu’une restriction, c’est de ne recevoir aucune visite, et de n’avoir de relations avec personne, à son insu, et sans son consentement. Je lui en ai fait la promesse solennelle, et j’ai résolu de la tenir. Ma tante, il est vrai, ne m’a pas expressément défendu d’écrire ; mais ce doit être un oubli de sa part. Il se peut même que cette défense soit comprise dans l’injonction qu’elle m’a faite de n’avoir de relations avec personne. Ne pouvant donc considérer une correspondance avec vous, que comme un abus de la confiance généreuse qu’elle me témoigne, n’attendez pas que je continue à vous écrire, ni à recevoir des lettres de vous en secret. Une promesse est pour moi un lien sacré ; elle embrasse ce qu’elle sous-entend aussi bien que ce qu’elle exprime. En y réfléchissant, vous trouverez peut-être dans ma façon de penser un motif de consolation ; mais pourquoi vous parler de consolation ? Quoiqu’il y ait un point sur lequel je ne céderai jamais aux instances du meilleur des pères, j’ai pris la ferme résolution de respecter son autorité, et de ne me permettre aucune démarche importante sans son aveu. Vous devez par conséquent renoncer à une espérance qui semble ne pouvoir se réaliser. Votre propre intérêt vous le conseille. Vous pouvez ainsi vous réconcilier avec M. Allworthy, et j’exige que vous tentiez tous les moyens d’y réussir. Des événements dont je ne saurois perdre la mémoire, et plus encore la noblesse de vos sentiments, m’ont imposé des obligations envers vous. Le sort nous sera peut-être un jour moins contraire. Soyez persuadé que j’aurai toujours de vous l’opinion qu’il m’est doux de penser que vous méritez, et que je suis,

« Monsieur,
« Votre très-humble et très-obligée servante,
« Sophie Western. »

« P. S. Je vous défends de m’écrire davantage… du moins quant à présent. Cette lettre renferme une bagatelle qui ne m’est, en ce moment, d’aucune utilité, et dont je sais que vous devez avoir besoin. Acceptez-la, et croyez n’en être redevable qu’à la fortune qui vous l’a fait trouver[1]. »

Un enfant encore à l’alphabet auroit épelé cette lettre en moins de temps que Jones n’en mit à la lire. Elle excita en lui un mouvement de joie mêlé de chagrin, peu différent de celui qu’éprouve un honnête homme, à la lecture du testament d’un ami qui lui a fait, en mourant, un legs considérable, dont sa misère augmente le prix. En somme pourtant, la joie l’emporta sur le chagrin. Le lecteur pourra s’étonner qu’il en ressentît même aucun ; mais le lecteur n’est pas tout-à-fait aussi amoureux que Jones ; et l’amour, maladie qui ressemble assez à la consomption et la produit quelquefois, en diffère pourtant essentiellement en ce qu’il ne se flatte jamais et n’envisage rien sous un jour favorable.

Jones fut charmé de savoir que sa maîtresse avoit recouvré la liberté, et qu’elle étoit maintenant chez une parente qui la traiteroit du moins d’une manière convenable. Il trouvoit aussi un grand sujet de satisfaction dans la phrase de sa lettre, où elle faisoit allusion à l’engagement qu’elle avoit pris autrefois de lui demeurer fidèle ; car on peut douter que Jones, quelque désintéressée qu’il crût sa passion, de quelque générosité qu’il se piquât, eût pu recevoir un coup plus sensible que la nouvelle du mariage de Sophie avec un autre, quand ce mariage auroit été pour elle le plus brillant du monde et le plus propre à faire son bonheur. Un tel raffinement d’amour platonique n’est le partage que du beau sexe. Nous avons entendu plus d’une femme déclarer, (et sûrement de bonne foi) qu’elle ne feroit nulle difficulté de céder son amant à sa rivale, si elle avoit la preuve que ce sacrifice rendît heureux l’objet de sa tendresse : d’où nous concluons que ce genre d’affection est dans la nature, sans pouvoir dire néanmoins que nous en ayons vu un seul exemple.

