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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 17/Chapitre 03

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 253-265).

CHAPITRE III.



VISITE DE M. WESTERN. RÉFLEXIONS SUR L’AUTORITÉ PATERNELLE.

Mistress Miller ne faisoit que de sortir, quand M. Western entra, tout ému d’une dispute qu’il venoit d’avoir en bas avec ses porteurs. Ceux-ci qui l’avoient pris aux Colonnes d’Hercule, le regardant comme un oiseau de passage, et encouragés d’ailleurs par sa générosité (car il leur avoit donné six pences pour boire), eurent l’effronterie de lui demander encore un schelling : ce qui le mit dans une telle fureur qu’il vomit contre eux mille imprécations, et arriva en jurant que tous les habitants de Londres ressembloient aux gens de cour, et ne songeoient qu’à piller les gentilshommes de province. « Dieu me damne, ajouta-t-il, si je rentre jamais dans leurs maudites civières à bras. J’aimerois mieux aller à pied par la pluie. Ils m’ont plus secoué dans l’espace d’un mille, que ne l’auroit fait mon Briscambille bai-brun dans une longue chasse au renard. »

Quand sa colère fut calmée sur ce point, elle se ranima sur un autre. « Voilà, dit-il, voilà une belle affaire qui se prépare. Les chiens ont pris le change. Nous croyions chasser un renard, et morbleu ce n’est qu’un blaireau.

— De grace, mon bon voisin, dit Allworthy, laissez là vos métaphores, et parlez un peu plus clairement.

— Eh bien donc, pour vous parler clairement, nous n’avions eu affaire jusqu’ici qu’à un chien de bâtard de je ne sais qui ; et voici qu’il se présente un damné fils de lord, qui est peut-être aussi un bâtard. Peu m’importe, je ne m’en soucie guère ; car il n’aura pas ma fille de mon aveu. Ces vilains lords ont ruiné la nation ; mais ils ne me ruineront pas, moi : non, non, ma fortune ne passera pas dans le Hanovre.

— Vous me surprenez beaucoup, mon bon ami.

— Parbleu, je suis aussi surpris que vous. Ma sœur Western m’avoit invité à l’aller voir hier au soir. Je me rends chez elle, et je tombe au milieu d’une chambre remplie de femmes. Il y avoit ma cousine lady Bellaston, et lady Betty, et lady Catherine, et lady je ne sais qui. Dieu me damne si l’on me rattrape dans un pareil chenil. Tudieu, j’aimerois mieux avoir à mes trousses ma propre meute, comme un certain Actéon qui, suivant l’histoire, fut changé en lièvre et dévoré par ses chiens. Jamais homme ne se vit harcelé de cette façon. Si je me sauvois à droite, l’une me coupoit le chemin ; si je m’échappois à gauche, une autre me happoit. — Oh, c’est assurément un des plus grands partis d’Angleterre, s’écrioit une cousine (et il essayoit de la contrefaire). — L’offre est sans contredit très-avantageuse, s’écrioit une autre cousine (car vous saurez qu’elles sont toutes mes cousines, quoique je n’en connoisse pas la moitié). — Certainement, cousin, me disoit la grosse lady Bellaston, il faudroit que vous fussiez fou pour avoir l’idée de refuser un tel parti.

— Maintenant je commence à comprendre. On a fait à miss Western des propositions que les dames de la famille approuvent, mais qui ne sont pas de votre goût.

— De mon goût ? Comment diable en seroient-elles ? Il s’agit d’un lord ; et vous savez que j’ai résolu de n’avoir rien de commun avec les gens de cette clique. N’ai-je pas refusé, uniquement par ce motif, de vendre à l’un d’eux au poids de l’or, un lopin de terre qu’il avoit la fantaisie d’enclore dans son parc ? et celui-ci s’imagine que je lui donnerai ma fille ! D’ailleurs, ne suis-je pas lié envers vous ? Et quand j’ai conclu un marché, m’a-t-on jamais vu manquer à ma parole ?

— À cet égard, voisin, je vous en dégage entièrement. Nul traité n’est obligatoire entre deux parties qui n’ont pas, dans le moment, le pouvoir de le conclure, et qui ne sauroient acquérir par la suite celui de l’exécuter.

— Bah ! je vous dis que j’ai le pouvoir de le conclure, et que je l’exécuterai. Venez de ce pas avec moi aux Doctors commons[1]. J’obtiendrai une licence[2] ; puis j’irai chez ma sœur, je lui enlèverai la rebelle, et elle épousera votre neveu, ou je la tiendrai enfermée, au pain et à l’eau, le reste de ses jours.

