Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 04/Chapitre 10

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 239-246).

CHAPITRE X.



HISTOIRE RACONTÉE PAR LE MINISTRE SUPPLE. PÉNÉTRATION DE L’ÉCUYER WESTERN. SA TENDRESSE POUR SA FILLE. MANIÈRE DONT ELLE Y RÉPOND.

Le lendemain matin, Tom Jones fit une partie de chasse avec M. Western qui, au retour, l’invita à dîner.

Sophie montra ce jour-là plus d’enjouement, plus de vivacité que de coutume ; elle ne négligea aucun moyen de plaire, peut-être sans se rendre compte de son intention ; en tout cas, si elle eut celle de charmer Tom, elle y réussit à souhait.

M. Supple, ministre de la paroisse de M. Allworthy, se trouvoit au nombre des convives. C’étoit un brave et digne homme, doué d’un appétit peu commun, et remarquable par sa taciturnité à table, quoiqu’il n’y eût jamais la bouche fermée. En revanche, la nappe ôtée, il dédommageoit amplement la compagnie de son silence. Il avoit l’humeur joviale, et sa conversation, souvent amusante, n’étoit jamais offensive.

On n’avoit pas encore servi le roast-beef, quand il arriva. Il donna à entendre qu’il apportoit des nouvelles, et se préparoit à les raconter, quand l’apparition de son mets favori, lui coupa la parole. Il se hâta de dire son benedicite et de rendre ses hommages au seigneur roast-beef, comme il l’appeloit.

Après le dîner, Sophie lui demanda ses nouvelles.

« Hé bien ! mademoiselle, dit-il, vous avez pu remarquer, hier au soir, à l’église, une jeune fille vêtue d’une robe fort élégante. Je crois me souvenir de vous en avoir vu une pareille. De telles parures sont, dans nos campagnes,

Rara avis in terris, nigroque simillima cygno.

Ce qui veut dire, mademoiselle,

Un oiseau rare, autant qu’un cygne noir.

Le vers latin est de Juvénal. Pour revenir à mon sujet, je disois donc que de telles parures ne se voient guère dans nos campagnes. Peut-être y fit-on d’autant plus d’attention, que la personne ainsi vêtue n’étoit autre, à ce qu’on m’a dit depuis, que la fille de Black Georges, votre garde-chasse. Les malheurs de cet homme auroient dû, ce me semble, le rendre plus sage, et l’empêcher d’habiller sa fille d’une façon si ridicule. Toute l’assemblée éclata en murmures contre elle, et sans l’intervention de l’écuyer Allworthy, le service divin couroit risque d’être interrompu. Peu s’en fallut que je ne fusse obligé de m’arrêter au milieu du premier psaume. La prière finie, je rentrai chez moi. Il s’engagea alors dans le cimetière un combat, où plusieurs personnes furent grièvement blessées. Un musicien ambulant, entre autres, eut le crâne à moitié fracassé. Le pauvre diable est venu ce matin faire sa plainte à M. Allworthy. L’écuyer a mandé la fille de Black Georges ; il avoit envie d’accommoder l’affaire, quand tout-à-coup, je prie mademoiselle de m’excuser, il s’est aperçu que la créature étoit, comme qui diroit, à la veille d’accoucher. Il lui a demandé quel étoit le père du petit bâtard, elle a refusé de le dire, et il alloit l’envoyer à Bridewell, lorsque je suis parti.

— Eh ! mon cher, s’écria Western, n’avez-vous pas d’autres nouvelles à nous apprendre, que l’aventure d’une fille grosse ? Je m’attendois, à votre début, que vous alliez nous entretenir des affaires publiques, des intérêts de l’État.

— Je conviens que mon histoire n’a rien de fort intéressant. J’ai cru néanmoins, qu’elle méritoit de vous être contée. Quant aux affaires publiques, votre seigneurie s’y entend mieux que moi ; je ne me mêle que de celles de ma paroisse.

— Oui vraiment, je crois, comme vous dites, que je m’y entends un peu ; mais allons, Tom, buvons, la bouteille est à côté de vous. »

Tom s’excusa, prétexta une affaire pressante, sortit de table et s’échappa brusquement, malgré les efforts de l’écuyer pour le retenir.

M. Western lâcha contre lui un gros juron. « Parbleu, dit-il au ministre, j’évente la mèche. Tom est le père du bâtard. Vous souvient-il avec quelle chaleur il me recommandoit le garde-chasse ? Tudieu ! l’adroit compère : oui, oui, vrai comme deux et deux font quatre, le petit bâtard est du fait de Tom.

— J’en serois bien fâché, dit le ministre.

— Pourquoi, fâché ? quel grand mal y auroit-il à cela ? Voudrois-tu me persuader qu’il ne t’est jamais arrivé rien de semblable ? En ce cas, mon cher, tu aurois été plus heureux que sage ; car je sais que tu as fait bien des fredaines en ta vie.