Jones, après avoir passé trois heures à lire et à baiser la lettre de Sophie, se sentant ranimé par les considérations que nous venons d’exposer, voulut exécuter un projet qu’il avoit conçu depuis quelques jours ; c’étoit de mener à la comédie mistress Miller et sa fille cadette, et de mettre Partridge de la partie. Comme il étoit doué de cette franche gaîté dont bien des gens n’ont que l’apparence, il se promettoit beaucoup de plaisir des observations critiques que ne manqueroit pas de faire le pédagogue, en qui il comptoit surprendre les naïves inspirations de la nature, brute à la vérité, mais non altérée par l’art.

M. Jones, mistress Miller, la petite Betsy et Partridge se placèrent au premier rang de la première galerie. Partridge n’eut pas plus tôt jeté un coup d’œil sur la salle, qu’il s’écria que c’étoit le plus bel endroit où il eût jamais été. Quand l’ouverture fut achevée, il s’étonna que tant de violons pussent jouer d’accord ensemble.

Pendant que le garçon de théâtre allumoit les derniers lustres : « Regardez, regardez, madame, dit-il à mistress Miller, n’est-ce pas le vrai portrait de l’homme qu’on voit à la fin du livre de prières, avant le service pour la conjuration des poudres ? »

Quand la salle fut entièrement éclairée, il observa en soupirant qu’il se brûloit à la comédie, en une soirée, plus de chandelles que n’en consommeroit une honnête et pauvre famille durant une année entière.

On jouoit Hamlet, prince de Danemark. Dès que la pièce commença, Partridge fut tout yeux, tout oreilles. Il ne rompit le silence qu’à l’apparition du fantôme. « Quel est, dit-il à Jones, cet homme si étrangement habillé ? il ressemble à une figure que j’ai vue dans un tableau. Monsieur, ce n’est sûrement pas une armure qu’il porte là ?

— C’est un fantôme, répondit Jones.

— Vous plaisantez, monsieur, reprit Partridge en souriant. Je n’ai jamais vu de fantôme ; cependant, s’il s’en présentoit un devant moi, je suis sûr que je ne m’y tromperois pas. Non, non, monsieur, les fantômes ne se montrent point ainsi habillés. »

L’erreur de Partridge fit beaucoup rire ses voisins. Elle dura jusqu’à la scène entre le fantôme et Hamlet, où l’éloquente pantomime de Garrick le convainquit de ce que son maître n’avoit pu lui persuader. Le pédagogue fut alors saisi d’un tremblement si violent, que ses genoux s’entre-choquèrent.

« Qu’as-tu donc ? lui demanda Jones. Le guerrier que tu vois sur la scène te fait-il peur ?

— Oh ! monsieur, je reconnois à présent que vous m’avez dit vrai. Je n’ai pas peur ; car je sais que ce n’est qu’un jeu ; et quand ce guerrier seroit un véritable fantôme, quel mal pourroit-il me faire de si loin, et en si nombreuse compagnie ? Au reste, si j’ai peur, je gagerois bien que je ne suis pas le seul.

— Eh quoi ! t’imagines-tu qu’il y ait ici des gens aussi poltrons que toi ?

— Traitez-moi de poltron tant qu’il vous plaira ; mais si le petit acteur qui est là-bas sur la scène n’est pas effrayé, je n’ai jamais vu d’homme effrayé de ma vie. »

Au moment où le fantôme fait signe à Hamlet de le suivre : « Vous suivre ! s’écria Partridge ? ah ! vraiment oui, il faudroit avoir perdu la tête… Est-ce qu’il en fera la folie ? Miséricorde !… le petit acteur le suit ; que le ciel ait pitié du téméraire ! Quelque chose qui lui arrive, il l’aura bien mérité… Moi, vous suivre ? j’aimerois autant suivre le diable… Eh mais, c’est peut-être lui-même ; car il prend, à ce qu’on assure, toutes les formes qu’il veut… Oh ! le voici encore !… »

Quand Hamlet dit au fantôme : « Je n’irai pas plus loin. » « Il a bien raison, reprit Partridge ; il a déjà été assez loin, plus loin que je n’irois pour tous les trésors de la terre. »

Jones voulut parler : « Paix ! paix ! mon cher monsieur, s’écria Partridge, ne l’entendez-vous pas ? » Et pendant tout le discours du fantôme, il demeura immobile, la bouche béante, les yeux fixés tantôt sur le fantôme, tantôt sur Hamlet, éprouvant tour à tour les diverses émotions qui se succédoient dans l’ame du prince.

