Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 17/Chapitre 02

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 246-252).

CHAPITRE II.



RECONNOISSANCE ET GÉNÉROSITÉ DE MISTRESS MILLER.

M. Allworthy et mistress Miller commençoient à déjeuner, lorsque Blifil qui étoit sorti de très-bonne heure rentra, et se mit à table avec eux.

À peine fut-il assis : « Bon Dieu ! mon cher oncle, s’écria-t-il, devineriez-vous ce qui est arrivé ? Je n’ose, en vérité, vous le dire, de peur que le souvenir des bontés dont vous avez comblé un mauvais sujet, ne vous contriste le cœur.

— De quoi s’agit-il, mon enfant ? Je crains d’avoir eu plus d’une fois des bontés pour de mauvais sujets ; mais la charité n’adopte pas les vices de ceux qu’elle soulage.

— Ô monsieur, ce n’est pas sans une secrète inspiration de la Providence que vous vous êtes servi du mot d’adoption. Votre fils adoptif, monsieur, ce Jones, ce misérable que vous avez nourri dans votre sein, vient de se montrer le plus grand des scélérats.

— Par tout ce qu’il y a de sacré sur la terre, cela est faux ! s’écria mistress Miller. M. Jones n’est point un scélérat ; c’est le meilleur jeune homme qui existe ; et si tout autre que vous l’eût appelé scélérat, je lui aurois jeté cette eau bouillante au visage. »

M. Allworthy parut étonné d’un tel emportement. « Monsieur, dit mistress Miller sans lui laisser le temps de parler, j’espère que vous ne vous fâcherez point contre moi. Je ne voudrois pour rien au monde vous offenser ; mais je n’ai pu souffrir, je l’avoue, d’entendre traiter ainsi M. Jones.

— Je suis, madame, un peu surpris, répondit Allworthy d’un ton grave, à vous voir prendre avec tant de chaleur la défense d’un garnement que vous ne connoissez pas.

— Ah ! monsieur, je le connois, oui, je le connois. Il faudroit que je fusse la plus ingrate des femmes pour le renier. Il a été mon sauveur et celui de ma petite famille. Nous devons tous le bénir tant que nous vivrons ; et puisse le ciel le bénir aussi, et changer le cœur de ses ennemis ; car je sais, et je vois qu’il en a de bien perfides.

— Vous m’étonnez de plus en plus, madame. Sans doute vous vous trompez. Il est impossible que vous ayez de pareilles obligations au jeune homme dont parle mon neveu.

— Pardonnez-moi, monsieur, je lui ai les plus grandes, les plus sensibles obligations. Il a été, je le répète, mon sauveur et celui des miens. Croyez-moi, monsieur, on l’a calomnié, grossièrement calomnié auprès de vous, j’en suis sûre ; autrement vous qui êtes la bonté, la justice même, pourriez-vous, après l’éloge que vous m’avez fait souvent du caractère et des sentiments de ce malheureux enfant, pourriez-vous pousser le mépris pour lui jusqu’à le traiter de garnement ? Ô mon respectable ami, vous ne lui feriez pas cette injure, si vous l’aviez entendu, comme moi, parler en termes si touchants, de vos vertus, de votre générosité, de sa reconnoissance. Il ne prononce votre nom qu’avec une sorte d’adoration. Je l’ai vu dans cette chambre où nous sommes, appeler à genoux sur votre tête les bénédictions du ciel. Ma petite Betsy ici présente m’est bien chère : et pourtant je n’ai pas plus de tendresse pour elle qu’il n’en a pour vous.

— Je vois, monsieur, dit Blifil à son oncle avec ce ricanement dont le diable enlaidit la figure de ses favoris, je vois que mistress Miller le connoît en effet. Vous apprendrez bientôt, je pense, qu’elle n’est pas ici la seule personne qu’il ait entretenue de vous. Quant à moi, je juge par quelques traits qui sont échappés à madame, qu’il ne m’a point épargné dans ses propos ; mais je lui pardonne.

— Que le ciel vous pardonne aussi, reprit mistress Miller. Nous avons tous fait assez de fautes pour avoir besoin de sa miséricorde.