— Votre seigneurie aime à rire. Toutefois, sans parler de ce qu’une telle faute a de répréhensible aux yeux de la morale et de la religion, je craindrois qu’elle ne nuisît à M. Jones, auprès de l’écuyer Allworthy. Quoique M. Jones ait la réputation d’être assez étourdi, je dois dire à sa louange, que je ne l’ai jamais vu faire une mauvaise action. Voici la première dont je l’entends accuser. Je souhaiterois, à la vérité, qu’il fût un peu plus attentif au service divin ; mais en somme, il me semble

Ingenui vultus puer, ingenuique pudoris.

Ce vers, mademoiselle, est d’un ancien auteur, et signifie en français :

Un garçon fort honnête, aussi franc que modeste.

Les Latins et les Grecs faisoient grand cas de la modestie. Ce jeune gentilhomme (je crois pouvoir l’appeler ainsi, malgré le malheur de sa naissance) me paroît, je le répète, très-honnête, très-modeste, et je serois fâché qu’il se fît tort dans l’esprit de M. Allworthy.

— Tort, dans l’esprit d’Allworthy ! bon ! à d’autres ! comme si Allworthy étoit un modèle de continence ? Tout le canton ne sait-il pas de qui Tom est fils ? J’ai connu Allworthy à l’université.

— À l’université ? je ne croyois pas qu’il y eût été.

— Si, si, il y a été, et nous y avons fait des nôtres ensemble. Je vous le donne pour le plus grand séducteur de filles qu’il y ait à cinq milles à la ronde. Non, non, ni Allworthy, ni personne au monde n’en voudra mal à Tom pour cette bagatelle, je vous en réponds. Demandez à Sophie ce qu’elle en pense. »

C’étoit faire à cette jeune personne une cruelle question. Elle avoit remarqué le changement de couleur de Tom, pendant le récit du ministre, et cet indice, joint au brusque départ du jeune homme, lui donnoit lieu de penser que les conjectures de M. Western n’étoient pas dénuées de fondement. Alors se dévoila tout-à-coup à ses yeux le secret de son cœur, ce grand secret qui, depuis si long-temps, ne se découvroit à elle que par degrés et d’une manière presque insensible. Elle ne put se dissimuler le vif intérêt qu’elle prenoit à cette affaire. La question cynique de son père lui causa une émotion capable de la trahir ; mais l’écuyer étoit peu clairvoyant. Sophie se leva, en disant que la discrétion l’engageoit à se retirer. Il la laissa sortir, et se contenta d’observer d’un ton magistral, qu’il aimoit mieux voir une fille trop modeste, que trop hardie : remarque à laquelle le ministre applaudit.

Après la retraite de Sophie, l’écuyer et M. Supple eurent ensemble un docte entretien. Les gazettes et les pamphlets politiques leur en fournirent la matière. Tout en discourant, ils firent une libation de quatre bouteilles de vin, à la prospérité de l’Angleterre. M. Western ayant fini par s’endormir, le ministre alluma sa pipe, monta à cheval, et s’en retourna chez lui.

Quand l’écuyer eut achevé sa méridienne, il fit prier sa fille de venir lui jouer du clavecin. Elle s’en excusa sur un violent mal de tête ; il n’insista point. Sophie avoit rarement besoin de solliciter deux fois sa complaisance. Il l’aimoit si passionnément, qu’en contentant ses désirs, il se procuroit à lui-même la plus vive satisfaction. Sophie étoit bien, comme il l’appeloit souvent, sa petite mignonne, l’enfant de son cœur, et elle méritoit ces doux noms, par le retour dont elle payoit sa tendresse. Toujours soumise aux moindres volontés de son père, l’amour filial lui rendoit sa déférence aussi agréable que facile. Quelqu’une de ses compagnes la railloit-elle sur l’importance qu’elle sembloit attacher à une obéissance si scrupuleuse ? « Vous auriez tort, lui disoit-elle, de croire que j’en tire vanité. Je ne fais que remplir mon devoir : je trouve d’ailleurs à m’en acquitter un vrai plaisir. Le plus doux pour moi est de contribuer au bonheur de mon père ; et si je puis m’applaudir de quelque chose, c’est d’en avoir la faculté, et non d’en faire usage. »

Cependant Sophie fut hors d’état, ce soir-là, de suivre le penchant de son cœur. Elle fit demander à son père la permission de ne point paroître à souper. L’écuyer se priva, non sans peine, de sa présence ; il vouloit toujours l’avoir à ses côtés, sauf le temps qu’il passoit à chasser, ou à boire. Pour tromper son ennui, et pour s’éviter lui-même, le pauvre homme envoya prier un fermier voisin de venir lui tenir compagnie.