Lorsque la scène fut finie, Jones lui dit : « Ma foi, Partridge, tu surpasses mon attente. Tu jouis plus du spectacle que je ne le croyois possible.

— Monsieur, répliqua le pédagogue, si vous n’avez pas peur du diable, tant mieux pour vous. Convenez pourtant qu’il est bien naturel d’être surpris de pareilles choses, quoiqu’on sache qu’elles n’ont rien de réel. Ce n’est pas non plus le fantôme qui m’a effrayé. Je me suis bientôt aperçu que ce n’étoit qu’un personnage vêtu d’une manière bizarre ; mais quand j’ai vu le petit acteur si effrayé lui-même, j’avoue que sa peur m’a gagné.

— Tu crois donc, Partridge, qu’il étoit véritablement effrayé ?

— Eh ! monsieur, lorsqu’il a su que c’étoit l’ombre de son père, et de quelle façon on l’avoit assassiné dans le jardin, n’avez-vous pas observé comment sa terreur s’est dissipée par degrés, et a fait place à une muette douleur, telle que je l’aurois éprouvée en pareil cas ?… Mais, chut ! Quel bruit est-ce là ? Voici le fantôme qui revient. Eh bien, vous pouvez m’en croire. Quoique je sache que tout ceci n’est qu’une fable, je suis fort aise de ne pas être où sont ces gens-là. » Puis, reportant les yeux sur Hamlet : « Oui, oui, vous pouvez tirer votre épée. À quoi sert une épée contre le diable ? »

Pendant le second acte, Partridge fit très-peu de remarques. Il admira beaucoup la beauté des costumes, et ne put s’empêcher de dire, en examinant la physionomie du roi : « Bon Dieu ! comme la mine est trompeuse ! Nulla fides fronti[2] est, je le vois, un proverbe bien vrai. À juger du roi par sa figure, le croiroit-on coupable d’un meurtre ? » Il demanda ensuite si le fantôme reparoîtroit encore ? Mais Jones, qui vouloit lui ménager une surprise, se contenta de lui répondre que peut-être il le reverroit bientôt, annoncé par un éclat de tonnerre.

Partridge attendit en tremblant son retour. Lorsqu’il reparut : « Le voilà ! monsieur, le voilà ! s’écria-t-il, qu’en dites-vous maintenant ? le petit acteur est-il effrayé, ou non ? Riez si vous voulez de ma peur. Tout le monde, je pense, la partage ici plus ou moins. Je ne voudrois être pour rien au monde à la place de l’écuyer Hamlet (n’est-ce pas ainsi que vous l’appelez ?)… Juste ciel ! qu’est devenu le fantôme ? Comme il est vrai que j’existe, j’ai cru le voir s’enfoncer dans la terre.

— Tu ne t’es pas trompé, répondit Jones.

— Je sais bien que tout ceci n’est qu’un jeu, autrement mistress Miller ne riroit pas comme elle fait. Pour vous, monsieur, je crois que vous verriez sans frayeur le diable en personne… Allons, seigneur Hamlet, allons, votre colère est juste… mettez en pièces cette misérable femme. Fût-elle ma propre mère, je ne l’épargnerois pas. Oui, après un pareil forfait, une mère a perdu tous ses droits sur son fils… Fuis, malheureuse ! j’ai horreur de ta figure. »

Notre judicieux critique n’ouvrit plus guère la bouche jusqu’à la pièce qu’Hamlet fait représenter devant le roi. Il n’en comprit pas d’abord le motif. Jones le lui expliqua. Dès qu’il l’eut saisi, il se félicita de n’avoir jamais commis de meurtre ; puis s’adressant à mistress Miller : « Ne trouvez-vous pas, madame, lui dit-il, que le roi a l’air ému, quoiqu’en bon comédien il cache autant qu’il peut son trouble ? Oh, je ne consentirois pas pour prix du plus beau trône du monde, à charger ma conscience d’un crime aussi noir que le sien… Il s’enfuit ; je ne m’en étonne pas. Va, tu seras cause que je ne me fierai plus désormais à une honnête physionomie. »

La scène des fossoyeurs excita ensuite l’attention de Partridge. Il témoigna beaucoup de surprise du grand nombre de crânes répandus sur le théâtre.