— Vraiment, mistress Miller, dit Allworthy, je suis blessé de votre manque d’égard pour mon neveu. Les réflexions que vous vous permettez sur son compte n’ont pu vous être suggérées que par ce détestable sujet ; et elles augmenteroient, s’il étoit possible, mon ressentiment contre lui. Sachez, mistress Miller, que mon neveu a toujours été le plus zélé défenseur de celui dont vous épousez la cause : c’est moi qui vous le dis ; et sur ma parole, vous vous étonnerez, j’espère, que le misérable ait poussé si loin la bassesse et l’ingratitude.

— On vous a trompé, monsieur ; quand il ne me resteroit qu’un souffle de vie, je dirois qu’on vous a trompé : et que le ciel pardonne, je le répète, à ceux qui ont surpris votre religion. Je ne prétends pas que ce jeune homme soit sans défauts ; mais ces défauts tiennent à la légèreté de son âge : il peut s’en corriger, il s’en corrigera, j’en réponds : et d’ailleurs il les rachète amplement par de rares qualités. Jamais la nature n’a formé un cœur plus humain, plus tendre, plus honnête que le sien.

— En vérité, mistress Miller, vous me surprenez au dernier point.

— Ô monsieur, vous croirez tout ce que je vous ai dit, oui vous le croirez ; et quand vous aurez entendu le récit que je vais vous faire (car je ne vous tairai rien), loin de me savoir mauvais gré de prendre sa défense, vous conviendrez (je connois trop votre justice pour en douter), que je serois la plus méprisable et la plus ingrate des créatures si je gardois le silence.

— Eh bien ! madame, je serai charmé de vous entendre justifier une conduite qui me paroît avoir besoin d’excuse. Mais, madame, laissez parler mon neveu, sans l’interrompre davantage. On peut juger par son début qu’il venoit nous apprendre une nouvelle assez importante. Peut-être servira-t-elle à vous guérir de l’erreur où vous êtes. »

Mistress Miller promit de se taire, et M. Blifil continua ainsi :

« Si vous croyez, monsieur, devoir excuser la malhonnêteté de mistress Miller, je lui pardonnerai volontiers ce qui ne regarde que moi. Il me semble pourtant que votre bonté pour elle méritoit de sa part un autre retour.

— C’est bon, mon enfant, dit Allworthy ; mais que venez-vous nous annoncer ? Qu’a-t-il fait de nouveau ?

— Ce qu’il a fait ? N’en déplaise à mistress Miller, je suis désolé d’avoir à vous en instruire ; et vous ne l’auriez pas su par moi, si ce n’étoit un fait public qu’il est impossible de cacher à personne. En un mot, il a tué un homme ; je ne dirai point assassiné ; car il peut se faire que les tribunaux n’en jugent pas ainsi ; et je le souhaite pour l’amour de lui. »

Allworthy, saisi d’horreur, leva les yeux au ciel, puis se tournant vers mistress Miller : « Eh bien ! madame, que direz-vous maintenant ?

— Hélas ! monsieur, que de ma vie je n’ai éprouvé une plus vive affliction. Si le fait est vrai, je suis convaincue que son adversaire, quel qu’il soit, avoit tort. Dieu sait que cette ville abonde en scélérats qui font métier de chercher querelle aux jeunes gens comme il faut. L’insulte a dû être bien grave pour qu’il se soit porté à cette extrémité ; car c’est le jeune homme le plus modéré, le plus doux que j’aie jamais logé chez moi. Il étoit aimé de tous mes locataires et de tous les habitants du voisinage. »

Tandis qu’elle s’abandonnoit de la sorte à la sensibilité de son cœur, un coup violent frappé à la porte l’interrompit soudain. Persuadée qu’il arrivoit une visite à M. Allworthy, elle se hâta de sortir, emmenant sa chère Betsy dont les yeux s’étoient remplis de larmes au récit de la triste aventure de Jones. Il avoit gagné par ses caresses l’affection de cette enfant ; il l’appeloit sa petite femme, lui donnoit des joujoux, et passoit souvent des heures entières à jouer avec elle.

Quelques lecteurs aimeront peut-être ces petits détails que nous rapportons à l’exemple de l’historien Plutarque, un de nos plus illustres confrères. Ceux à qui ils paroîtront trop communs nous les pardonneront (du moins nous l’espérons), en faveur de la sobriété avec laquelle nous avons coutume de nous les permettre.