M. Western, permettez-moi de vous parler à cœur ouvert.

— Parlez ; je vous écoute.

— Eh bien, je vous dirai, sans vouloir flatter ni vous, ni votre fille, que dès qu’il fut question de ce mariage, mon estime pour tous deux m’en fit accueillir la proposition avec autant d’empressement que de joie. Je regardois comme l’événement le plus heureux, une alliance entre deux familles déjà si rapprochées par le voisinage, et qui avoient toujours vécu ensemble dans une parfaite union. Quant à la jeune personne, le sentiment unanime de ceux qui la connoissoient et mes propres observations, m’assuroient qu’elle seroit pour un bon mari, un trésor inestimable. Je ne dirai rien de ses qualités personnelles qui méritent certainement l’admiration générale. La bonté de son naturel, sa bienfaisance, sa modestie sont trop connues pour avoir besoin d’éloges ; mais elle a un mérite que possédoit au suprême degré cette excellente femme, objet de mes regrets, qui est maintenant dans le ciel au nombre des anges, mérite peu brillant de sa nature, et si peu remarqué d’ordinaire que je ne puis, faute de termes positifs, le désigner que d’une manière négative. Jamais je n’ai entendu sortir de sa bouche un mot déplacé, une répartie trop vive. Elle ne montre nulle prétention à l’esprit, encore moins à cette espèce de capacité qui est le fruit d’un profond savoir, d’une grande expérience, et dont l’affectation paroît aussi ridicule dans une jeune femme que les grimaces d’un singe. Elle n’émet ni opinions tranchantes, ni jugements dogmatiques ; elle s’interdit les discussions sérieuses. Attentive et réservée dans la société, elle y porte la modestie d’un disciple, et non l’assurance d’un maître. Un jour (ne m’en sachez pas mauvais gré), dans l’unique dessein de l’éprouver, je lui demandai son avis sur un sujet débattu entre M. Thwackum et M. Square. — Excusez-moi, mon cher M. Allworthy, me dit-elle avec douceur, vous ne pouvez réellement me croire capable de décider une question qui divise deux hommes aussi habiles. — Thwackum et Square comptant l’un et l’autre sur son suffrage, se joignirent à moi. — Il faut absolument, messieurs, reprit-elle d’un ton plein de grace, que vous me dispensiez de vous répondre. Je ne veux faire à aucun de vous l’injure de me ranger de son côté. — En toute occasion elle témoigne la plus grande déférence pour le jugement des hommes : qualité sans laquelle une femme ne peut rendre heureux son mari ; et la franchise de son caractère ne permet pas de douter que cette déférence ne soit sincère. »

Ici Blifil soupira amèrement. Western, qui n’avoit pu entendre d’un œil sec l’éloge de sa fille, lui dit en pleurant : « Allons, point de foiblesse, mon enfant ; tu l’auras, Dieu me damne, tu l’auras, fût-elle vingt fois plus parfaite ! »

— Souvenez-vous de votre promesse, monsieur, reprit Allworthy, vous ne deviez pas m’interrompre.

— C’est vrai ; mais il l’aura, répartit l’écuyer. Continuez ; à présent, je ne dirai plus un mot.

— Mon bon ami, reprit M. Allworthy, je me suis étendu sur les louanges de votre fille, d’abord parce que son caractère me charme, ensuite pour qu’on ne s’imagine pas que sa fortune, tout avantageuse qu’elle seroit pour mon neveu, ait été le principal motif de mon empressement à écouter votre proposition. J’ai vivement désiré, je l’avoue, d’enrichir ma famille d’un pareil trésor ; mais si je puis souhaiter la possession d’un bien si précieux, je ne voudrois pas le dérober, ni m’en emparer par un acte de violence ou d’injustice. Or, contraindre une jeune personne à se marier contre son gré est un tel abus d’autorité, que les lois de notre pays auroient dû songer à le prévenir. Mais, dans l’État le plus mal constitué, une bonne conscience connoît toujours des lois, et sa voix supplée au silence du législateur. C’est assurément ici le cas ; car n’y a-t-il pas de la barbarie, je dirai même de l’impiété, à forcer une fille de s’engager malgré elle dans les liens du mariage, quand on songe qu’elle doit répondre de sa conduite devant le plus saint et le plus redoutable tribunal, et en répondre sur le salut de son ame ? Ce n’est pas une tâche aisée que de s’acquitter dignement des devoirs d’épouse. Peut-on imposer à une femme un si lourd fardeau, et la priver en même temps de tous les secours qui l’aideroient à le porter ? Peut-on lui briser le cœur, et lui prescrire une tâche que le cœur seul met en état de remplir ? À vous parler franchement, je pense que les parents qui agissent de la sorte se rendent complices de toutes les fautes que leurs enfants commettent dans la suite, et doivent s’attendre, suivant les règles de la justice, à subir le même châtiment qu’eux ; mais quand ils pourroient l’éviter, est-il, bon Dieu ! un père capable de supporter la pensée de contribuer à la damnation de son enfant ? Ainsi, mon cher voisin, l’inclination de votre fille étant malheureusement contraire à mon neveu, je me vois forcé de renoncer à l’honneur que vous vouliez lui faire ; mais je n’en conserverai pas moins pour vous une éternelle reconnoissance.