Jones lui dit que l’action se passoit dans un des plus fameux cimetières des environs de Londres.

« En ce cas, reprit Partridge, il n’est pas étonnant que l’endroit soit si peuplé. Mais je n’ai jamais vu de plus mauvais fossoyeur. Quand j’étois clerc de ma paroisse, j’avois un sacristain qui auroit creusé trois fosses pendant le temps qu’il met à en faire une. Le butor tient sa bêche comme s’il s’en servoit pour la première fois. Oui, oui, chante ; tu aimes mieux, je crois, chanter que de travailler. »

En voyant Hamlet ramasser le crâne d’Yorick[3] : « J’admire, dit-il, la hardiesse de certaines gens. Quant à moi, rien ne pourroit m’engager à toucher quelque chose qui auroit appartenu à un mort. Le fantôme paraissoit pourtant lui avoir fait grand’peur. Nemo in omnibus horis sapit[4]. »

Pendant le reste de la pièce, il n’échappa au pédagogue aucune réflexion qui mérite d’être citée. Lorsque la toile fut baissée, Jones lui demanda quel étoit l’acteur qu’il préféroit ?

— Le roi, sans aucun doute, répondit-il, étonné de la question.

— En vérité, M. Partridge, dit mistress Miller, vous ne partagez pas l’opinion du public ; car tout le monde convient que le rôle d’Hamlet est joué par le meilleur acteur qui ait jamais paru sur la scène.

– Lui ! le meilleur acteur, répéta Partridge avec un rire de mépris ? Je jouerois, ma foi, aussi bien que lui. Oui, si j’avois vu un fantôme, j’aurois éprouvé précisément la même émotion et agi de la même manière ; et dans cette scène avec sa mère où vous l’avez trouvé si admirable, est-il un seul homme, je vous le demande, un honnête homme s’entend, qui ne se fût pas conduit comme il l’a fait envers une pareille mère ? Vous voulez, je le sais, vous moquer de moi. C’est, il est vrai, la première fois que je vais au spectacle à Londres ; mais j’ai vu jouer la comédie en province. Je parie pour le roi tout ce que j’ai vaillant. Il prononce chaque mot distinctement, et une fois plus haut que l’autre. Il est aisé de voir que c’est là un acteur. »

Pendant ce colloque entre mistress Miller et Partridge, une femme s’approcha de Jones qui la reconnut sur-le-champ. C’étoit mistress Fitz-Patrick. Elle l’avoit vu, lui dit-elle, de l’autre côté de la galerie, et saisissoit cette occasion de l’informer qu’elle avoit à l’entretenir d’une affaire très-importante. Elle lui donna son adresse et un rendez-vous pour le lendemain matin, puis par réflexion elle le remit à l’après-midi. Jones promit de se rendre exactement chez elle.

Ainsi se termina l’aventure de la comédie, où Partridge divertit beaucoup, non-seulement M. Jones et mistress Miller, mais encore tous ses voisins, qui firent plus d’attention à ce qu’il disoit qu’à ce qui se passoit sur la scène. Il n’osa pas se coucher cette nuit-là, de peur du fantôme. Pendant les nuits suivantes il ne s’endormit qu’au bout de deux ou trois heures, tout baigné d’une sueur froide, et se réveilla nombre de fois frappé de terreur, en s’écriant : « Dieu ait pitié de moi ! le voilà ! »


  1. Sophie veut sans doute parler du billet de banque de cent livres sterling.
  2. Ne vous fiez point à la figure.
  3. Bouffon d’Horwendillus, roi de Danemark, père du prince Hamlet.Trad.
  4. Nul n’est sage à toute heure.