Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 01/Chapitre 02

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 5-8).

CHAPITRE II.



LÉGÈRE ESQUISSE DU CARACTÈRE DE L’ÉCUYER ALLWORTHY ;
PEINTURE PLUS ACHEVÉE DE CELUI DE MISS BRIDGET, SA SŒUR.

Dans la partie occidentale de l’Angleterre appelée comté de Somerset, vivoit naguère, et peut-être vit encore, un gentilhomme nommé Allworthy, qui pouvoit passer à bon droit pour le favori de la nature et de la fortune ; car toutes deux sembloient s’être disputé à qui le traiteroit le mieux. Quelques personnes seront tentées de croire que la nature, prodigue envers lui de mille dons, étoit sortie victorieuse de la lutte ; mais la fortune, en lui accordant le seul qui fût à sa disposition, s’étoit montrée si libérale, que d’autres regarderont cet unique don comme supérieur à tous ceux de sa rivale. Il tenoit de la nature une figure agréable, une constitution robuste, un esprit droit, une ame bienfaisante ; il devoit à la fortune un des plus riches domaines du comté.

Ce gentilhomme avoit épousé dans sa jeunesse une femme belle et vertueuse qu’il aimoit éperdûment. Il en avoit eu trois enfants qui étoient morts en bas âge ; et cinq ans avant le moment où commence notre histoire il perdit aussi cette épouse chérie. Il supporta une si cruelle épreuve en homme courageux et sensé, quoiqu’à dire vrai, il s’exprimât souvent sur ce sujet d’une manière assez bizarre. Il disoit, par exemple, qu’il se croyoit toujours marié, que sa femme étoit seulement partie un peu avant lui pour un voyage qu’il ne pouvoit manquer de faire tôt ou tard après elle, et qu’il étoit sûr de la retrouver dans un lieu où il lui seroit à jamais réuni : discours qui portoient beaucoup de ses voisins à douter de sa raison ; quelques-uns, de ses sentiments religieux ; d’autres enfin, de sa sincérité.

Il passoit la plus grande partie de l’année à la campagne avec une sœur, objet de toute son affection. Cette dame approchoit de la quarantaine, époque à laquelle, au dire des esprits malins, le titre de vieille fille est bien légitimement acquis. Elle étoit du nombre des femmes dont on loue plutôt les bonnes qualités que les appas ; de ces femmes qui, douées d’une heureuse médiocrité, ne causent point d’ombrage à leurs compagnes, et que vous aimez fort, mesdames, à rencontrer dans le monde. Loin d’envier les agréments de la figure, elle ne parloit de cet avantage (si c’en est un) qu’en termes de mépris, et remercioit Dieu souvent de n’être pas aussi belle que miss une telle qui, avec moins d’attraits, auroit peut-être été plus sage. Miss Bridget Allworthy (c’étoit le nom de cette dame) pensoit fort sensément que la beauté, dans une femme, n’est qu’un piége tendu à elle-même, aussi bien qu’aux autres. Cependant elle veilloit sur sa conduite avec autant de soin, avec autant de prudence, que si elle avoit eu à craindre tous les piéges qui furent jamais dressés à son sexe. Nous avons maintes fois observé, quelque étrange que cela paroisse, que la prudence, cette gardienne de l’honneur des femmes, ressemble aux milices bourgeoises, toujours prêtes à faire bonne contenance là où il n’y a point de danger. Elle abandonne lâchement ces merveilleuses beautés pour qui les hommes se consument en désirs, en prières, en soupirs, en larmes, et s’attache assidûment aux pas de vénérables matrones que l’autre sexe n’approche qu’avec un profond respect et se garde bien d’attaquer, sans doute en désespoir du succès.

Ami lecteur, avant d’aller plus loin, nous croyons devoir te prévenir de l’intention où nous sommes de faire des digressions, dans le cours de cette histoire, aussi souvent que l’occasion s’en présentera ; et nous nous estimons meilleur juge de l’à-propos, qu’une foule de misérables critiques. Que ces prétendus aristarques s’occupent de ce qui les concerne, et ne se mêlent point d’affaires, ou d’ouvrages qui ne les regardent en rien. Tant qu’ils ne produiront pas les titres en vertu desquels ils voudroient nous citer à leur tribunal, nous déclinerons leur juridiction comme incompétente.