— Fort bien, monsieur, dit Western tout écumant de colère, je vous ai écouté jusqu’au bout ; j’espère maintenant que vous m’écouterez à votre tour. Si je ne réfute pas toutes vos objections, je consens qu’il ne soit plus question de rien. Répondez d’abord à ceci : Ne me doit-elle pas la vie, dites ? ne me la doit-elle pas ? On prétend, je le sais, que bien habile est le père qui connoît son enfant ; mais, j’ai sur elle d’autres droits incontestables ; car je l’ai élevée. Vous m’accorderez d’ailleurs, je pense, que je suis son père, et en cette qualité n’est-ce pas à moi à la gouverner, je vous le demande ? Et si je dois la gouverner, n’est-ce pas surtout dans l’affaire qui l’intéresse le plus ? Au fait, quel est mon but ? Lui demandé-je un sacrifice, une grace ? Tout au contraire, je veux seulement qu’elle accepte aujourd’hui la moitié de mon bien, et l’autre moitié après ma mort. Et pourquoi cela ? pour son bonheur. Il y a de quoi devenir fou d’entendre parler certaines gens. Si je songeois à lui donner une belle-mère, elle auroit raison de crier, de pleurer. Mais n’ai-je pas offert d’engager tout mon bien, de façon que si j’avois envie de me remarier, il n’y auroit pas une femme, si pauvre qu’elle fût, qui voulût de moi. Eh que diable puis-je faire de plus ? Moi, contribuer à sa damnation ? Tudieu ! moi qui aimerois mieux que tout le monde fût damné, que de lui voir une égratignure au petit doigt ! M. Allworthy, vous m’excuserez, mais je suis surpris de votre manière de raisonner, et je vous dirai, prenez-le comme il vous plaira, que je vous croyois plus sage. »

Allworthy se contenta de répondre à ce compliment par un sourire où il eût en vain essayé de mêler une expression soit de malice, soit de mépris. Si l’on peut supposer que les anges sourient quelquefois des travers de l’espèce humaine, on aura une idée du sourire d’Allworthy.

Blifil, avec l’agrément de son oncle, prit la parole et dit : « Je suis loin de vouloir user de violence à l’égard de miss Western : ma conscience ne me permettroit un pareil attentat envers qui que ce fût, beaucoup moins encore envers une jeune personne à laquelle j’ai voué, malgré sa cruauté pour moi, la plus pure et la plus sincère affection. Mais j’ai lu que les femmes résistent rarement à la persévérance : or, ne puis-je espérer de m’ouvrir par la mienne un chemin dans son cœur ? Qui sait ? Peut-être un jour n’y trouverai-je plus de rival. Le lord Fellamar m’inquiète peu, M. Western a la bonté de me préférer à lui ; et sûrement, monsieur, vous ne nierez pas qu’un père ait au moins, en fait de mariage, une voix négative. J’ai même entendu plus d’une fois miss Western déclarer qu’elle jugeoit sans excuse les enfants qui se marioient contre le gré de leurs parents. D’ailleurs, quoique plusieurs dames de la famille semblent appuyer les prétentions du lord, je ne vois pas que la jeune personne soit disposée à les encourager. Je suis, hélas ! trop sûr du contraire. Je sais trop que le plus scélérat des hommes occupe encore dans son cœur la première place.

— Oui, oui, c’est certain, s’écria Western.

