Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 03/Chapitre 08

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 170-174).

CHAPITRE VIII.



INCIDENT PUÉRIL QUI FAIT CONNOÎTRE LE BON NATUREL DE TOM JONES.

On se souvient que M. Allworthy avoit donné à Tom un petit cheval, pour le consoler d’une punition qu’il avoit crue injuste.

Tom garda ce cheval environ six mois, puis il le conduisit à une foire voisine, où il le vendit.

Interrogé à son retour par Thwackum sur l’emploi qu’il avoit fait de l’argent, il refusa de le lui dire.

« Oh ! oh ! s’écria Thwackum, vous ne me le direz pas ? eh bien ! les verges vont me l’apprendre. » C’étoit le moyen dont il se servoit, d’ordinaire, pour éclaircir les cas douteux.

Déjà Tom étoit placé sur le dos d’un domestique, et l’exécution alloit commencer, quand l’arrivée de M. Allworthy procura au patient un sursis. L’écuyer l’emmena dans une pièce voisine, et lui fit en particulier la même question que Thwackum.

« Monsieur, dit Tom, il est de mon devoir de ne vous rien cacher. À l’égard de mon lâche tyran, c’est avec un bâton que je prétends lui répondre, et j’espère être bientôt en état de le payer de cette façon de toutes ses barbaries. »

M. Allworthy le réprimanda sévèrement sur la manière indécente dont il osoit parler de son maître, et sur les projets de vengeance qu’il annonçoit contre lui. Il le menaça de l’abandonner, s’il entendoit jamais sortir de sa bouche de pareils propos, ne voulant être, lui dit-il, ni l’appui, ni le bienfaiteur d’un vaurien. Il arracha ainsi de Tom quelques marques de repentir peu sincères. Notre jeune homme brûloit de se venger des faveurs cuisantes qu’il avoit reçues tant de fois de la main du pédagogue. M. Allworthy le détermina pourtant à témoigner du regret de son emportement, et après une salutaire remontrance, il lui permit de s’expliquer, ce qu’il fit de la sorte.

« En vérité, monsieur, il n’y a personne au monde que j’honore autant que vous ; je sais tout ce que je vous dois, et j’aurois horreur de moi-même, si je me sentois capable d’ingratitude. Oh ! que mon petit cheval ne peut-il parler ! il vous diroit combien il m’étoit cher. Je prenois à le nourrir de ma main, plus de plaisir encore qu’à le monter. Ah ! monsieur, le cœur m’a saigné quand il a fallu m’en séparer. Jamais je n’aurois pu me résoudre à le vendre, pour tout autre motif. Vous-même, monsieur, j’en suis sûr, vous auriez fait comme moi, à ma place. Vous êtes si sensible au malheur d’autrui ! Que seroit-ce, si vous aviez à vous reprocher d’en être cause ? En vérité, monsieur, il n’y eut jamais de misère comparable à la leur.

— De qui parlez-vous, mon enfant ? que voulez-vous dire ?

— Oh monsieur ! depuis sa disgrace, votre pauvre garde et sa nombreuse famille sont exposés chaque jour à mourir de faim et de froid. Je n’ai pu supporter la vue de ces malheureux nus et sans pain, et surtout l’idée d’être l’auteur de leurs souffrances ; non, monsieur, je ne l’ai pu ! (Ici il versa un torrent de pleurs.) C’est, continua-t-il, pour les sauver d’une mort certaine, que je me suis défait du petit cheval que vous m’aviez donné, et que j’aimois tant. Je ne l’ai vendu que pour eux ; ils en ont eu tout l’argent, tout, jusqu’au dernier sou. »

M. Allworthy garda quelques moments le silence, et des larmes d’attendrissement s’échappèrent de ses yeux, avant qu’il fût en état de parler. Enfin, il congédia Tom avec une douce réprimande, en le priant de s’adresser à lui désormais dans des cas semblables, au lieu de recourir à des expédients extraordinaires, pour soulager par lui-même les malheureux.

La conduite de Tom devint le sujet d’un vif débat entre Thwackum et Square. Le premier soutint qu’elle faisoit injure à M. Allworthy, qui avoit voulu punir le garde de sa désobéissance. Il dit qu’il y avoit des cas, où ce que le monde appelle charité, étoit en opposition formelle avec la rigueur dont il plaisoit au ciel d’user envers quelques personnes ; que la prétendue bienfaisance de Tom contrarioit de même la juste sévérité de M. Allworthy ; et il finit, selon sa coutume, par l’éloge du fouet.

Square embrassa avec chaleur l’avis opposé, soit en haine de Thwackum, soit pour plaire à M. Allworthy, qui sembloit approuver fort la conduite de Jones. Quant aux arguments dont il se servit pour la justifier, comme ils n’échapperont point à la sagacité de la plupart de nos lecteurs, nous nous dispenserons de les répéter ici. Il n’étoit sans doute pas difficile de concilier avec la règle de la justice une action, qu’il eût été impossible de rapporter à un autre principe.