— Mais sans doute, reprit Blifil, quand elle saura le meurtre qu’il a commis, la justice lui fît-elle grace de la vie…

— Que dis-tu ? un meurtre ! il a commis un meurtre ! il y auroit quelque espoir de le voir pendre ! Ta la dera dera, la la dera, dera. » Et il se mit à chanter et à danser autour de la chambre.

— Mon enfant, dit Allworthy, votre malheureuse passion m’afflige à l’excès. Je vous plains sincèrement ; et je ne négligerai aucun moyen honnête de seconder vos vœux.

— Je ne désire rien de plus, mon cher oncle. Vous avez, j’espère, trop bonne opinion de moi pour me croire capable de vous en demander davantage.

— Eh bien, mon neveu, je vous permets d’écrire à miss Western, de la voir même, si elle y consent. Mais j’exige qu’on n’ait recours ni à la violence, ni à l’emprisonnement, ni à rien de semblable.

— Soyez tranquille, dit Western, on n’usera d’aucune contrainte ; on emploiera encore quelque temps la voie de la douceur… Si seulement la potence pouvoit nous débarrasser du drôle ! ta la dera dera, ta la dera dera. Je n’ai de ma vie reçu une meilleure nouvelle. Tout réussira au gré de mes souhaits, j’en réponds… Allons, cher Allworthy, viens, je t’en prie, dîner avec moi aux Colonnes d’Hercule. J’y ai commandé un bon dîner, une épaule de mouton rôtie, des côtelettes de porc frais, un poulet et des œufs au jus. Nous serons seuls, à moins que nous n’ayons envie d’inviter l’hôte ; car j’ai envoyé le ministre Supple à Basingstoke chercher ma tabatière que j’y ai oubliée dans une auberge. Je ne voudrois pas la perdre pour tout l’or du monde ; c’est une vieille connoissance de plus de vingt ans. L’hôte est un original, et je vous garantis qu’il vous divertira. »

M. Allworthy, après s’être fait un peu prier, accepta l’invitation. L’écuyer le quitta en chantant et en dansant, dans l’espoir de voir bientôt la fin tragique de Jones.

Quand il fut parti, M. Allworthy reprit avec gravité le sujet de l’entretien précédent. « Je désirerois de tout mon cœur, dit-il à son neveu, que vous fissiez des efforts pour vaincre une passion qu’il m’est impossible de flatter d’aucune espérance. On a grand tort de croire que la persévérance puisse surmonter l’aversion d’une femme. Quelquefois, il est vrai, elle triomphe de l’indifférence. Si elle remporte d’autres victoires, ce n’est d’ordinaire que sur le caprice, l’imprudence, l’affectation et cette légèreté qui porte souvent les femmes peu sensibles et vaines à prolonger la durée des hommages d’un amant, lors même qu’elles sont décidées (si jamais elle se décident), à le dédommager enfin d’un pénible martyre ; mais une répugnance aussi prononcée que l’est, j’en ai peur, celle de miss Western sera plutôt fortifiée que détruite par le temps. J’ai d’ailleurs, mon enfant, une autre inquiétude que vous devez me pardonner, j’appréhende que votre passion pour cette jeune et jolie personne n’ait trop en vue sa beauté, et ne soit pas ce pur amour qui est l’unique fondement du bonheur dans le mariage. Admirer une belle femme, être épris de ses charmes, en désirer vivement la possession sans égard à ses sentiments pour nous est, je le crains, une chose trop naturelle ; mais je crois que l’amour seul produit l’amour. Je suis persuadé du moins qu’il est contre nature d’aimer qui nous hait. Interrogez donc votre cœur, mon cher enfant, et si après un sérieux examen il vous reste le moindre doute sur la pureté de vos intentions, les principes de vertu et de religion dont vous êtes animé, vous engageront, je pense, à bannir de votre ame une passion répréhensible, et votre raison vous rendra ce triomphe facile. »

Le lecteur peut deviner aisément la réponse de Blifil : s’il n’y réussit pas, nous ne saurions satisfaire en ce moment sa curiosité. Il nous tarde d’arriver à des événements d’un plus grand intérêt, et d’aller retrouver notre héroïne que nous avons quittée depuis trop long-temps.


  1. Collége des docteurs ès lois pour tout ce qui concerne les tribunaux civils, ecclésiastiques et militaires.
  2. Permission que l’archevêque de Cantorbéry accorde quelquefois, particulièrement aux personnes de qualité, de se marier dans leur propre maison, hors des heures canoniques, par le ministère d’ecclésiastiques étrangers à la paroisse de l’une ou de l’autre partie.Trad.